L’unique femme ayant occupé un poste d’importance dans le régime des Khmers rouges, Ieng Thirith, est morte samedi 22 août, à Pailin, au Cambodge. L’ancienne ministre des affaires sociales du régime de Pol Pot avait 83 ans et souffrait de la maladie d’Alzheimer.
En 2007, elle avait été arrêtée à Phnom Penh avec son mari, Ieng Sary, ex-ministre des affaires étrangères du gouvernement khmer rouge (1975-1979), sur décision du tribunal international chargé de juger les hauts responsables d’un régime dont les quatre années au pouvoir ont provoqué la mort d’au moins 1,7 million de personnes.
Ieng Thirith devait répondre plus tard devant ces Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) des accusations de « génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ». A ses côtés, outre son mari, ont comparu l’ancien chef de l’Etat du régime, Khieu Samphan, et l’ex-« frère numéro deux » du système, Nuon Chea. Condamnés à la prison à perpétuité en août 2014, ces derniers attendent le jugement de leur second procès. Ils sont les deux derniers membres de la haute hiérarchie khmère rouge encore vivants, Ieng Sary étant décédé en mars 2013.
Ieng Thirith avait finalement été déclarée trop malade mentalement pour continuer à rester emprisonnée et à être jugée. En 2012, elle avait été définitivement relâchée, tout en restant cependant placée sous contrôle judiciaire.
« Un membre influent »
Née Khieu Thirith en 1932, dans la province de Battambang (nord-ouest du Cambodge), cette femme eut une position d’autant plus importante au sein du régime qu’elle était non seulement l’épouse du ministre des affaires étrangères, mais également la belle-sœur de Pol Pot, « frère numéro un », qui avait épousé sa sœur Ponnary.
Ieng Thirith avait été membre du « cercle marxiste » de Paris, constitué par des étudiants cambodgiens, dont une partie – Pol Pot, Khieu Samphan et Ieng Sary – deviendront les futurs dirigeants khmers rouges. Elle avait étudié la littérature anglaise à la Sorbonne, devenant la première spécialiste khmère de Shakespeare.
Revenue à Phnom Penh en 1957, elle y devient professeur avant d’ouvrir une école privée. Mais elle prend ensuite le maquis en compagnie de Ieng Sary. Dans les années 1960, elle rejoint les Khmers rouges dans les jungles cambodgiennes. En 1975, après la chute de Phnom Penh aux mains des communistes, elle est nommée au poste de ministre des affaires sociales du régime.
Même si elle ne faisait pas partie du Comité permanent du bureau politique, l’instance suprême de la dictature, Ieng Thirith ne pouvait être dans l’ignorance des crimes de masse perpétrés à l’époque. « Un jour, raconte Philip Short, journaliste et biographe de Pol Pot, elle voyagea dans le nord-ouest du Cambodge. A son retour, elle rapporta à Pol Pot que les gens y mouraient de faim. Mais sa conclusion fut que cette situation était l’œuvre des “saboteurs vietnamiens”. »
« Ieng Thirith n’était pas un individu passif qui devait son statut au fait qu’elle avait épousé Ieng Sary et que sa sœur était la femme de Pol Pot », affirme Youk Chhang, directeur du Centre de documentation du Cambodge, qui poursuit des recherches sur les atrocités commises par les Khmers rouges. « C’était un membre influent du Parti [communiste du Kampuchéa démocratique] qui exerçait un pouvoir au niveau national en tant que ministre des affaires sociales. » Ce poste lui permettait d’assurer un contrôle très strict sur les fournitures de médicaments, ce qu’elle fit au mépris des besoins d’une population mal nourrie et affaiblie par les travaux forcés ou le manque de soins et d’hygiène.
Elle a vraisemblablement été responsable de purges de fonctionnaires au sein de son ministère, ce qui équivalait à l’époque à une quasi-condamnation à mort. Elle aurait également été l’une des instigatrices des réglementations draconiennes sur le mariage, conduisant notamment à des cérémonies de mariages forcés de masse.
Jusqu’au bout, avant que la maladie ne provoque des dommages irréparables sur sa faculté de raisonner, Ieng Thirith défendit son innocence devant le tribunal. « Je ne sais pas pourquoi une bonne personne comme moi est accusée de tels crimes », dit-elle un jour, en 2009, devant ses juges, avant de se mettre à hurler, promettant à ses accusateurs d’être « maudits jusqu’au septième cercle de l’enfer ».
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)