C’est une recherche d’envergure qui met en cause une des plus puissantes agences européennes. L’accusé est Frontex, l’agence chargée des frontières extérieures de l’UE. Le terrain est sensible : celui de la protection des frontières extérieures européennes et du traitement réservé aux réfugiés et migrants qui y arrivent sans cesse.
Selon l’enquête menée par le site d’investigation allemand Correctiv, la télévision ARD et les journalistes britanniques du Guardian, Frontex tolère et se rend elle-même coupable de violations des droits fondamentaux de réfugiés. Les journalistes se fondent sur des rapports internes qu’ils ont pu consulter.
À l’origine des révélations se trouvent deux personnes cherchant à savoir si Frontex essayait vraiment de sauver des vies en Méditerranée, et qui mènent depuis lors une bataille pour plus de transparence : le journaliste allemand Arne Semsrott et l’Espagnole Luisa Izuzquiza, une militante du droit à l’information. Ensemble, à l’automne 2017, ils ont déposé la première plainte contre Frontex pour manquement à l’obligation de transparence.
Un terrible doute
Car il existe “un terrible doute, écrit Correctiv, dont les sauveteurs en mer parlent à demi-mot et qui entame la conscience de l’Europe : des bateaux chargés de la surveillance des frontières sont accusés d’éviter intentionnellement les endroits de Méditerranée où chavirent des embarcations de réfugiés et où des humains se noient et meurent. Est-ce possible ?”
Pour le savoir, les militants cherchent à consulter des informations théoriquement accessibles au public : les données de positionnement des navires au large. Or il s’agit là de “l’un des secrets les mieux gardés de Frontex”, explique Correctiv. L’agence refuse en effet de communiquer trop de détails sur ses interventions pour “éviter que des passeurs n’adaptent leurs stratégies en fonction”.
Mais s’il a fallu attendre juillet 2019 pour l’ouverture d’un procès devant la Cour de justice de l’UE au Luxembourg, les journalistes ont obtenu plus d’informations auprès d’une autre source : l’une des membres de l’Office aux droits fondamentaux de Frontex, qui centralise tous les signalements d’incidents aux frontières extérieures. Il compte aujourd’hui neuf collaborateurs.
Blessures et viols près des frontières
La lecture des rapports révèle “d’innombrables cas de migrants retrouvés morts près des frontières extérieures européennes par la police des frontières, de viols dans les camps de réfugiés, de blessures infligées par les agents de sécurité aux frontières des États membres européens”. Il est question notamment de violences commises par les autorités frontalières en Hongrie ou en Grèce, que Frontex n’est pas parvenue à empêcher.
Mais des exactions de membres mêmes de l’agence sont également pointées du doigt. La chaîne de télévision allemande ARD rapporte ainsi les révélations d’un rapport interne sur ce qui peut se passer sur les vols d’extradition de Frontex : contrairement au règlement, des mineurs non accompagnés sont expulsés. L’utilisation abusive de menottes est également incriminée. Exemple : “Jusqu’à sept agents de police pour reconduire un candidat à l’expulsion, exerçant des pressions sur sa tête et lui cachant à plusieurs reprises les yeux.” Une pratique qualifiée dans le rapport d’“inacceptable”.
Pourtant, Frontex n’a jamais eu recours à son droit de retirer son propre personnel des endroits où des violations des droits humains sont constatées et faire ainsi pression sur les États en cause, précisent les journalistes.
Cette inaction, couplée à l’opacité, inquiète d’autant plus que l’agence européenne est en pleine expansion, explique Correctiv. Fondée en 2004, elle devrait voir son budget grimper à 1,6 milliard d’euros en 2021 et son personnel augmenter à 10 000 employés (contre 1 500 aujourd’hui). “Il y a un consensus au sein de l’UE sur le fait qu’il faut plus d’argent, plus de fonctionnaires, plus de navires, et plus de matériel technique pour Frontex”, peut-on lire sur le site d’information allemand.
C’est le Guardian qui se penche davantage sur les futurs scénarios possibles. “L’agence investit massivement dans la surveillance aérienne. Aucun passage de frontière ne passera inaperçu, surtout en Méditerranée. Et les réfugiés pourront déjà être repérés dans des territoires hors du domaine d’intervention de Frontex. […] Avec un champ de compétences élargi, il est même envisageable que des policiers de Frontex soient bientôt stationnés dans des pays tel que le Niger, la Tunisie ou la Libye” – et que l’agence européenne collabore de la sorte avec des États parfois peu respectueux des droits de l’homme.
Courrier International
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.