Depuis le matin de ce lundi 19 août, le ciel avait pris une teinte jaunâtre inhabituelle à Sao Paulo. Il était à peine un peu plus de 15 heures lorsque la plus grande ville du Brésil et ses environs ont basculé dans l’obscurité. « Un 19 août aux airs de 11 septembre », s’alarmait sur Twitter Mauro Paulino, le directeur de l’institut de sondage Datafolha. « Mais je délire sûrement ! », ironisait-il encore, face à l’indifférence des médias. Ce jour-là, même la garoa, le crachin caractéristique de la ville, n’était plus la même : l’eau de pluie était de couleur noire. L’analyse d’échantillons a conclu à la présence de particules typiques de la combustion de matières végétales.
Alors que tous les regards se tournent vers l’Amazonie en flammes, Ricardo Salles, le ministre de l’environnement de Jair Bolsonaro (extrême droite), crie au « sensationnalisme ». Les satellites de la NASA sont pourtant formels. Une couche de fumée venue de la forêt amazonienne, ainsi que de pays voisins comme la Bolivie – où 470 000 hectares sont partis en fumée en quelques jours dans la Chiquitania, une zone du département de Santa Cruz de la Sierra –, s’est bien posée sur les Etats de Sao Paulo, mais aussi du Mato Grosso do Sul et du Parana (sud), à la faveur du passage d’un front d’air froid, décrypte Joselia Pegorim, météorologiste au Climatempo, un service météo privé.
Même l’Institut national de météorologie, lié au ministère de l’agriculture, a fini par reconnaître l’impact des queimadas, les incendies de forêt, sur les conditions atmosphériques de la mégapole brésilienne. « Le gouvernement a cependant essayé d’imputer l’essentiel du phénomène aux incendies en Bolivie et au Paraguay, observe Pedro Côrtes, professeur à l’institut d’énergie et d’environnement de l’université de Sao Paulo. Or, l’observation par satellite montre que les feux en Amazonie et dans le cerrado, la savane limitrophe de la forêt, sont en nombre beaucoup plus élevé. » Le ciel et les pluies chargés de suie qui ont médusé Sao Paulo sont le lot quotidien de ce Brésil « invisible ». Il aura fallu qu’il fasse quasiment nuit en plein jour dans la capitale économique pour y prendre garde.
Spéculation foncière
Sous Jair Bolsonaro, les queimadas ont atteint leur plus haut niveau en sept ans. L’Institut national des recherches spatiales (INPE, public) a recensé près de 74 000 foyers d’incendie dans tout le Brésil depuis le début de l’année et jusqu’au 21 août, une hausse de 84 % par rapport à 2018 à la même époque. Plus de la moitié (52,5 %) de ces incendies ont lieu en Amazonie, où leur nombre a doublé, suscitant un émoi international. Dans le Rondonia, enseveli dans la fumée, un incendie aurait duré plus de quinze jours, alimenté par la sécheresse, elle-même conséquence de l’intense défrichement qui a privé cet Etat amazonien de la moitié de ses superficies de forêt… Un cercle vicieux.
Depuis le début de la semaine, le mot-dièse #prayforamazonas figure parmi les plus commentés sur Twitter – reprenant souvent des images anciennes ou montrant d’autres régions pour dénoncer les incendies en cours. Car l’Amazonie, à cheval sur neuf pays mais dont le Brésil détient à lui seul 60 %, concerne le monde entier. La forêt emmagasine d’énormes quantités de CO2, libérées dans l’atmosphère avec sa destruction – pour faire place à des terres agricoles et des pâturages –, qui s’est accélérée avec l’extrême droite au pouvoir.
« Pour Jair Bolsonaro, combattre le défrichement va à l’encontre de l’intérêt national, dénonce Marcio Astrini, chargé des politiques publiques chez Greenpeace. Alors… il l’encourage. Et l’une des façons de défricher l’Amazonie consiste à y mettre le feu. » « En Amazonie, il n’y a quasiment pas d’incendie qui ne soit pas volontaire », renchérit Ane Alencar, de l’Institut de recherche environnemental d’Amazonie (IPAM). Les dix communes qui ont le plus défriché en 2019 sont d’ailleurs aussi celles où les incendies ont été les plus importants, précise l’IPAM. Le feu sert à « nettoyer » la zone, une fois extrait le bois, voire à fertiliser les sols…
L’élevage et la culture du soja – le Brésil est le premier exportateur du grain, comme de viande bovine, notamment vers l’Europe – sont les principaux moteurs de la destruction de la plus grande forêt pluviale au monde, auxquels il faut ajouter la spéculation foncière des grileiros, nom donné à ceux qui font main basse sur les terres publiques. « Des mafias sont à l’œuvre pour décimer la forêt, reprend Marcio Astrini. Et le défrichement ne vient pas seul. Dans son sillage, il y a la violence, la pauvreté, le travail forcé. »
Après un pic en 2004 (près de 28 000 km2 déboisés), le Brésil avait réussi à réduire de quelque 80 % la destruction de l’Amazonie, grâce aux politiques de l’écologiste Marina Silva, l’ex-ministre de l’environnement de Lula (2003-2011). Mais le déboisement a été relancé par l’adoption, en 2012, d’un nouveau code forestier qui a amnistié en partie les défricheurs, couplée à la crise économique.
Relâchement des contrôles
Jair Bolsonaro, pour sa part, a conquis le puissant lobby agricole en faisant campagne sur le relâchement des contrôles de l’Ibama, l’organisme chargé de faire respecter les lois sur l’environnement. « A peine arrivé à Brasilia, il a tenu sa promesse », ironise un activiste. Les budgets de l’Ibama ont été amputés, et ses missions d’inspection se sont raréfiées. Le ministre Ricardo Salles, lui-même accusé de collusion avec l’industrie minière, a également annoncé la révision de toutes les zones protégées tandis que le chef de l’Etat se dit favorable à l’exploitation du riche sous-sol des réserves indiennes.
Le résultat ne s’est pas fait attendre. Selon les données préliminaires de l’INPE, qui mesure la suppression de la végétation par satellite, le défrichement de l’Amazonie a augmenté de 50 % depuis janvier. Pour le seul mois de juin, début de la saison sèche, la hausse était de 88 % puis de… 278 % en juillet, soit 2 254 km2 de forêt partis en fumée en un seul mois. Des chiffres « mensongers », a accusé le chef de l’Etat, qui a limogé le directeur de l’INPE. Face à la flambée des queimadas, l’ancien militaire a réagi avec sa truculence habituelle, accusant… les ONG elles-mêmes d’encourager les incendies pour éclabousser son gouvernement, qui leur a coupé les fonds. « Les deniers venus de l’étranger, fini aussi », a ajouté M. Bolsonaro. Allusion au Fonds Amazonie, qui finance depuis 2008 des programmes de préservation.
Pour protester contre la nouvelle politique du Brésil, la Norvège, principal pays donateur, a suspendu à la mi-août un apport supplémentaire de 30 millions d’euros. Quelques jours plus tôt, l’Allemagne avait fait de même. La France, elle, exige le respect des engagements pris par le Brésil dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat pour entériner un traité de libre-échange entre l’UE et le Mercosur (le marché commun du cône Sud), annoncé en juin. Pour l’instant, on en est loin. « A ce rythme, des phénomènes comme ce qu’on a vu à Sao Paulo risquent de s’aggraver, met en garde Marcio Astrini, de Greenpeace. Quand on défriche l’Amazonie, la planète tout entière trinque, mais c’est surtout en Amazonie elle-même et dans tout le Brésil et l’Amérique du Sud que les effets se font sentir. »
Intérim (Sao Paulo, correspondance)
L’Amazonie ravagée par de violents incendies. Carte de situation au 23 août.
Interim, 23 août 2019
Incendies en Amazonie : un fléau saisonnier « amplifié par les prises de position de Jair Bolsonaro »
Selon l’économiste Catherine Aubertin, le président brésilien a mis en place « un système d’affaiblissement des institutions environnementales » afin de tirer profit de cette région.
« Prions pour l’Amazonie. » Depuis plusieurs semaines, des citoyens s’émeuvent sur les réseaux sociaux des feux de forêts qui ravagent la région. Selon l’Institut national de recherche spatiale (INPE), ils ont augmenté de 83 % depuis le début de 2019 par rapport à l’année précédente. La déforestation a, elle, été amplifiée de 67 %. Une hausse d’autant plus inquiétante qu’il s’agit d’un record depuis 2013.
Pour Catherine Aubertin, économiste de l’environnement et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, ces incendies pourraient à terme « exacerber durablement les effets du réchauffement climatique ».
Laura Motet - Peut-on lier l’augmentation des feux de forêt et de la déforestation à l’arrivée au pouvoir du très climatosceptique Jair Bolsonaro ?
Catherine Aubertin - Chaque année, le nombre d’incendies et de parcelles défrichées augmente en juillet au Brésil. Ce n’est pas un hasard : cela correspond à la fin de la saison des pluies. C’est le moment où sont mises à feu des zones déjà travaillées par l’homme – en particulier pour l’entretien des pâturages – et où on transforme des forêts en espaces cultivables. La déforestation se fait en retirant d’abord le bois d’œuvre, puis en brûlant le reliquat de végétation. Les départs de feux ont aussi augmenté en flèche du fait d’une très importante sécheresse cette année.
Mais cette explication « saisonnière » est amplifiée par les prises de position du nouveau président brésilien. D’emblée, Jair Bolsonaro a déclaré que l’Amazonie était un territoire improductif, composé de terres indigènes et d’unités de conservation, qu’il fallait intégrer à l’économie brésilienne. Pour ce faire, il a mis en place tout un système d’affaiblissement des institutions environnementales, qu’il accusait d’être des « machines à distribuer des amendes ».
Il a ainsi réduit le budget de près d’un quart de l’Ibama, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles, et a licencié vingt et un des vingt-huit directeurs régionaux de cette organisation chargée de sanctionner les crimes environnementaux. Idem pour l’Institut Chico-Mendes (ICMbio), chargé de surveiller et de protéger la biodiversité des unités de conservation, comme les parcs naturels. Il a démis en avril la quasi-totalité de l’état-major de l’organisation. Il a également limogé Ricardo Galvao, le président de l’INPE, un équivalent de la NASA, qui dès 1988 a mis au point des outils d’analyse satellitaire chargés d’évaluer la déforestation et les incendies en Amazonie.
La communauté internationale dispose-t-elle de moyens de coercition sur Jair Bolsonaro ?
La communauté internationale tente effectivement de faire pression sur Brasilia. En juillet, Emmanuel Macron a ainsi fait savoir que si l’accord de Paris pour le climat n’était pas respecté au Brésil, il ne ratifierait pas l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur (le marché commun du Sud, qui regroupe plusieurs pays de l’Amérique du Sud, dont le Brésil).
Par ailleurs, les pays donateurs du fonds de préservation de la forêt amazonienne bloquent aujourd’hui tour à tour leurs dons. Des dons substantiels (30 millions d’euros pour la Norvège, 35 millions d’euros pour l’Allemagne), qui vont aux ONG environnementales, mais aussi en grande partie aux institutions environnementales de l’Etat brésilien.
Jair Bolsonaro, à ce stade, fait comme si ces pressions n’avaient pas d’effet sur lui. Il a d’ailleurs réagi à ces blocages en affirmant qu’il n’avait « pas besoin » des subventions et que la communauté internationale n’avait pas son mot à dire. « L’Amazonie est à nous, pas à vous », avait-il d’ailleurs dit, reprenant la rhétorique des militaires affirmant que les pays développés veulent internationaliser l’Amazonie. Il a d’ailleurs accusé les ONG environnementales d’être à la solde des puissances étrangères et de mettre le feu elles-mêmes pour attirer l’attention des financeurs étrangers, puisqu’il leur a coupé les vivres.
A noter, cependant : si l’attention de la communauté internationale se porte sur l’Amazonie, territoire avec une forte charge symbolique dans l’imaginaire collectif, il ne faudrait pas oublier tous les autres territoires brésiliens également touchés par la déforestation. Car si aujourd’hui, on s’alarme à raison que l’Amazonie soit défrichée à 20 %, il faut également se pencher sur le cas du Cerrado, une savane située dans le centre du Brésil, dont la moitié a déjà été défrichée. En voulant protéger l’Amazonie, notamment en refusant d’importer des produits (viandes, soja, céréales…) de cette région, on a de fait participé à déplacer la production vers d’autres espaces comme le Cerrado, dont le sort émeut moins à l’étranger.
Les choix faits par Jair Bolsonaro en faveur de la déforestation et des défrichements par brûlis risquent-ils d’aggraver durablement le réchauffement climatique ?
Oui. On a longtemps pensé que le point critique, ce qu’on appelle le processus de « savanisation », serait atteint lorsque 40 % de l’Amazonie serait défrichée. Or, aujourd’hui, on s’aperçoit que ce point a déjà été atteint, à 20 %.
En effet, cette déforestation et ces feux s’inscrivent dans un dérèglement global du système climatique : les défrichements et la déforestation par brûlis entraînent une hausse des émissions de gaz à effet de serre, les arbres ne sont plus là pour capter l’eau des sols et la faire évaporer pour entraîner des pluies. On observe déjà ce type de problèmes sur les saisons des pluies, plus tardives et plus courtes, dans le bassin de La Plata, en Argentine, et dans le sud du Brésil.
On craint que cette modification du régime des pluies, liée à la déforestation et aux feux, exacerbe durablement les effets du réchauffement climatique, qui en retour affecterait la végétation. Les boucles de rétroaction végétation et climat sont encore mal connues et c’est cette incertitude qui rend encore plus inquiétante ces feux.
Propos recueillis par Laura Motet
• Publié le 22 août 2019 à 16h56, mis à jour à 18h49 :
https://www.lemonde.fr/climat/article/2019/08/22/incendies-en-amazonie-un-fleau-saisonnier-amplifie-par-les-prises-de-position-de-jair-bolsonaro_5501711_1652612.html
Au Brésil, sécheresse et déforestation font bondir de 83 % le nombre d’incendies
Entre janvier et août, 72 843 départs de feu ont été enregistrés dans le pays, notamment dans la forêt amazonienne, contre 39 759 sur la totalité de l’année 2018.
La déforestation et la sécheresse font des ravages au Brésil. Les feux de forêt ont augmenté de 83 % dans le pays depuis le début 2019 par rapport à l’année précédente. Entre janvier et août, 72 843 départs de feu ont été enregistrés, contre 39 759 sur la totalité de l’année 2018, selon des chiffres de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), qui observe notamment l’évolution de la forêt au Brésil. Cette augmentation fait suite à deux années consécutives de baisse et il s’agit d’un record à la hausse depuis 2013, selon l’INPE, qui utilise des données par satellite actualisées en temps réel.
Une augmentation sans précédent des incendies au Brésil Infographie « Le Monde »
Les incendies ont été les plus nombreux dans les Etats occupés en totalité ou partiellement par la forêt amazonienne. L’Etat le plus touché est le Mato Grosso (centre-ouest), avec 13 682 départs de feu, soit une hausse de 87 % par rapport à toute l’année 2018.
La ville de Sao Paulo a été plongée dans le noir, lundi, en raison des fumées provoquées par les immenses feux de forêts. Sur les réseaux sociaux, des citoyens s’alarment depuis des semaines de la situation, en utilisant le hashtag #prayforamazonia, et dénoncent la politique du président Jair Bolsonaro.
Shannon Sims
@shannongsims
Just a little alert to the world : the sky randomly turned dark today in São Paulo, and meteorologists believe it’s smoke from the fires burning *thousands* of kilometers away, in Rondônia or Paraguay. Imagine how much has to be burning to create that much smoke(!). SOS
Voir l’image sur TwitterVoir l’image sur Twitter
9 148
04:04 - 20 août 2019
Les feux en Amazonie sont notamment provoqués par les défrichements par brûlis utilisés pour transformer des aires forestières en zones de culture et d’élevage, ou pour nettoyer des zones déjà déforestées, généralement pendant la saison sèche qui s’achève dans deux mois.
Bolsonaro remet les chiffres en cause
« Ce à quoi nous assistons est la conséquence de l’augmentation de la déforestation révélée par les chiffres récents », analyse Ricardo Mello, du programme Amazonie du Fond mondial pour la nature-Brésil.
Selon l’INPE, la déforestation en juillet a été quasiment quatre fois supérieure au même mois de 2018. Ces chiffres ont été remis en cause par le président d’extrême droite, Jair Bolsonaro, féroce critique des politiques de protection de l’environnement, qui a limogé Ricardo Galvao, directeur de cet institut, l’accusant de mentir et de nuire à l’image du Brésil.
Interrogé mardi sur cette forte hausse des incendies, le ministre de l’environnement, Ricardo Salles, a indiqué que « le gouvernement a(vait) mobilisé tous les effectifs des secouristes et tous les avions » de lutte contre les incendies, « qui sont désormais à pied d’œuvre avec les gouvernements régionaux ».
En Amérique du Sud, le Brésil est le pays le plus touché par les feux de forêt en 2019, suivi par le Venezuela (26 453) et la Bolivie (16 101).
Le Monde avec AFP
Le Brésil, principal pays d’Amérique latine touché par les incendies en 2019 Infographie « Le Monde »
• Le Monde. Publié le 21 août 2019 à 11h11, mis à jour le 22 août à 11h30 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/08/21/au-bresil-secheresse-et-deforestation-font-bondir-de-83-le-nombre-d-incendies_5501298_3244.html