En pleine crise au Cachemire, l’Inde s’est offert un divertissement singulier : son premier ministre, Narendra Modi, est apparu sur les écrans de télévision en tenue d’aventurier, traversant une rivière sur un radeau. Jamais un dirigeant indien n’avait ainsi cassé les codes propres aux responsables politiques, confinés aux éternels kurta pyjamas – tuniques-pantalons – et aux podiums cérémonieux.
A 68 ans, M. Modi a réinventé son image dans l’émission « Man vs Wild » (« Seul face à la nature »), aux côtés de l’animateur britannique Bear Grylls qui, par le passé, avait aussi invité Barack Obama. Cet épisode très attendu a été diffusé le 12 août, sur la chaîne Discovery India. Le duo téméraire avait décidé de s’aventurer au cœur du parc national Jim-Corbett, au pied de l’Himalaya, dans un hommage à la vie sauvage.
Durant quarante et une minutes, les deux hommes ont progressé « seuls » – si ce n’est l’escouade de gardes du corps en arrière-plan – en évitant des dangers invisibles. La quête d’une camaraderie virile, entreprise par un Bear Grylls enthousiaste, s’est perdue dans le sourire indulgent de son aîné à la barbe blanche. Mais les deux compères ont uni leurs efforts pour confectionner une lance contre les attaques de tigres.
Comment ne pas trouver surréaliste l’image de M. Modi avançant, arme à la main, dans les hautes herbes ? Clou de l’épisode, la traversée d’une large rivière sur une embarcation précaire. Détrempé par une averse, le chantre du nationalisme hindou a affiché un calme olympien.
Car M. Modi sait survivre en eaux troubles. Cet épisode spécial de « Man vs Wild » avait déjà suscité la polémique : cet hiver, le parti d’opposition du Congrès a accusé le premier ministre de ne pas en avoir interrompu le tournage qui aurait eu lieu le 14 février, jour de l’attaque suicide perpétrée contre les forces de l’ordre (41 morts) à Pulwama, au Cachemire indien. Initialement prévue durant le scrutin législatif de mai et juin, la diffusion de l’émission a été reportée à des lendemains plus propices à la légèreté de l’exercice.
La légende de l’homme simple
Conforté par son triomphe électoral, M. Modi s’est offert aujourd’hui cette diffusion. « Il est extrêmement innovant, commente Ranjan Bargotra, président de l’agence de communication Crayons. En termes de construction d’image, cette émission est un événement formidable. » Selon l’intéressé, l’épisode avait pour but de « mettre en lumière la préservation environnementale et le changement climatique », et de transmettre à ses concitoyens son amour de la nature. En réaction, le Congrès l’a accusé d’« hypocrisie » et a rappelé que, depuis son arrivée au pouvoir en 2014, l’Inde est l’un des derniers pays dans l’Indice des performances environnementales.
L’émission a en tout cas davantage fait l’éloge de Narendra Modi que de la vie sauvage. Distillant des anecdotes, ce grand communicant a entretenu sa légende d’homme simple à l’enfance humble. Il a offert quelques perles, assurant être « satisfait de [sa] mission » ou n’avoir « jamais eu peur ». « M. Modi a voulu se projeter en homme fort et courageux, commente Nilanjan Mukhopadhyay, auteur d’une biographie à son sujet. C’est un grand narcissique. »
Le député Shashi Tharoor a quant à lui déjà souligné « le culte de la personnalité le plus extraordinaire de l’histoire de l’Inde moderne ». Le dirigeant populiste, qui refuse de donner des conférences de presse, continue à consolider son charisme dans le regard des Indiens.
Vallée verrouillée
Pendant ce temps, les projecteurs des médias se sont détournés plus encore de la crise au Cachemire indien, privé de moyens de communication, fermé à la presse étrangère et soumis à un couvre-feu. Les autorités craignant un soulèvement, la vallée rebelle reste verrouillée depuis la révocation, le 5 août, de son statut d’autonomie. Le gouverneur de l’Etat du Jammu-et-Cachemire, Satya Pal Malik, a précisé à la presse que le couvre-feu serait assoupli après la fête nationale de l’indépendance jeudi, mais que téléphone et Internet resteraient coupés.
Delhi, qui assure que la situation est calme, a accusé les chaînes d’information de la BBC et d’Al-Jazira d’avoir produit deux vidéos « trafiquées ». Leurs images montraient des foules dispersées à coups de lacrymogènes et de tirs de fusils à plomb par les forces de l’ordre, après la prière du vendredi à Srinagar. L’agence Reuters a avancé la présence de 10 000 personnes. Les jours suivants, les chaînes ont défendu l’authenticité de leurs reportages et les autorités ont admis, mardi, l’existence d’un incident, avec « des jets de pierres non provoqués contre les forces de sécurité ». La guerre de l’information fait rage.
Angeli de Rivoire (New Dehli, correspondance)