Il y a des moments, dans l’histoire d’une république, où celle-ci en est réduite à l’autoritarisme. Ni plus ni moins. Nous sommes en train de vivre un de ces moments au Cachemire. Et ce moment préfigure également la dégradation politique qui risque d’avoir lieu dans le reste de l’Inde. En abolissant l’article 370 [de la Constitution] et en modifiant ainsi le statut du Jammu-et-Cachemire, le gouvernement BJP [Bharatiya Janata Party, parti nationaliste hindou] montre sa vraie nature.
Nous avons là un État pour lequel la seule chose qui compte, c’est le pouvoir brut. Nous avons là un État qui n’accepte aucune contrainte issue de la loi, de la liberté ou de la morale. Nous avons là un État qui se moque de la démocratie et du débat. Nous avons là un État qui fonctionne sur le principe psychologique de la peur. Nous avons là un État prêt à faire des citoyens ordinaires de la chair à canon pour assouvir ses ambitions nationalistes perverses.
Le climat international est favorable
Le discours justifiant la mesure radicale prise à l’égard du Cachemire est familier : l’article 35A [qui interdisait aux non-Cachemiris de détenir des biens immobiliers] était discriminatoire et devait disparaître ; l’article 370 n’était pas un mécanisme d’intégration, mais un instrument au service du séparatisme ; l’État indien, malgré la violence terrible dont il a fait preuve par le passé, n’avait jamais eu le courage d’adopter une position ferme sur le Cachemire ; la radicalisation du territoire exige la répression ; le traitement réservé aux Pandits du Cachemire [les hindous qui avaient été contraints de fuir la région par la violence des organisations séparatistes au début des années 1990] n’a jamais été jugé ni puni ; le climat international est favorable ; faisons comme la Chine, rebâtissons des cultures, des sociétés entières ; profitons du fait que les droits de l’homme ne sont même plus une hypocrisie dans le système international ; montrons au Pakistan et aux talibans où est leur place ; débarrassons-nous de notre vieille pusillanimité ; c’est le moment de sauter sur l’occasion ; réglons cette affaire une bonne fois pour toutes, par la force s’il le faut.
Nombre de ces arguments contiennent une parcelle de vérité. Le statu quo présentait deux inconvénients : il ne tenait pas compte du bien-être des Cachemiris, qui subissent depuis deux générations une occupation militaire de fait, et il creusait le gouffre existant entre le Cachemire et le reste du pays. Il était donc inévitable que les choses bougent.
Une décision qui pourrait créer un précédent
La solution proposée est cependant assortie de toute une série de maux. Elle annihile la démocratie. Le fait que cette mesure ait été prise discrètement, dans des conditions de sécurité extrêmes et en l’absence totale d’information, donne une idée de son caractère néfaste.
Ce n’est pas l’aube d’un nouvel arrangement constitutionnel destiné à recevoir une allégeance librement consentie, c’est de la répression pure et simple. Cela rappelle l’idéologie nazie ou chinoise, qui considère le fédéralisme comme un obstacle à la puissance de l’État et l’homogénéité de la culture.
Songeons aux ramifications de cette mesure. L’Inde a trahi toutes ses promesses constitutionnelles. Le pays comporte plusieurs zones de fédéralisme asymétrique en dehors du Cachemire. La décision actuelle risque de créer un précédent qui permettra de les remettre toutes en question. Comment justifier qu’on accepte le fédéralisme asymétrique pour le Nagaland [un État du nord-est du pays] mais qu’on le refuse au Cachemire ?
La conséquence, c’est que le gouvernement peut unilatéralement faire de tout État un territoire de l’Union [administré directement par le gouvernement central]. C’est une première constitutionnelle. Nous sommes simplement une union de territoires de l’Union, lesquels ne sont des États que tant que le gouvernement central le veut bien.
Mais ne pinaillons pas là-dessus. Même si l’article 370 était abrogé, le projet de faire du Jammu-et-Cachemire un territoire de l’Union, même temporairement, est destiné à humilier une population déjà sous le joug. Il ne saurait exister d’État à majorité musulmane en Inde. On ne fait même plus confiance au Cachemire pour lui laisser le rang d’État. Cette mesure n’a pas pour objectif l’intégration, mais l’humiliation, et rappelle plus ou moins subtilement aux minorités quelle est leur place.
Vers une propagation de la radicalisation ?
Le jeu en vaut la chandelle s’il règle le problème, diront certains. Mais est-ce bien le cas ? On aura une paix morne, assurée militairement, que nous prendrons pour une victoire. Cette même armée derrière laquelle se cache actuellement tout patriote risque de souffrir encore plus – de se retrouver seule à maintenir l’unité de l’Inde.
Et même si on accepte la tragique nécessité de la force, cette force ne peut fonctionner que dans un cadre politique et institutionnel qui inspire une allégeance librement consentie et non la peur. Or, même si le Cachemire se résigne à son sort sous les coups de la puissance militaire, on ne peut exclure que la radicalisation se répande dans le reste du pays.
Il y a déjà des signes en ce sens. Le théâtre de la violence politique se déplacera. Compte tenu du délicat arc communautaire qui s’étend de l’Uttar Pradesh au Bengale et au Kerala, l’Inde paraîtra plus fragile.Car ce qu’indique fondamentalement le changement de statut du Cachemire, c’est que la démocratie indienne bat de l’aile.
Elle dégénère en majoritarisme, en pouvoir brut issu du scrutin ; elle ne comportera plus ces soupapes de sécurité que permettait l’inclusion. L’abdication de l’opposition ne fera qu’approfondir cette aliénation. Il n’y a plus de canaux pour la protestation. La plupart des partis dits fédéraux se sont révélés plus lâches que prévu. Le Congrès n’a jamais pu défendre quelque conviction que ce soit. Aucun d’entre nous n’est assuré d’être protégé par la Constitution. Le Parlement est un tableau d’affichage, pas un forum de débat.
La psyché perverse d’une civilisation en pleine insécurité
On verra ce que fera la Cour suprême, mais à en juger par ses dernières décisions, elle sera plus favorable à l’exécutif que l’exécutif lui-même. Le Cachemire, ce n’est pas que le Cachemire. Avec la loi sur la prévention des activités illicites, le registre des citoyens [qui risque de priver 4 millions de personnes de leur nationalité indienne], la communautarisation, Ayodhya [ville qui a été le lieu de conflits intercommunautaires], il ne représente qu’un élément de plus dans un schéma qui pousse l’État indien vers une situation où nul ne se sentira en sécurité. Pas seulement les Cachemiris, pas seulement les minorités, mais toute personne défendant la liberté constitutionnelle.
Le plus inquiétant, c’est que notre culture le permet. La machine de propagande relayée par les médias crache un crescendo qui appelle à verser le sang en qualifiant cela de nationalisme. Les sentiments humains deviennent plus grossiers et l’empathie est considérée comme pire que la violence.
La classe politique n’a pas la patience de trouver d’autres solutions. Le vieux système du Congrès pour traiter de ces questions apparaît tellement décrépit et corrompu que même la destruction totale des institutions et de la moralité serait mieux. Notre vie politique se caractérise par un esthétisme cruel où le mal audacieux est salué pour son audace et le bien banal méprisé pour sa banalité.
Ces propositions ne visent pas à résoudre un problème. Ce qui est en marche au Cachemire, c’est la psyché perverse d’une grande civilisation en pleine insécurité. Le BJP pense qu’il va indianiser le Cachemire. Ce à quoi nous risquons d’assister, c’est à la cachemirisation de l’Inde, en voyant l’histoire de la démocratie indienne s’écrire dans le sang et la trahison.
Pratap Bhanu Mehta Analyste politique, président du Centre for Policy Research à Delhi et contributeur régulier à The Indian Express.
Pratap Bhanu Mehta
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.