Le projet colonial
Au tournant des années 1960, l’Afrique australe au complet vit sous le joug du colonialisme et de l’apartheid. Des deux côtés du continent, l’Angola et le Mozambique subissent le colonialisme particulièrement brutal du Portugal, un État-membre de l’OTAN armé et financé par les puissances occidentales. Un peu plus sud, la Namibie reste sous le contrôle de l’Afrique du Sud, qui l’a rebaptisé South-West Africa. Au sud complètement sévit l’Afrique du Sud de l’apartheid, maintes fois dénoncée par l’ONU et les pays africains, maintes fois défendue par les pays occidentaux désireux de protéger leurs investissements importants dans ce pays qui a fait du racisme une loi fondamentale. Et en plein milieu de cela, la Rhodésie, une ex-colonie britannique où la minorité blanche (5 % de la population) déclare son indépendance en 1965 pour maintenir ce pays au bénéfice de la minorité blanche, à l’image de l’Afrique du Sud.
Une guerre de trente ans
Cette situation démographiquement et éthiquement intenable conduit à une guerre épouvantable qui ravage toute la région pendant pratiquement trente ans. La répression impitoyable, les massacres à grande échelle (notamment en Angola et au Mozambique), la suppression des libertés fondamentales, sont la règle, organisée dans un système juridique officiellement réaliste. La grande majorité africaine est alors spoliée de ses terres et condamnée à travailler, pour des salaires de misère dans les entreprises agricoles, minières et manufacturières possédées par la minorité blanche et les entreprises multinationales. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la plupart des pays occidentaux, dont le Canada, se contentent de condamner, du bout des lèvres, le racisme institutionnalisé, mais en pratique, ils appuient ces régimes où les intérêts commerciaux et économiques occidentaux sont importants. Les mouvements de libération dans chacun des pays sont condamnés et méprisés, pendant que le Portugal et l’Afrique du Sud continuent de trôner dans les institutions internationales et de recevoir crédits et privilèges du Fonds monétaire international.
La résistance
Au début des années 1960, les nationalistes zimbabwéens, notamment un certain Robert Mugabe, animent un mouvement civil réclamant l’indépendance et la fin du colonialisme. À la suite de la mise en place d’une république blanche au Zimbabwe, cette opposition est réprimée et les leaders exilés. C’est à peu près le même processus en Angola, au Mozambique, en Namibie et en Afrique du Sud où devant le blocage d’un projet de décolonisation, les mouvements décident de passer à la lutte armée. Au Zimbabwe, deux mouvements rivaux sont alors formés, la ZANU dirigée par Robert Mugabe (implantée principalement dans l’est du pays) et la ZAPU de Joshua Nkomo, active dans les régions du nord et de l’ouest. Dans la guerre qui suit, les actions de la guérilla nationaliste sont limitées, mais suffisantes pour empêcher la stabilisation du gouvernement raciste. Pour la briser, l’armée rhodésienne secondée par l’armée sud-africaine s’empressent de porter la guerre dans les pays voisins, notamment en Angola et au Mozambique, surtout lorsque ces pays deviennent finalement indépendants (après 1975). Des mouvements rebelle armés et encadrés par les services de sécurité sud-africains et rhodésiens, déclenchent de très violentes attaques contre les nouvelles républiques. Selon les experts, la guerre peu à peu devient « totale ».
Malgré plusieurs interventions des pays africains, appuyés par l’Union soviétique et les pays scandinaves, les pays occidentaux refusent de faire pression, prolongeant la guerre et les immenses dégâts causés contre les civils par l’armée qui utilise tous les moyens possibles, y compris des armes chimiques. Au Zimbabwe, plus de 20 000 personnes sont tués par l’armée. Au tournant des années 1970, épuisé par cette guerre, incapable d’obtenir un statut international, relativement lâché par l’Afrique du Sud, le régime rhodésien commence à flancher devant la résilience des mouvements de libération qui comptaient à la fin de cette guerre plus de 12 000 insurgés armés.
L’indépendance
Le régime rhodésien avec l’appui de la Grande-Bretagne de madame Thatcher ne veut pas céder le pouvoir aux mouvements nationalistes. Ils tentent alors de créer un régime fantoche sous l’égide d’un évêque méthodiste, Abel Tendekayi Muzorewa. Incapables d’imposer cette fausse indépendance, des négociations sont entamées avec le Front patriotique, regroupant alors la ZAPU et la ZANU. Finalement, des élections libres ont lieu en mars 1980, donnant à la coalition nationaliste une immense majorité. La Rhodésie devient alors le Zimbabwe. Pour en arriver jusque-là cependant, les nationalistes sont obligés, sous la pression des pays occidentaux, de garantir la « propriété privée », c’est-à-dire celles des Blancs. Une petite minorité de la population se retrouve alors avec la mainmise sur plus de 50 % du territoire, principalement les zones les plus développées où prolifèrent de grandes exploitations agro-industrielles et minières. Autre problème dès l’avènement de l’indépendance, les deux mouvements d’indépendance qui avaient accepté de s’unir sous le drapeau du Front patriotique, s’affrontent. La population dans l’ouest (le Matabeleland), qui reste attachée au ZAPU est attaquée et réprimée, avec plusieurs milliers de morts. Les leaders de cette organisation sont exilés. Coincé entre une indépendance tronquée et une dérive autoritaire, le Zimbabwe dès les années 1980 s’engouffre dans une spirale de chaos. Denier facteur mais non le moindre, le dernier pays raciste de la région, l’Afrique du Sud, tient contre mers et marées à maintenir l’apartheid. La résistance interne connaît un énorme essor, mais la puissante armée sud-africaine tient le coup, d’autant plus qu’elle régionalise encore plus la guerre contre l’Angola, le Mozambique et le Zimbabwe, créant une série effroyable de destructions. Encore là, jusqu’à la fin des années 1980, les États-Unis et les autres pays occidentaux refusent de condamner ces exactions.
Après 1994
Quand la cris sud-africaine est finalement dénouée avec la libération de Nelson Mandela et la victoire sans nuance de l’ANC en 1994, on pense que l’Afrique australe, y compris le Zimbabwe, peut amorcer une phase de reconstruction. L’idée mise de l’avant par des États africains avec l’appui de mouvements de solidarité de mettre en place un « plan Marshall » pour l’Afrique australe est cependant rejetée par les puissances occidentales. En Afrique du Sud dans un pays disposant de richesses impressionnantes, la fuite des capitaux et l’imposition par le FMI de politiques néolibérales très strictes déclenchent alors un cycle de crise dont la république non-raciale ne s’est jamais remise. Au Zimbabwe devant la colère et le désespoir de la population, le régime Mugabe procède à une réforme agraire factice, poussant les fermiers blancs à l’exil au profit des privilégiés et amis du régime. Au début des années 2000, l’économie zimbabwéenne n’existe pratiquement plus.
Déclin et renversement de Mugabe
Au refond des années 1990, des mouvements d’opposition au Zimbabwe reprennent de la force, notamment sous l’égide des syndicats. Un mouvement civil non-armé organise d’immenses manifestations, mais le régime résiste en jouant sur diverses tensions ethniques d’une part, et en bénéficiant de l’appui du gouvernement sud-africain post-Mandela, dirigé par Thabo Mbeki. Un immense mouvement d’exode amène 3,4 millions de Zimbabwéens à s’exiler pour devenir les sous-prolétaires des fermes et des industries en Afrique du Sud. Le grand « crocodile » (ainsi baptisé dans la rue zimbabwéenne) garde une partie de l’auréole du « leader de l’indépendance », peut-être moins dans son propre pays qu’ailleurs en Afrique mal informée par une presse complaisante. Après d’interminables tractations, Mugabe est finalement « mis à la retraite » par ses proches dont Emmerson Dambudzo Mnangagwa, l’homme de main du grand crocodile, qui avait organisé la répression contre les opposants du Mouvement pour le changement démocratique (MDC) en fraudant plusieurs élections. Mnangagwa, après avoir été purgé par Mugabe jusqu’à son retour « triomphal » en 2018, gagne les élections au nom de la ZANU. La retraite dorée de Mugabe se termine à son décès le 6 septembre dernier.
Une Afrique à réinventer
Les Zimbabwéens, les Sud-africains, les Angolais, les Mozambicains et les autres peuples de la région ont été traumatisés par des décennies de joug colonial et de pouvoir raciste. Des mouvements de résistance d’une grande résilience ont réussi à déstabiliser ces régimes, mais sans nécessairement porter un projet de transformation à la hauteur des défis. Les nouveaux gouvernants ont chacun à leur manière imposé des gouvernances autoritaires en perpétuant les pratiques de prédation que les institutions internationales et les pays occidentaux ont continué d’imposer, sous la chape de plomb du néolibéralisme, de l’extractivisme et de l’austéritarisme. Les résistances populaires, toujours renouvelées, peinent à rendre leurs propositions cohérentes et inclusives, ce qui fragilise les insurrections et les mobilisations populaires qui ne cessent de croître. Les « printemps » arabe (Tunisie, Égypte) et africains (Sénégal, Burkina Faso) se sont disloqués et comme au Zimbabwe, les anciennes oligarchies avec le soutien de nouvelles bourgeoisies ont rétabli l’« ordre ». C’est ce qui menace aujourd’hui la révolution populaire au Soudan et les grandes mobilisations de masse en Algérie.
Tout cela pèse, mais n’a rien d’éternel ou d’inéluctable. Des changements radicaux récents (on pense à la Bolivie par exemple) ont incubé pendant plus d’une décennie avant de prendre la force qui leur a permis de renverser le régime. On pourrait en dire autant des révolutions « historiques » (comme en Russie et en Chine) qui n’ont pas été des évènements soudains. Il y a une lente accumulation de forces avec des organisations qui se sont aguerries et qui ont capté le moment où les dominants ont flanché. Une révolution disait Lénine survient quand « ceux d’en bas ne veulent plus, et quand ceux d’en bas ne veulent plus ».
Pierre Beaudet
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