Trois semaines après la révocation de l’autonomie du Cachemire, c’est un nouveau coup terrible asséné aux musulmans indiens. Dans le cadre d’un vaste recensement de la population de l’Assam, un Etat de 33 millions d’habitants dans le nord-est de l’Inde, à la frontière du Bangladesh, la Cour suprême a publié, samedi 31 août, la nouvelle liste des citoyens (National Register of Citizens). Au total, 1,9 million d’habitants, la plupart musulmans, vont être déchus de leur citoyenneté indienne et devenir apatrides. Ils ne figurent pas sur le registre et sont donc désormais considérés comme des étrangers illégaux. En juillet 2018, une version provisoire de cette liste avait exclu 4 millions de citoyens. Ils avaient jusqu’au 31 décembre 2018 pour faire appel et tenter de fournir des pièces supplémentaires, attestant de leur nationalité indienne. La moitié a pu être réintégrée.
Pour les autres, les autorités ont jugé qu’ils n’avaient pas fait la preuve qu’eux, leurs familles, leurs ancêtres, s’étaient installés en Assam avant le 24 mars 1971, minuit. Cette date, fixée comme la limite pour l’acquisition de la nationalité indienne en Assam, correspond à l’indépendance du Bangladesh, qui avait donné lieu à de terribles massacres entre communautés. Beaucoup de Bangladais avaient, alors, fui les affrontements sanglants pour se réfugier dans l’Assam, dans l’Inde voisine. Les nationalistes indiens, aujourd’hui au pouvoir, soupçonnent les musulmans bangladais de franchir depuis des années illégalement la frontière.
Craignant des troubles, les autorités ont renforcé ces dernières heures les mesures de sécurité dans l’Assam et promettent que les personnes évincées du registre auront la possibilité de faire appel dans les 120 jours auprès des tribunaux pour étrangers, qui disposeront d’un délai de six mois pour rendre leur décision. Mais les chances de pouvoir réintégrer le registre sont bien minces. Réunir les documents antérieurs à 1971 est souvent impossible. Ne serait-ce qu’en raison des moussons. Régulièrement les pluies torrentielles, comme cette année, emportent tout, villages, maisons. Beaucoup de familles ont perdu leurs moindres effets. Cette région pauvre compte de nombreux illettrés et les actes de naissance sont rares.
« Insécurité de masse »
L’opération de recensement de la population de l’Assam et les conditions d’acquisition de la nationalité sont uniques en Inde. Le recensement a débuté il y a quatre ans, sous le premier mandat de Narendra Modi. Mais le premier ministre indien n’est pas à l’origine du processus. C’est la Cour suprême, la plus haute juridiction, qui a exigé en 2015 la mise en œuvre du recensement, une décision ancienne (1985) qui n’avait jamais été appliquée.
Si M. Modi n’est pas à l’initiative, ce sont bien ses partisans qui ont agi au plan local pour le mettre en œuvre et nommer les magistrats, composant les tribunaux pour étrangers. Le parti du premier ministre, le Bharatiya Janata Party (BJP), est arrivé au pouvoir dans l’Assam en 2016 et supervise l’opération. Durant des mois, l’opposition a accusé le gouvernement de jouer sur les divisions entre les communautés. Rahul Gandhi, alors président du parti du Congrès, avait dénoncé « une insécurité de masse », d’autres avaient pronostiqué un « bain de sang » lorsque la liste définitive serait publiée. L’Assam est devenu un laboratoire pour les nationalistes, qui souhaitent faire de l’Inde une nation hindoue, reléguant les musulmans au rang de citoyens de seconde zone.
« Ce qui se passe dans l’Assam est une politique de redéfinition de la nationalité indienne, basée sur la religion hindoue, qui exclut les musulmans et d’autres minorités. L’Inde est en train d’imposer une citoyenneté ethnique. Pour les nationalistes, seuls les hindous sont des citoyens légitimes », analyse Charlotte Thomas, directrice du programme Asie du Sud du centre de recherche Noria. Le gouvernement objecte que le registre des citoyens exclut également des hindous.
Lors de la campagne pour les législatives, en avril, Amit Shah, président du BJP, devenu depuis ministre de l’intérieur avait promis d’« éliminer tous les infiltrés du pays à l’exception des bouddhistes, des hindous et des sikhs ». Le même avait qualifié plus tard les immigrés bangladais de « termites ».
Pas d’accord d’extradition avec le Bangladesh
Que vont devenir les citoyens de l’Assam déchus de leur nationalité ? Le gouvernement a autorisé, le 22 juillet 2018, la construction d’un centre de détention pour migrants illégaux dans le district de Goalpara. Il existe pour l’heure six centres, « des prisons dans les prisons », selon Harsh Mander, avocat et militants des droits de l’homme, une des rares personnes à avoir pu visiter deux centres de détention. Les immigrés illégaux y sont mélangés avec des criminels. Interrogé par Le Monde il y a quelques mois, Harsh Mander avait raconté avoir découvert « une situation de souffrance et de détresse humaine extrême ».
« Les exclus du registre des citoyens ne pourront pas être envoyés au Bangladesh, car il n’y a pas d’accord d’extradition entre les deux pays. Ils ne pourront pas rejoindre des centres de détention, comme le veut Delhi, car ces infrastructures ne sont pas en capacité d’accueillir deux millions de personnes. Les exclus du registre national des citoyens vont sans doute rester en Assam, mais sans droit », explique Xavier Houdoy, du centre de recherche Noria.
L’exemple de l’Assam pourrait inspirer les Etats voisins. Le Nagaland, notamment, envisage de se lancer dans un processus similaire mais autrement plus complexe, pour cibler, non pas les musulmans mais les minorités tribales, au nombre d’environ quatre cents.
Le premier ministre a, quant à lui, promis de déployer à l’échelle nationale l’opération de recensement réalisée dans l’Assam.
Sophie Landrin (New Delhi, correspondante)