Elles étaient des centaines de milliers, le 9 août 2018, pour réclamer devant le Congrès que les sénateurs votent la légalisation de l’avortement. En vain. A cinq voix près, le projet de loi était repoussé. « Sera ley ! » (« ce sera légal »), avaient alors scandé les manifestantes comme une incantation, estimant qu’il ne s’agissait que d’une question de temps pour que la loi soit finalement votée.
Un an après, les femmes ne peuvent toujours pas interrompre volontairement leur grossesse en Argentine. Et le sujet est absent de la campagne des élections présidentielle et législatives du 27 octobre. Pourtant, les mobilisations massives qui ont eu lieu tout au long de 2018 et les multiples débats autour du projet de loi ont eu un effet inattendu : l’augmentation exponentielle des avortements légaux permis par le code pénal.
La loi actuelle, qui date de 1921 et que le mouvement féministe voudrait élargir, dépénalise l’avortement dans deux situations : en cas de viol et en cas de danger pour la santé ou la vie de la femme enceinte. Mais il était pratiquement impossible, jusqu’à il y a peu, d’avoir recours à ce que l’on appelle une « interruption légale de grossesse » (ILG, à différencier de l’interruption volontaire, l’IVG), tant les médecins craignaient des procès. Les femmes, ignorantes de leurs droits, avortaient donc, mais dans la clandestinité. Les centres publics de santé pratiquaient très peu d’ILG.
« Machisme » au nord-ouest
Et c’est ce qui a changé après les débats et les manifestations de 2018. Dans la ville de Buenos Aires, selon les chiffres des autorités sanitaires locales, le nombre d’ILG est passé de 91 en 2014 à 4 821 en 2018. Soit une augmentation de plus de… 5 200 %. Dans la province de Santa Fe, à 400 km au nord de la capitale, l’augmentation est de 2 800 % entre 2013 (76 ILG) et 2018 (2 138). Et cet accès accru à des avortements pratiqués dans de bonnes conditions sanitaires a eu une incidence sur la santé des femmes. A Santa Fe, en 2013, dans 80 % des cas il y avait des complications, alors que ce taux est tombé à 10 % en 2018.
Un autre indicateur est à prendre en compte. Il s’agit du nombre d’appels au numéro gratuit créé par le ministère de la santé concernant des ILG. Ce nombre a augmenté de 500 % entre le premier semestre de 2017 et le premier semestre de 2019, selon des chiffres obtenus par Le Monde auprès de ce centre d’appels. Entre 2017 et 2018, l’augmentation est de 150 % dans tout le pays.
L’accès à l’avortement légal a été facilité depuis quelques années. En 2012, après plusieurs cas d’adolescentes violées auxquelles l’hôpital public avait exigé une autorisation judiciaire pour une ILG, la Cour suprême avait donné raison à l’une d’elles et rappelé, dans un verdict historique appelé « FAL », que cette autorisation n’est pas nécessaire pour avorter dans les cas définis par la loi de 1921. La Cour avait également ordonné au pouvoir exécutif l’élaboration d’un protocole de soins pour les ILG, destiné aux centres de santé publics et privés. Le ministère de la santé s’était exécuté en 2015.
Mais encore fallait-il que l’information circule parmi les femmes. Les débats de 2018 l’ont permis. Avant le vote – positif – à la Chambre des députés, le 14 juin 2018, environ 700 experts avaient défilé devant les parlementaires pour exposer leurs arguments pour ou contre la nouvelle législation. Ces miniconférences, suivies de débats, avaient été filmées et visionnées par des centaines de milliers de personnes. Pendant des mois, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse avait été au centre de tous les débats, dans la rue, à la télévision ou sur les réseaux sociaux.
« Le mouvement féministe a installé le sujet dans le débat public alors que jusque-là, il était tabou, et les femmes sont à présent beaucoup plus conscientes de leurs droits », explique Dolores Fenoy, fondatrice de la ligne gratuite 0800 Salud Sexual. Les chiffres montrant une augmentation des ILG cachent pourtant des disparités régionales très importantes. Seules onze des vingt-quatre provinces ont adhéré au protocole d’accès à l’interruption légale de grossesse – la santé, dans ce pays fédéral, relevant de l’autorité des régions. Sept n’y ont pas adhéré et six ont leur propre protocole.
« Les femmes sont à présent beaucoup plus conscientes de leurs droits »
L’accès à un avortement légal dépend encore de la bonne volonté des médecins, de la direction des hôpitaux, des responsables des services de gynécologie. « Avec ses 46 centres de soin et ses 32 hôpitaux, la ville de Buenos Aires fait figure de Suisse à l’échelle du pays, souligne Dolores Fenoy. Mais les provinces du nord-ouest, elles, relèvent d’une logique plus machiste et patriarcale, où l’influence de l’Eglise et, de plus en plus, des évangéliques, se fait beaucoup sentir. »
« Dépénalisation sociale »
A Rio Negro, une province de Patagonie plus progressiste qui est dotée depuis 2011 d’une loi régulant les ILG, un gynécologue a été reconnu coupable en mai de manquement à ses devoirs de fonctionnaire : il avait refusé de pratiquer un avortement à une jeune femme de 19 ans violée par un membre de sa famille. « Mais dans les provinces conservatrices, les professionnels de la santé ont de plus en plus peur des représailles et des procédures d’organisations anti-IVG, comme ces médecins qui sont poursuivis pour homicide aggravé à Tucuman, regrette la gynécologue Adriana Alvarez, coordinatrice du programme national de santé sexuelle et membre de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement – le collectif de 500 ONG à l’origine du projet de loi débattu en 2018 et présenté à nouveau en mai. A Tucuman, les ILG se pratiquent en secret, de nuit, pour ne pas attirer l’attention des opposants. »
Car si, d’un côté, l’Argentine connaît une « dépénalisation sociale » de l’avortement, les conservateurs, eux, ont redoublé d’efforts pour lutter contre la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, et veulent même revenir sur la loi de 1921. Fin 2018, un projet de loi régional déposé à Tucuman – finalement repoussé car allant à l’encontre du code pénal national – avait pour but d’interdire les avortements en cas de viol.
Les femmes continuent d’avorter le plus souvent dans la clandestinité.
Malgré la hausse des ILG, les femmes continuent d’avorter le plus souvent dans la clandestinité : environ 355 000 avortements ont lieu tous les ans, selon la dernière estimation du ministère de la santé (rétrogradé au rang de secrétariat en septembre 2018), et des dizaines en meurent chaque année. « La loi de 1921 ne suffit pas, martèle Adriana Alvarez. Il faut absolument que les femmes puissent avoir accès à l’avortement sans avoir à fournir d’explication. »
Angeline Montoya (Buenos Aires, Tucuman, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 09 août 2019 à 03h50 - Mis à jour le 09 août 2019 à 12h58 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/09/en-argentine-hausse-exponentielle-des-interruptions-legales-de-grossesse_5497866_3210.html
Un numéro gratuit pour favoriser l’accès à l’avortement légal en Argentine
Le « 0800 Salud Sexual » a été mis en place au sein du ministère de la santé argentin pour répondre aux nombreuses questions sur tous les sujets liés à la santé sexuelle.
Manifestation en faveur de l’avortement, à Buenos Aires, le 19 février.
Dans un pays où l’interruption de grossesse n’est permise que dans certains cas, mais où les médecins craignent d’être poursuivis s’ils en pratiquent, comment savoir qui consulter pour ne pas finir dans le circuit clandestin – et extrêmement dangereux – de l’avortement ? C’est pour répondre à ce genre de questions que Dolores Fenoy a mis en place en 2010, au sein du ministère de la santé argentin, un numéro de téléphone gratuit.
Le « 0800 Salud Sexual » permet de s’informer sur tous les sujets liés à la santé sexuelle : méthodes contraceptives, violence sexuelle ou obstétricale, droits des personnes LGBT, cancer du sein ou du col de l’utérus, mais également accès à l’« interruption légale de grossesse » (ILG), ces avortements permis depuis 1921 (en cas de viol ou de danger pour la santé ou la vie de la femme enceinte). « Ce n’est pas simplement un centre d’information, c’est un véritable cabinet de consultation », corrige cette femme à la retraite depuis 2018 qui continue de militer pour la légalisation de l’avortement. Il est principalement destiné aux femmes défavorisées. « Les autres avortent discrètement dans des cliniques privées moyennant de grosses sommes d’argent », souligne Mme Fenoy.
Les personnes enceintes qui craignent pour leur santé si elles poursuivent leur grossesse, ou qui ont été violées, sont orientées vers les centres de santé dont Dolores Fenoy sait qu’ils pratiqueront une ILG sans problème. « La loi actuelle est en fait très large, et comme l’a rappelé la Cour suprême en 2012, il faut donner au mot “santé” l’interprétation qu’en fait l’Organisation mondiale de la santé, c’est-à-dire non seulement l’absence de maladie, mais “un état de complet bien-être physique, mental et social” », souligne-t-elle. Cela revient, en théorie, à permettre l’avortement dans la plupart des situations, comme un état psychique de grande détresse ou des difficultés économiques.
Le ton des patientes a changé
« J’ai mis des années à faire la liste des médecins qui pratiquent des avortements légaux dans tout le pays, précise-t-elle. Quand il s’agit de services dans les hôpitaux, j’ai noté leur emplacement exact, l’étage, s’il faut tourner à droite ou à gauche, pour donner une information la plus précise possible à des patientes souvent désorientées. »
Bien sûr, des militants anti-choix qui ont eu connaissance de l’existence de ce numéro gratuit tentent régulièrement de prendre en défaut ses quinze employés pour prouver que ce centre favorise des avortements hors du cadre légal. « Ils appellent pour dire : “Je suis enceinte et je dois partir en vacances, je veux avorter, où est-ce que je peux aller ?”, raconte Yamila Picasso, une des employées. Bien sûr, nous ne tombons pas dans les pièges, ils sont trop faciles à détecter. »
Le ton des patientes a changé depuis les débats de 2018 sur la légalisation de l’avortement – repoussée par le Sénat. Et le nombre d’appels concernant une ILG a augmenté de 150 % entre 2017 et 2018. « Avant, elles n’osaient pas prononcer le mot “avortement”, elles faisaient des périphrases, parlaient d’un problème à résoudre, explique Dolores Fenoy. Aujourd’hui, elles connaissent leur droit, l’expriment et l’exigent. »
Angeline Montoya (Buenos Aires, Tucuman, envoyée spéciale)
• LE MONDE | 09.08.2019 à 10h47 • Mis à jour le 09.08.2019 à 13h10 :
https://abonnes.lemonde.fr/international/article/2019/08/09/un-numero-gratuit-pour-favoriser-l-acces-a-l-avortement-legal_5498002_3210.html