Photo : Dans la région de Madre de Dios (sud-est du Pérou), le 17 mai. Cette zone de la jungle amazonienne a été déboisée pour des activités minières illégales.
L’Amazonie brûle-t-elle ? Oui, mais apparemment pas assez pour émouvoir de puissants décideurs et financeurs. Ou, seraient-ils eux-mêmes les initiateurs occultes de ces incendies selvatiques ?
A l’heure où le feu réveille les coupables consciences en s’attaquant à des joyaux reconnus du patrimoine mondial, comme le Musée national de Rio de Janeiro ou la cathédrale de Paris, il est sans doute bon de rappeler que les flammes qui ravagent depuis des décennies la plus grande forêt tropicale du globe n’ont rien d’une anodine étincelle. Là aussi un drame se joue, qui aura des conséquences incalculables sur notre futur. Les effets ne se limitent pas seulement à la flore et la faune locales, mais également aux populations autochtones, à la biodiversité terrestre, à l’absorption de carbone et même au changement climatique global.
Oh ! Mais à quoi bon s’inquiéter ? L’Amazonie compterait quelque 390 milliards de troncs, pour une superficie dépassant 6 millions de kilomètres carrés. Pas de quoi s’en faire, affirment les exploiteurs industriels de cette manne végétale. En plus, ils se réfugient derrière l’idée que sa méga-diversité, concentrant 15 % des espèces végétales et animales du monde, est inépuisable, selon un discours de parfaite mauvaise foi. Autant de dérobades qui masquent de sordides intérêts économiques à court terme. En fait, l’homme du XXe siècle aura été le fossoyeur de cette méga-diversité, car le mirage amazonien a fait un tort terrible : le dynamisme propre à la forêt tropicale a été le germe de sa déchéance ou, du moins, a donné l’illusion d’une vitalité inaliénable.
Habitués à des mentions épisodiques de presse sur la tragédie de la déforestation amazonienne, nous nous sommes assoupis sur l’idée d’une regrettable fatalité, sans grande conséquence, à l’autre bout de la planète. Au contraire, bien plus qu’un simple marronnier journalistique, ce sont bien des millions de fromagers, palmiers, figuiers et autres arbres vénérables qui partent inexorablement en fumée chaque année. Riche de plus de 16 000 espèces d’arbres, la noble dame équatoriale est ainsi dépossédée de sa diversité et de son espace. Les spécialistes estiment qu’une espèce d’arbre sur deux pourrait être menacée de disparition en Amazonie.
Le lobby agroalimentaire du Brésil a réussi à faire voter en 2012 un nouveau code forestier amnistiant les déboisements illégaux passés
Pourtant, le nouveau millénaire avait apporté son lot d’espoirs avec des mesures préventives fermes. Le gouvernement brésilien a légiféré en 2004 pour condamner les abus. Toutefois, aucun débordement n’étant suivi de sanction, les contrevenants ont vite remis en marche leurs tronçonneuses. Bien pire, le puissant lobby agroalimentaire du Brésil a réussi à faire voter en 2012 un nouveau code forestier amnistiant les déboisements illégaux passés. Cette démission du glaive vengeur et du bras séculier a ouvert la boîte de Pandore des vices les plus outranciers. Dès lors, la déforestation a augmenté de plus de 400 % durant l’année 2014. Sur l’ensemble de la ceinture tropicale, la destruction des arbres a atteint un taux record en 2018 avec 12 millions d’hectares de forêt rayés de la carte.
Cette razzia incendiaire s’accompagne de l’éradication de populations amérindiennes car, afin de récupérer leurs terres, on n’hésite pas à envoyer des meurtriers « nettoyer » la place. Un écœurant Far West tropical se joue sous la tyrannie de pistoleros sans âme. Flammes et sang règnent souvent sans partage en Amazonie.
Dérives climatosceptiques
Et que dire de la politique récente ? Le nouveau président brésilien, Jair Bolsonaro, a clairement affiché ses tendances de « démocrature », associées à des dérives climatosceptiques et une intraitable volonté de faire fructifier l’Amazonie, considérée comme inutile. En conséquence, la déforestation a atteint un taux record en 2018. L’Amazonie est un caillou dans les bottes de cuir de Jair Bolsonaro.
Parallèlement, des trésors amérindiens du patrimoine millénaire tombent en cendres avec cette déforestation barbare incontrôlée. Depuis la conquête européenne en 1492, la forêt pluviale a été vue comme un pur produit de la nature, propice à la sauvagerie et à la dégénérescence des sociétés humaines. Dès lors, on n’a retenu aucune réalisation humaine méritant une quelconque reconnaissance. Point de pyramide ou de basilique de belles pierres qui pourrait justifier cet honneur. C’est pourtant tout le contraire que les scientifiques ont démontré depuis peu. Les premiers habitants ont manipulé le paysage amazonien, que ce soit son couvert végétal, la nature des sédiments souterrains ou le modelé du sol. Cette Amazonie est également une construction humaine, réalisée en étroite interaction avec la créativité de la nature. Les Amérindiens ne s’y sont pas trompés en concevant le monde comme une continuité entre humains et non-humains, sans dresser de barrière entre culture et nature.
Cette intime interdépendance a été prise en compte en juillet 2018, lors de la première inscription d’un site archéologique précolombien d’Amazonie au Patrimoine mondial de l’humanité. Le biotope et les peintures rupestres de Chiribiquete, en Colombie, ont été classés comme lieu mixte naturel et culturel, respectant ainsi la conception amérindienne du monde. Il reste pourtant tant à faire pour réparer l’injustice que subit l’Amazonie ancienne. Pendant ce temps, sites et monuments archéologiques disparaissent dans les flammes.
En survolant de nuit la forêt amazonienne brésilienne il y a quelque temps, je fus stupéfié de la densité de feux partout. La terre avait remplacé la Voie lactée pour imposer ses myriades d’étoiles incendiaires rongeant sa superficie. En laissant le brasier abattre des pans centenaires de forêt, plus qu’un seul crime contre la nature, on contribue passivement à la disparition inexorable d’un patrimoine culturel aussi unique que méconnu. Notre cathédrale sylvicole est en flammes.
Pendant que les larmes du diable dévastent parmi les plus illustres lieux de culte ou de connaissance dans le monde, des pleurs incandescents dévorent dans une indigne indifférence une des merveilles de notre planète.
Stéphen Rostain est archéologue, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’Amazonie équatorienne.
Stéphen Rostain (archéologue, directeur de recherche au CNRS)