La corruption est un problème de grande ampleur en Amérique latine. C’est l’avis d’un Péruvien sur quatre, d’un Brésilien sur cinq, et de 15 % des Chiliens. Mais à l’inverse, au Mexique, au Honduras ou encore en Équateur, un quart de la population considère que les pots-de-vin ont leur raison d’être. Et pourtant, ce n’est pas nécessairement dans ces pays que les dessous-de-table sont les plus courants. Mention spéciale pour le Venezuela, où une majorité d’entreprises déclare que l’accès aux marchés publics est impossible sans corruption.
Ce fléau s’insinue dans de nombreux domaines : institutions, élites, éducation, culture citoyenne… Depuis l’affaire Odebrecht [une affaire de corruption tentaculaire impliquant notamment l’entreprise de BTP brésilienne Odebrecht], qui a éclaboussé toute l’Amérique latine, le débat public les a pratiquement tous explorés.
Non, un peu de corruption ne met pas d’huile dans les rouages
Mais en comparaison, une question a reçu bien moins d’attention. On entend souvent que la corruption est un obstacle au développement. Les sciences sociales ont progressivement confirmé cette hypothèse, écartant l’idée plus ancienne qu’un peu de corruption “huilait” les rouages productifs d’un pays. Mais renversons un instant l’équation. N’est-il pas envisageable que des conditions économiques défavorables encouragent la corruption, qui ralentit d’autant plus le développement, et ainsi de suite ?
Cette intuition semble se vérifier si l’on compare les pays occidentaux et le reste du monde. Elle reste valable si l’on se limite aux pays similaires à ceux d’Amérique latine (avec un revenu intermédiaire-supérieur, intermédiaire-inférieur ou faible, c’est-à-dire moins de 20 000 dollars par personne et par an) : on observe alors que plus le revenu par habitant est élevé, moins les entreprises s’attendent à devoir s’acquitter d’un dessous-de-table.
Au niveau des relations interpersonnelles, c’est l’inverse : plus le revenu d’une personne est élevé, plus on s’attend à ce qu’elle paie un pot-de-vin. Rien de plus logique, après tout, si l’on part du principe que les riches ont plus de fonds disponibles. Ce qui est plus surprenant, c’est que ce rapport entre revenus et corruption est plus prononcé dans les pays les plus pauvres de la région. Par exemple, la probabilité qu’une personne percevant de hauts revenus doive s’acquitter d’un dessous-de-table est plus élevée au Honduras qu’en Argentine.
Les nantis ont tout à y gagner
On peut interpréter cette information de deux manières différentes, qui ne sont pas incompatibles. Il se peut que les policiers et les fonctionnaires des États les plus pauvres, victimes d’une plus grande précarité, trouvent plus d’intérêt que les autres à tirer une partie de leurs revenus des classes aisées. Mais il est également possible que les nantis soient plus disposés à se prêter au jeu parce qu’ils savent qu’ils ont tout à y gagner. Après tout, la corruption est un moyen de s’assurer un accès préférentiel aux fonds publics : rien d’étonnant à ce qu’elle se développe là où ces ressources sont plus rares, et donc plus précieuses.
Dans ce cas, peut-être faut-il examiner l’ampleur des inégalités dans un pays, et non seulement son niveau de revenus. Dans les sociétés les plus inégalitaires, les classes aisées ont intérêt à sécuriser leur position privilégiée par le biais de pots-de-vin. Au niveau mondial, on utilise l’indice de Gini pour mesurer les inégalités, en analysant l’écart entre les revenus les plus faibles et les plus élevés à l’échelle nationale. Plus cet écart est grand, plus il est probable que les populations aisées graissent la patte des fonctionnaires. À l’inverse, dans des États moins inégalitaires, les pots-de-vin sont globalement moins nécessaires et se font plus rares à mesure qu’augmentent les revenus. En d’autres termes, il semble que, dans certains pays d’Amérique latine, il ne soit pas dans l’intérêt des élites économiques d’éliminer la corruption.
Mais s’il faut attendre que les pays latino-américains soient moins inégalitaires et que leur PIB par habitant augmente avant que ne diminue la corruption, cela risque de prendre des dizaines d’années. Et comme le développement économique va de pair avec le combat contre ce fléau, il est nécessaire de s’attaquer au problème d’une autre manière.
Le plus efficace : changer la loi
Le débat public en appelle généralement à deux types de mesures anticorruption. D’une part, les réformes institutionnelles : changer la loi pour que changent les comportements. De l’autre, l’évolution des mentalités grâce à l’éducation et à la culture. Pour se rendre compte de l’importance de chaque facteur, il suffit de se pencher un peu sur la situation en Amérique latine.
Pour le moment, la simple préoccupation morale semble moins efficace que le droit. Selon la Banque mondiale, le niveau de corruption semble davantage corrélé à la prévalence des pots-de-vin et au non-respect de l’État de droit qu’à la prééminence du sujet dans le débat public.
Mais naturellement, il faut bien que quelqu’un adopte les nouvelles lois anticorruption, et seule la classe politique peut s’en charger. Ce sont précisément les plus défavorisés, ceux qui sont le plus durement touchés par le phénomène, qui ont le plus à gagner dans ces victoires électorales. La corruption est en quelque sorte un lourd impôt sur la pauvreté des individus et sur la précarité des entreprises : elle supprime l’égalité d’accès aux ressources publiques et facilite la vie de ceux qui sont déjà privilégiés.
Le problème, qui n’est pas spécifique à l’Amérique latine, est en définitive le suivant : les classes populaires participent peu à la vie politique par rapport aux nantis. Malgré tout, en Amérique latine, la lutte anticorruption a le potentiel de mobiliser les foules et les électeurs. On ne peut pas en dire autant de bien d’autres sujets.
Jorge Galindo
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