Dans une salle d’audience bondée du tribunal de Rabat, Mohamed* n’a pas pu s’asseoir. Lundi 9 septembre, le jeune militant est venu assister au procès de la journaliste Hajar Raissouni, accusée d’« avortement illégal » et de « débauche » (relation sexuelle hors mariage) aux côtés de son fiancé et de l’équipe médicale qui l’a reçue. Une affaire qui a indigné la société civile marocaine. « Il n’y a aucune raison qu’elle soit arrêtée », s’indigne Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), qui dénonce plusieurs atteintes aux libertés individuelles.
L’audience aura duré plus de quatre heures. Les avocats de la jeune Marocaine de 28 ans ont démenti toutes les accusations. Rapidement, ils ont demandé un report de l’audience et la liberté provisoire de leur cliente, qui a été refusée. « Nous allons plaider la semaine prochaine pour vices de forme », explique Me Saad Sahli, l’un des avocats de la coordination. « Nous remettons en question le flagrant délit, alors que notre cliente a été arrêtée à la sortie de la clinique à Rabat », prend-il pour exemple. La journaliste a aussi décidé de porter plainte contre la police pour torture suite à un « examen médical subi pour la forcer à avouer des actes qu’elle n’a pas commis », selon sa défense. « C’est un viol et une violence sexuelle, en plus d’être une torture. Il faut le condamner », s’indigne Ibtissam Lachgar, militante féministe du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI).
De leur côté, les avocats du médecin ont plaidé l’assistance à personne en danger. « Nous avons tous les éléments médicaux et scientifiques qui attestent que Hajar Raissouni était enceinte, mais que le fœtus était déjà mort quand elle est arrivée dans le cabinet. Il ne s’agit donc pas d’un avortement mais d’une opération de sauvetage suite à une hémorragie interne », plaide Me Myriam Moulay Rchid, avocate du médecin. « Juridiquement, mon client est le principal prévenu. Il risque cinq ans de prison pour pratique illégale d’avortement, voire jusqu’à dix ans si cette pratique est jugée habituelle », s’inquiète l’avocate près la cour d’appel de Rabat. La jeune femme, elle, risque jusqu’à deux ans de prison.
« Mon utérus, mon choix, ma liberté »
Face à la gravité des accusations, des centaines de manifestants ont exprimé leur soutien à Hajar Raissouni devant le tribunal de Rabat, une heure avant le procès. Habillée d’un tee-shirt marqué du slogan « Mon utérus, mon choix, ma liberté », Ibtissam Lachgar est indignée. « C’est une atteinte au droit des femmes à disposer de leur corps », assure la militante qui demande l’abrogation des lois pénalisant l’avortement et les relations sexuelles hors mariage. En 2018, la justice marocaine a poursuivi 14 503 personnes pour « débauche », 3 048 pour « adultère » et 73 pour « avortement », selon les chiffres officiels. Entre 500 et 800 avortements illégaux sont pratiqués chaque jour au Maroc, selon des estimations d’associations. « Cette affaire peut ouvrir la voie à une discussion sur la dépénalisation de l’avortement », espère Ibtissam Lachgar, alors qu’un projet de loi est encore bloqué au Parlement.
Savoir si Hajar Raissouni a avorté ou non, si elle était « islamiste », « enceinte » ou « mariée ». Autant de questions qui ont été posées publiquement dans les médias et sur les réseaux sociaux, dévoilant des informations intimes sur la vie de la jeune femme. « Hajar Raissouni a été victime d’un lynchage médiatique dont l’objectif n’est pas de sanctionner l’avortement, mais de la viser en tant que journaliste », estime Khadija Ryadi, ex-présidente de l’AMDH.
Reporter au sein du journal arabophone indépendant Akhbar Al-Yaoum, Hajar Raissouni a notamment couvert le Hirak, contestation sociale qui a secoué le Rif, au nord du Maroc, entre 2016 et 2017. Un dossier sensible, dont les leaders sont encore en prison. Taoufik Bouachrine, le patron de ce même journal, a été condamné l’année dernière à douze ans de prison, dans une affaire d’agression sexuelle qu’il dément. « Aujourd’hui, les journalistes marocains ne vont pas en prison directement pour leurs articles. On utilise les lois liberticides sur les mœurs à des fins politiques », analyse encore Khadija Ryadi. Dans un communiqué officiel, le procureur du roi a pourtant officiellement assuré que le procès de Hajar Raissouni n’avait « rien à voir avec sa profession de journaliste ».
Le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) a déclaré « suivre avec intérêt le débat sur les libertés individuelles et la question de l’interruption volontaire de la grossesse » et prévoir de « présenter des recommandations d’amendement du Code pénal » dans les prochains jours. En attendant, la suite du procès est prévue pour le lundi 16 septembre et les prévenus sont toujours en détention.
Théa Ollivier (Rabat, envoyée spéciale)
* Prénom modifié pour garder l’anonymat.
• « Au Maroc, la journaliste Hajar Raissouni risque deux ans de prison pour « avortement illégal » ». Le Monde. Publié le 10 septembre 2019 à 19h00 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/10/au-maroc-la-journaliste-hajar-raissouni-risque-deux-ans-de-prison-pour-avortement-illegal_5508775_3212.html
Au Maroc, le débat sur les libertés individuelles relancé après l’arrestation d’une journaliste pour « avortement illégal »
Le code pénal marocain sanctionne de peines de prison les relations sexuelles hors-mariage et l’IVG quand la vie de la mère n’est pas menacée.
L’arrestation d’une jeune journaliste pour « avortement illégal » et « débauche » (sexe hors mariage) a alimenté cette semaine un débat virulent sur l’état des libertés au Maroc englobant tout à la fois : droit des femmes, vie privée, mœurs et presse.
Le sort de Hajar Raissouni, 28 ans, a suscité les protestations des défenseurs des droits humains, mais aussi des flots de réactions indignées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les plus critiques parlent de « réalité moyen-âgeuse », de « lois liberticides », de « violence institutionnelle envers les femmes », d’« intrusion de l’Etat dans la vie privée » des citoyens, de « machination politique » ou de « harcèlement » des journalistes.
Cette reporter du quotidien arabophone Akhbar Al-Yaoum a été arrêtée samedi 31 août en sortant d’un cabinet médical de Rabat. La jeune femme qui assure avoir été traitée pour une hémorragie interne a été placée en détention dans l’attente de son procès prévu lundi. Son fiancé qu’elle devait épouser mi-septembre a été arrêté avec elle, tout comme le médecin traitant, un infirmier et une secrétaire médicale.
Des « accusations fabriquées » et une « affaire politique »
Le code pénal marocain sanctionne de peines de prison les relations sexuelles hors-mariage et l’avortement quand la vie de la mère n’est pas menacée.
Assurant que l’arrestation d’Hajar Raissouni « n’a rien à voir avec sa profession de journaliste », le parquet de Rabat a détaillé mercredi dans un communiqué les éléments médicaux confirmant des « signes de grossesse » et son « avortement ».
La journaliste dénonce des « accusations fabriquées » et une « affaire politique » liée à de récents articles sur les détenus du mouvement social du « Hirak », selon ses proches. Hajar Raissouni assure dans une lettre publiée par son journal avoir été interrogée en garde à vue sur ses oncles, un idéologue islamiste aux positions ultra-conservatrices et un éditorialiste d’Akhbar Al-Yaoum connu pour sa plume acerbe.
Des journalistes connus pour leurs positions critiques ont déjà été condamnés pour des faits allant de « complicité d’adultère » à « non-dénonciation d’une atteinte à la sécurité de l’Etat ». « En lieu et place de poursuites immédiates pour leurs écrits, les journalistes se voient attaqués bien plus tard à travers des articles du Code pénal », s’insurge un éditorial du site d’information Yabiladi.
14 503 personnes poursuivies pour débauche
L’Association marocaine pour les droits humains (AMDH) qui, comme Amnesty International et Human Rights Watch, a appelé à la libération immédiate de la journaliste, voit dans cette affaire une « régression des libertés individuelles ». Quelque 150 journalistes ont signé une pétition de solidarité dénonçant les « campagnes diffamatoires » visant à détruire leur consœur. Sa photo a été placée sur des sièges vides pendant la très officielle conférence de presse hebdomadaire du porte-parole du gouvernement.
Le ministre de la justice, Mohammed Aujjar (PJD, islamiste), avait déclaré fin juillet dans la presse que le gouvernement mené par le PJD était « engagé dans une dynamique de réformes » tout en imputant la lenteur du changement à une « société très conservatrice ». « La société marocaine est profondément acquise à la modernité (…), le verrou est politique », conteste l’historien Mohammed Ennaji sur sa page Facebook.
En 2018, la justice marocaine a poursuivi 14 503 personnes pour débauche, 3 048 pour adultère, 170 pour homosexualité et 73 pour avortements, selon les chiffres officiels. Entre 600 et 800 avortements clandestins sont pratiqués chaque jour au Maroc, selon des estimations d’associations.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 08 septembre 2019 à 14h01 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/08/au-maroc-le-debat-sur-les-libertes-individuelles-relance-apres-l-arrestation-d-une-journaliste-pour-avortement-illegal_5507885_3212.html