Il était « frère n° 2 », le maître d’œuvre de la machine de mort du régime khmer rouge, qui a plongé le Cambodge dans l’horreur, entre 1975 et 1979. Le bras droit de Pol Pot, condamné à la prison à vie pour « crimes contre l’humanité » et « génocide », est mort, le dimanche 4 août, à Phnom Penh, où il était incarcéré depuis 2007. Il avait 93 ans.
Nuon Chea naît sous le nom de Lao Kim Lorn, le 7 juillet 1926, à Voat Kor, un petit village proche de Battambang, la deuxième ville du Cambodge. Son père, d’origine chinoise, était négociant en maïs ; sa mère, khmère, couturière attachée à un temple. En 1941, la Thaïlande, alliée du Japon pendant la seconde guerre mondiale, annexe Battambang. Nuon Chea apprend la langue de l’occupant, puis part pour Bangkok, où il commence des études de droit, à l’université de Thammasat. Après 1945, il occupe des fonctions subalternes dans l’administration du royaume.
Il adhère au mouvement de jeunesse du Parti communiste thaïlandais, puis rejoint le Cambodge, où il intègre la résistance contre la France, puissance coloniale. C’est là qu’il rencontre Saloth Sar, le futur Pol Pot. Avec une poignée de révolutionnaires, ils forment le noyau dur du Parti révolutionnaire du peuple khmer, fondé clandestinement en 1951.
« Révolution de la forêt »
La guerre d’Indochine permet aux communistes de s’implanter dans le pays, rural, pauvre et dont l’organisation est quasi féodale. La mouvance communiste, elle, est traversée par des courants rivaux, qui persistent après l’indépendance, obtenue en 1953 par le roi Norodom Sihanouk. Tou Samouth, le dirigeant du parti, un modéré, est tué dans des circonstances troubles en 1960. Pol Pot prend sa suite, Nuon Chea devient son numéro deux.
Pendant la guerre du Vietnam, l’idéologie des communistes cambodgiens s’affirme : la « révolution de la forêt » sera radicale, basée sur l’autosuffisance et, surtout, authentiquement khmère – débarrassée, donc, de l’influence des communistes vietnamiens. En 1970, le général Lon Nol renverse Norodom Sihanouk, qui appelle aussitôt la population à se soulever. De nombreux paysans, qui adulent l’ancien roi, rejoignent l’insurrection des Khmers rouges. Plus tard, Nuon Chea se vantera d’avoir aussi réussi à enrôler de nombreux moines bouddhistes, en leur promettant de défendre la religion. Dans certaines des zones qu’ils contrôlent, pourtant, les révolutionnaires ont déjà défroqué les moines et interdit les rituels bouddhiques.
En 1975, les Khmers rouges prennent Phnom Penh, ville qu’ils évacuent le jour même, jetant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sur les routes. Dans l’organigramme du « Kampuchéa démocratique », Nuon Chea est le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le « Parlement » du nouveau régime. Cette fonction est toute théorique : en presque cinq ans, l’ARP ne sera convoquée qu’une seule fois, en 1976. Le véritable rôle de Nuon Chea est de superviser l’appareil de sécurité, une redoutable toile d’araignée de prisons, centres de torture et sites d’exécution. S’il n’a jamais mis les pieds dans aucun d’entre eux, il est néanmoins le supérieur direct de Douch, chef de la sinistre prison S-21, à Phnom Penh, dans laquelle au moins 17 000 personnes ont été détenues et torturées, avant d’être exécutées.
Rituel macabre
Quelle a été l’implication de Nuon Chea dans les crimes commis à S-21 ? Contre toute évidence, l’idéologue khmer rouge a nié avoir eu connaissance de l’existence de la prison. Les deux premières années, le supérieur de Douch est Son Sen, le chef de la police secrète. Il est probable qu’à l’époque les comptes rendus d’interrogatoires, où les accusés s’accusaient, sous la torture, des crimes les plus absurdes, étaient déjà remis à Nuon Chea. Quoi qu’il en soit, dès le 15 août 1977, ce dernier devient l’unique interlocuteur de Douch.
Entre les deux hommes, un rituel macabre se met en place. Une à deux fois par semaine, Douch se rend dans le bureau de Nuon Chea. Ensemble, ils font le point sur les interrogatoires en cours, les aveux arrachés aux prisonniers et les mises à mort.
Celles-ci sont systématiques : « Nuon Chea m’avait fait savoir clairement que tous ceux qui étaient envoyés à S-21 devaient être exécutés », a expliqué Douch par la suite. Quand ils ne se rencontrent pas, ils communiquent par messages écrits, transmis par coursiers. Nuon Chea indique à Douch la teneur des aveux qu’il se doit d’obtenir ou donne des instructions précises, comme celle de ne pas brutaliser tel ou tel prisonnier. De temps à autre, il exige qu’une photo des cadavres lui soit remise, en guise de preuve d’exécution. Lorsque les Khmers rouges arrêtent quatre Occidentaux égarés dans les eaux territoriales cambodgiennes, Nuon Chea exige que les « longs nez » soient « écrasés » et leurs corps brûlés. Dans leurs aveux, les touristes avaient « confessé » travailler pour l’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine.
Outre son rôle dans les atrocités commises à S-21, Nuon Chea a contribué à bâtir l’idéologie du Kampuchéa démocratique, un communisme brutal dominé par une obsession raciste. C’est lui qui assure la formation des cadres du parti, lors de séminaires organisés à Phnom Penh. Dès 1975, il explique en public la volonté du Parti de fermer les pagodes et d’envoyer les moines travailler dans les rizières. Il insiste aussi sur l’objectif de « briser » les Chams, une ethnie musulmane.
Mais c’est la haine des Vietnamiens qui constitue la colonne vertébrale de sa pensée. Selon lui, Hanoï n’a jamais abandonné son ambition de dominer la péninsule indochinoise et d’« exterminer la race » cambodgienne. Avec le voisin communiste, officiellement un « pays frère », une guerre secrète a d’ailleurs éclaté : les Khmers rouges se livrent à des massacres de soldats et de civils vietnamiens dans les zones frontalières. Ceux qui sont capturés sont envoyés à S-21. Nuon Chea exige que leurs « aveux » soient enregistrés, puis diffusés à la radio.
Paranoïa
A mesure que la situation sur le front se dégrade, les dirigeants khmers rouges sont dépassés par leur paranoïa. De vastes purges sont organisées pour débusquer les « traîtres ». A la manœuvre, le Comité militaire, dirigé par Pol Pot. Nuon Chea a toujours nié en avoir été membre – devant les juges d’instruction, plusieurs témoins ont affirmé le contraire. Dans l’est du pays, les autorités procèdent à des déplacements massifs de la population. Les uns après les autres, les cadres sont « invités » à se rendre à Phnom Penh. Là, ils sont enfermés à S-21, torturés jusqu’à ce qu’ils dénoncent d’autres « traîtres » qui seront, à leur tour, appréhendés. Ceux qui occupent un rang peu élevé sont abattus sur place.
Les purges accélèrent la débâcle. Avec le Vietnam, la guerre est officiellement déclarée le 25 décembre 1978 – en réalité, elle dure déjà depuis plus de quatre ans. Deux semaines plus tard, le 7 janvier 1979, les forces de Hanoï entrent à Phnom Penh. Avec les autres dirigeants khmers rouges, Nuon Chea s’est enfui, après avoir brûlé toutes ses archives. Il ignore que Douch, qui gardait consciencieusement des copies de toute sa correspondance, va les laisser, en évidence, dans les bâtiments de S-21.
Comme les autres caciques du régime, Nuon Chea rejoint la lutte armée contre le nouveau régime, également communiste, mais aligné sur le Vietnam. Quelques années plus tard, le parti s’autodissout. L’ex-marxiste doctrinaire se montre désormais pragmatique : « Le communisme n’était qu’une voie vers le patriotisme », assure-t-il lors d’une session d’éducation politique. Les Khmers rouges, qui avaient aboli la monnaie, prospèrent désormais dans leurs fiefs, à la frontière thaïlandaise, en trafiquant des pierres précieuses, du bois rare et des antiquités khmères. Les pays occidentaux, qui refusent de reconnaître le gouvernement provietnamien au pouvoir à Phnom Penh, leur apportent une aide discrète et leur assurent le siège du Cambodge aux Nations unies.
Emprisonné à Phnom Penh
La fin de la guerre froide rebat les cartes. Après les accords de paix de Paris de 1990, Norodom Sihanouk rentre au Cambodge et remonte sur le trône. Les clans ennemis se partagent le pouvoir, à l’exception des Khmers rouges, qui refusent de participer aux élections de 1993. Dans le jeu géopolitique, les anciens Khmers rouges cessent d’être utiles et deviennent gênants. Divisés, affaiblis, ils négocient leur reddition avec Hun Sen. En 1998, six mois après la mort de Pol Pot, Nuon Chea se rallie au gouvernement, avec Khieu Samphan, l’ex- « chef d’Etat » du Kampuchéa démocratique. L’ex-idéologue s’établit près de Païlin, un des derniers fiefs khmers rouges, qui continue de bénéficier d’un certain degré d’autonomie.
En faisant allégeance au premier ministre Hun Sen, les derniers dirigeants des Khmers rouges ont-ils obtenu une promesse d’impunité ? Si c’est le cas, celle-ci n’a pas été tenue. En 2007, après des années de négociations entre le Cambodge et les bailleurs de fonds internationaux, un tribunal parrainé par l’ONU est mis sur pied. Nuon Chea est arrêté, de même que Khieu Samphan, Ieng Sary (l’ex-ministre des affaires étrangères) et son épouse, Ieng Thirith (ex-ministre des affaires sociales). Emprisonné à Phnom Penh, Nuon Chea refuse de coopérer avec la justice, se contentant de nier les faits.
Son équipe d’avocats internationaux, elle, est aussi prolixe que Nuon Chea est muet. Ceux-ci lancent une guérilla procédurière et agressive contre le tribunal, multipliant les outrances. En 2014, Nuon Chea est néanmoins condamné à la prison à la perpétuité pour « crimes contre l’humanité », une peine confirmée en 2016 en appel. Deux ans plus tard, les juges le déclarent coupable de « génocide », en raison des crimes commis à l’encontre de la minorité vietnamienne.
Adrien Le Gal et Francis Deron (1953-2009)
Dates
7 juillet 1926 Naissance près de Battambang
1951 Création du Parti révolutionnaire du peuple khmer
1960 Devient numéro 2 du mouvement khmer rouge
1975 Chef de l’appareil de sécurité
2007 Emprisonné à Phnom Penh
2014 Condamné à la prison à vie
2019 Mort à l’âge de 93 ans
« C’était des ennemis du peuple »
En décembre 1998, peu après son ralliement au gouvernement de Phnom Penh, Nuon Chea tient une conférence de presse en compagnie de Khieu Samphan, l’ex-chef d’Etat du régime khmer rouge. Alors que ce dernier vient de bredouiller qu’il était « vraiment désolé » pour les atrocités commises entre 1975 et 1979, Nuon Chea prend la parole : « Nous sommes très désolés, non seulement pour les vies humaines, mais aussi pour les vies d’animaux perdues pendant la guerre. » Maladresse ou provocation ? Cette déclaration adressée aux victimes ne sera suivie d’aucun acte de contrition. En 2001, Nuon Chea justifie d’ailleurs les purges, qui visaient, selon lui, les « ennemis du peuple » : « Ces gens étaient considérés comme des criminels (…). Ils ont été tués et éliminés. Si nous les avions laissé vivre, la ligne du parti aurait été compromise », affirme-t-il en 2001 au journaliste cambodgien Thet Sambath, qui en tira un film, Enemies of the People. Après son arrestation, Nuon Chea a d’abord affirmé aux juges qu’il souhaitait « éclairer le monde sur la vérité », mais il s’est ensuite réfugié dans le silence. Refusant de rencontrer les experts psychiatriques, ces derniers se sont contentés de noter l’absence d’antécédent de trouble mental.