C’est une stèle de verre discrète, presque anonyme, dans un recoin du parc de Choisy, au cœur du 13e arrondissement de Paris. Inaugurée le 17 avril par la maire Anne Hidalgo, en compagnie de représentants de la diaspora cambodgienne en France, elle rappelle aux quelques passants qui s’y arrêtent l’horreur de crimes commis à 10 000 km de là, il y a quarante-trois ans.
Episode burlesque
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges vidaient la ville de Phnom Penh de ses habitants, jetant hommes, femmes, enfants, vieillards et malades sur les routes. Pendant les trois ans, huit mois et vingt jours qu’a duré leur règne, les révolutionnaires communistes se sont rendus responsables de la mort d’au moins 1,7 million de personnes. Cette petite stèle, qui vient s’ajouter aux nombreux monuments commémoratifs parisiens, est « la première en Europe » à rendre hommage aux victimes des Khmers rouges, selon Anne Hidalgo.
Quelques mois plus tôt, à Phnom Penh, se déroulait un épisode burlesque. Fin janvier, en toute discrétion, la municipalité déboulonnait une statue, inaugurée quelques semaines auparavant face à l’ambassade de France. L’ouvrage de l’artiste franco cambodgien Séra, intitulé A ceux qui ne sont plus là, était aussi le premier du genre à être érigé dans l’espace public. Son emplacement avait été négocié et choisi avec soin : c’est là que, réfugié à l’ambassade de France, l’adolescent, âgé de 13 ans, a vu son père pour la dernière fois, le 17 avril 1975, avant que celui-ci ne soit déporté, puis tué.
La sculpture « A ceux qui ne sont plus là » de l’artiste franco-cambodgien Séra, inaugurée en janvier devant l’ambassade de France, à Phnom Penh. JEAN-FRANÇOIS PERIGOIS
L’ouvrage ne sera resté sur place que deux petits mois. La municipalité, arguant d’un problème de place et d’un projet de parc, a réinstallé la statue dans le Musée de S-21, l’ancien centre de détention et de torture du régime khmer rouge. Une décision qui indigne Youk Chhang, directeur de l’ONG Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam). Rescapé des Khmers rouges, rentré au pays dans les années 1990 après avoir étudié aux Etats-Unis, il milite ardemment pour que des monuments commémoratifs d’art contemporain soient érigés dans l’espace public. « Le génocide n’a pas eu seulement lieu à S-21, rappelle-t-il. Y installer la statue ne sert pas la mémoire des victimes, et les touristes aussi risquent de se demander ce qu’elle fait là. »
Surtout, cette sculpture n’avait rien d’un aménagement urbain comme un autre. Son installation répondait à une décision de justice, rendue en 2014 par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), le tribunal parrainé par l’ONU chargé de juger, depuis 2007, les anciens hauts responsables du régime khmer rouge. Le monument était considéré comme une des « réparations » des crimes commis, celles-ci ne pouvant être que « collectives » et « morales » – en aucun cas sonnantes et trébuchantes. Et, comme aucun des accusés n’avait accumulé de fortune personnelle, c’est la France, en partenariat avec plusieurs associations, qui avait financé l’ouvrage de Séra.
Mise en scène de l’horreur
La sculpture a donc rejoint, en janvier, le Musée de S-21, connu pour ses portraits de prisonniers photographiés avant leur exécution et ses salles de torture au carrelage maculé de sang séché. Reste que ce lieu, peu fréquenté par les Cambodgiens, n’est guère propice au recueillement. La plupart des visiteurs sont des touristes étrangers, au comportement parfois désinvolte. Dans ces murs où ont été torturées quelque 18 000 personnes, des écriteaux viennent ainsi rappeler qu’il n’est pas opportun de rire, ni d’écrire sur les murs.
Par ailleurs, à S-21, la mise en scène de l’horreur est avant tout politique – offrant un gage de légitimité au régime actuel, qui a succédé à celui des Khmers rouges en 1979. Des crânes sont toujours exposés dans des vitrines, bien que l’ancien roi Norodom Sihanouk n’ait cessé, de son vivant, de réclamer qu’ils soient incinérés pour permettre aux « âmes errantes » de trouver la paix. Sur le site de l’ancien charnier de Choeung Ek, en périphérie de la capitale, et dans plusieurs villes de province, des ossuaires transparents ont été érigés dans les années 1980, en contradiction avec les coutumes cambodgiennes.
« Dans cette culture animiste et bouddhiste, il est important de ne pas figer les victimes dans le passé, ce qui les empêche d’intégrer le cycle des réincarnations », relève Anne Guillou, chercheuse au CNRS
Pourquoi tant de divisions sur la manière de commémorer des atrocités unanimement condamnées ? Anne Guillou, chercheuse au CNRS, y voit avant tout un malentendu lié à un choc des cultures. « Les Occidentaux qui lancent des projets dans le pays partent souvent du principe que rien n’a été fait avant, note-t-elle. Or les Cambodgiens n’ont pas la même approche dans leur façon de commémorer les événements de 1975-1979. Pour beaucoup, mettre en scène l’horreur, c’est la faire revenir. Dans cette culture animiste et bouddhiste, il est important de ne pas figer les victimes dans le passé, ce qui les empêche d’intégrer le cycle des réincarnations. Rien de pire, par exemple, qu’un monument aux morts sur lequel seraient gravés les noms des victimes, comme on en trouve en Europe ou aux Etats-Unis. La mémoire est partout au Cambodge. C’est une mémoire vivante, non discursive, qui prend surtout une forme religieuse et rituelle. Mais les Occidentaux ont du mal à la percevoir, car elle prend des formes très différentes de celles auxquelles ils sont habitués. »
La nature des « réparations »
L’approche occidentale du génocide khmer rouge est, par ailleurs, fortement influencée par celle des Cambodgiens qui ont fui le pays en 1975 et qui n’y sont rentrés que dans les années 1990, après le retour à la paix. En France, cette période est connue à travers les films du cinéaste Rithy Panh ou les livres écrits par des rescapés, également issus de la diaspora. Peut-on s’étonner, dès lors, que leur vision diffère de celle des Cambodgiens qui n’ont jamais quitté leur pays et ont enduré des décennies de pauvreté et de privations ?
Dans ce contexte, le débat porte moins sur la symbolique de la statue que sur la nature même des « réparations » ordonnées par le tribunal. « J’ai assisté à une réunion d’information organisée par le tribunal international, avec une avocate française, pour informer les parties civiles, à Pursat [dans l’ouest du pays], raconte Anne Guillou. Lorsqu’il a été question des réparations, les villageois ont demandé s’il pouvait s’agir d’engins agricoles, ou de cartes d’accès aux soins gratuits. Ils étaient très déçus quand on leur a indiqué que ces réparations ne seraient que symboliques. » De fait, si les Occidentaux font grand cas de ce tribunal – pour lequel ils ont dépensé plusieurs centaines de millions d’euros –, les Cambodgiens s’intéressent très peu à ses travaux, malgré l’action des ONG qui invitent des villageois à assister aux débats.
Faut-il juger les anciens dirigeants khmers rouges avant leur mort, afin d’envoyer un message contre l’impunité ? Doit-on conserver les crânes des victimes dans des ossuaires, ou au contraire incinérer les morts pour soulager les tourments des âmes errantes ? Est-il utile de construire des œuvres d’art commémoratives ?
Des logiques contradictoires se rencontrent sur les questions mémorielles, tandis que, dans un pays marqué par la pauvreté et les inégalités, les questions d’argent ne sont jamais loin. Fin avril, une polémique a éclaté à propos des agences de presse étrangères, accusées de tirer profit du génocide en vendant à leurs clients des photos des prisonniers de S-21. Le quotidien anglophone Phnom Penh Post a rappelé à cette occasion que l’auteur des clichés, un ancien cadre khmer rouge encore en vie, revendique toujours d’en toucher les droits.
Adrien Le Gal