En demandant le divorce, à deux reprises, Meriem (le prénom a été changé) pensait s’affranchir de mariages qu’elle n’a pas choisis. Ses parents ont été ulcérés par la première séparation. On lui a désigné un nouvel époux. Ils ont jugé insupportable la seconde. Ses oncles ont tenté de la tuer. Elle a survécu à la rafale de tirs, mais blessée, elle a été amputée d’une jambe. « Je n’ai pas commis de faute pour mériter d’être tuée », s’insurge la jeune femme de 39 ans, au téléphone : elle a quitté la Jordanie – c’était une question de survie.
Meriem fait partie des Jordaniennes qui ont réchappé à un crime dit d’« honneur », ce meurtre commis par un frère, un mari, un père, un oncle, contre une femme accusée d’avoir souillé la réputation de la famille. Souvent, une relation sexuelle avant le mariage, ou adultère – illégale dans le royaume hachémite –, réelle ou suspectée, voire un divorce, à cause du scandale qu’il faut étouffer à tout prix.
Jusqu’à son départ, la traque dont Meriem était l’objet n’a jamais cessé : après avoir été prise pour cible, elle a vécu « trois ans de clandestinité », changeant de maison et de téléphone. Elle a aussi été brièvement placée en prison, une mesure longtemps appliquée pour « protéger » les victimes exposées à un « crime d’honneur ». « J’ai songé à me suicider », dit-elle. D’autres femmes ont passé de longues années derrière les verrous.
Un refuge aux portes d’Amman
C’est pour mettre fin à ces incarcérations injustes, et pour aider les femmes en danger de mort à prendre un nouveau départ, que le royaume a ouvert, durant l’été 2018, un refuge aux portes d’Amman, Dar Amneh. Vue de l’extérieur, cette maison, dont l’adresse est tenue secrète, ressemble aux autres bâtisses du voisinage, à quelques nuances près : le mur d’enceinte surélevé, les policiers en faction, les multiples caméras de vidéosurveillance.
Près de soixante femmes ont été accueillies depuis l’ouverture de cet abri géré par le ministère du développement social, avec le concours d’ONG. Les premières pensionnaires ont été transférées directement de prison ; d’autres ont été envoyées par les services de protection. « C’est une immense victoire qu’elles aient échappé à la détention », se réjouit Raghda Al-Azzeh, la jeune directrice de ce centre d’accueil et de réhabilitation. Cette travailleuse sociale, passionnée, est frappée par le manque d’autonomie de ces femmes, souvent trentenaires, à leur arrivée : leur confiance a été démolie. Les protéger et rebâtir cette estime personnelle sont ses priorités. « Nous voulons aussi changer le regard de la société sur elles », dit-elle.
A l’étage, la rencontre est furtive : les femmes s’asseyent devant un poste de télévision, au-dessus duquel est accroché un portrait du roi Abdallah II. Les interviews ne sont pas autorisées, pour épargner les rescapées. La plupart sont jordaniennes, mais des Syriennes sont aussi accueillies. Durant la journée, des ateliers de couture, d’informatique ou d’esthétique sont proposés. Dans une salle, un tapis de course, ou, au rez-de-chaussée, un jardin où prendre le frais les soirs d’été. Mais les efforts déployés pour faire de ce refuge une seconde « maison » ne suffisent pas à chasser le vague à l’âme.
« Le fruit d’un long combat »
Raghda Al-Azzeh le sait, elle qui reste parfois dormir dans son bureau. « Il y a toujours de la paperasse en retard. Et c’est le soir que l’angoisse affleure : les femmes sentent que la vie continue au dehors, et qu’il leur faut rester entre quatre murs, pour ne pas être tuées. Il faut être là, pour les écouter et comprendre ce qu’elles vivent. »
Un coup de téléphone l’interrompt. On l’informe qu’un père a demandé à rencontrer sa fille. Le début d’une réconciliation ? Parmi celles qui ont quitté le centre, certaines l’ont fait parce qu’elles ne supportaient plus l’isolement. D’autres ont pu renouer avec leur entourage, ou épouser l’homme dont leur famille ne voulait pas à l’origine, assure Raghda Al-Azzeh. Le terrain est testé avant la sortie de ces protégées, pour mesurer si le désir de vengeance de leur entourage s’est apaisé, ou rappeler aux proches la sanction encourue en cas d’agression.
« On a le courage, en Jordanie, d’affronter la question des “crimes d’honneur” et de chercher des solutions »
« La création de Dar Amneh est le fruit d’un long combat », note, dans son bureau d’Amman, Lubna Dawany Nimry, avocate et ancienne présidente de l’ONG SIGI en Jordanie, que Meriem, l’exilée, désigne comme celle qui lui a « sauvé la vie ». Militantes sociales, avocates ou féministes réclamaient de longue date que la détention administrative ne soit plus la seule option pour « protéger » les victimes. « On a le courage, en Jordanie, d’affronter la question des “crimes d’honneur” et de chercher des solutions. »
En moyenne, entre 15 et 20 meurtres de ce type sont commis dans le pays chaque année, sur les quelque 5 000 répertoriés dans le monde. Mais les mentalités changent face à ce fléau dénoncé par le couple royal, assurent divers acteurs familiers du dossier. Selon le réseau de recherches Arab Barometer, 21 % des Jordaniens trouvent toutefois les « crimes d’honneur » acceptables.
« Notre société est patriarcale, rappelle la députée Wafa Bani Mustapha, dans son bureau du Parlement. Il reste encore beaucoup à faire au niveau de la législation, et de son application. » L’élue a milité pour l’abolition – advenue en 2017 – d’un article du code pénal qui permettait à un violeur d’échapper à la justice s’il épousait sa victime. « Nos opposants nous avaient dit que les “crimes d’honneur” allaient augmenter. En fait, ce sont les viols commis par les hommes majeurs qui ont diminué », se félicite-t-elle. Mais seul l’un des articles garantissant l’indulgence à l’auteur d’un « crime d’honneur » a été annulé, en 2017. Et au tribunal, il arrive que des peines lourdes, désormais prononcées dans ces affaires, soient ensuite revues à la baisse.
Laure Stephan (Amman, envoyée spéciale)