Il aura donc tiré sa révérence le 22 septembre, en même temps que l’été et nous laisse, tristes et un peu seuls, en automne. S’il fallait ne retenir qu’une chose de Louis Joinet, qui en a accompli beaucoup, ce serait assurément la virtuosité avec laquelle, dans un milieu parfois très compassé, ce grand magistrat a su conjuguer un engagement militant intense et un rôle institutionnel majeur.
Il faut dire que c’est un peu par hasard que cet éducateur de rue, puis instituteur, né le 26 mai 1934 à Nevers, s’est retrouvé en 1963, après la guerre d’Algérie qui l’a profondément marqué, à pousser la porte du Centre national d’études judiciaires, qui deviendra en 1970 l’Ecole nationale de la magistrature. C’est l’époque où un mouvement de contestation profond étreint la société tout entière, auquel le monde judiciaire n’est pas totalement indifférent, aiguillonné par la plume corrosive de Casamayor (1911-1988).
C’est ainsi qu’en 1967, aux côtés de Dominique Charvet, Pierre Lyon-Caen et Claude Parodi, Louis Joinet pose les fondations de ce qui deviendra, un vif printemps aidant, la première organisation syndicale de magistrats en France : le Syndicat de la magistrature (SM).
Le temps des compagnonnages féconds
Le choix de la forme syndicale – qui, selon ses détracteurs réactionnaires d’alors, « ravale les magistrats au rang de postiers » –, les réflexions et l’action novatrices des syndiqués vont transformer en profondeur le monde judiciaire et, au-delà, les rapports entre l’institution et les citoyens. Avec le SM, non seulement la justice sort de son mutisme et tend à s’émanciper des carcans hiérarchiques et politiques, mais les magistrats s’ouvrent à la critique.
Voici le temps des compagnonnages féconds. En 1970, Louis Joinet rencontre ainsi Michel Foucault à l’occasion de la création du Groupe d’information sur les prisons (GIP) et le syndicat entame un stimulant dialogue avec le philosophe. Celui-ci sera d’ailleurs invité plusieurs fois au château de Goutelas, à Marcoux (Loire), reconstruit à l’initiative de l’avocat Paul Bouchet et devenu lieu singulier de stages syndicaux mémorables, où l’on discute intensément de la place du juge dans la société et où Louis Joinet exerce, entre autres, ses talents d’accordéoniste.
Sa femme Germaine, médecin engagée, active compagne de luttes, est également une figure majeure de cette époque bouillonnante. Jusqu’à la fin, Louis Joinet restera fidèle au Syndicat de la magistrature, dont il tint, bien que déjà affaibli, à fêter le cinquantenaire en compagnie de ses camarades un jour de juin 2018.
1978, nouveau combat : Louis Joinet participe à l’élaboration de la loi « informatique et libertés » et devient le premier directeur de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), où il travaille si bien qu’il s’attire rapidement les foudres d’Alain Peyreffite, garde des sceaux d’une droite à bout de souffle, lequel tente de l’en évincer mais n’y parvient qu’à moitié grâce à la mobilisation de chercheurs, d’artistes, de journalistes et de militants.
En 1981, l’accession de la gauche au pouvoir conduit dans les cabinets ministériels plusieurs magistrats syndiqués : Louis Joinet y trouve une place à part, comme conseiller de tous les premiers ministres socialistes de François Mitterrand, puis à l’Elysée à partir de 1993, malgré les débats que suscite, au syndicat, la participation de ses membres à un pouvoir vieillissant.
Par nécessité autant que par goût, Louis Joinet se confronte à certains des plus épineux problèmes du moment, comme le sort des activistes italiens – il est l’un des promoteurs de la « doctrine Mitterrand » – ou le processus d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie. Il gardait de cette époque une méfiance certaine pour ce qu’il appelait « l’intégrisme légaliste », qui échoue souvent à débloquer les situations de conflits enkystés. A ceux qui lui demandaient jusqu’où pouvait le conduire cette méfiance, il adressait un petit sourire entendu de vieux crocodile.
Juriste contrarié
Dans un monde judiciaire alors passablement étriqué, l’activité militante de Louis Joinet ne s’encombre pas des frontières. Dès le début des années 1980 et pendant trente-trois ans, dans la continuité de son engagement à la Fédération internationale pour la défense des droits humains (FIDH) – qui lui a encore récemment valu des menaces de mort pour sa dénonciation des crimes commis par les militaires uruguayens pendant la dictature –, il est expert indépendant à la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU.
Il intervient ainsi en Arménie, au Timor oriental, au Guatemala ou encore en Haïti pour « fomenter » la plus « nécessaire » des « utopies », celle des droits dont doit pouvoir jouir tout être humain, « contre les pires realpolitiks ». Il est l’un des principaux artisans de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. On lui doit également « les principes Joinet », piliers de la justice transitionnelle : droit de savoir, droit à la justice et droit à la réparation.
En 1998, au terme d’une carrière qui ne l’avait conduit qu’à une fréquentation modérée des cours et tribunaux, Louis Joinet est promu au faîte de la hiérarchie judiciaire, premier avocat général à la Cour de cassation. Ce juriste contrarié disait y avoir passé des années de très grande stimulation intellectuelle et professionnelle.
La retraite ne pouvait pas être synonyme de repos pour l’insatiable militant. L’amateur des arts du cirque devient, en 2005, président du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac. Le pacifiste travaille ardemment à la fin de la lutte armée et au dépôt des armes au Pays basque. Mais l’homme, qui voit s’égrener les années, n’est jamais bien longtemps sans revenir à Paris, au cœur de ce quartier République où il aura passé l’essentiel de sa vie.
La mort de Germaine en 2008 l’avait beaucoup affecté, mais il avait gardé l’œil facétieux de sa jeunesse, et ses amis et camarades n’oublieront pas le sourire de celui qui, trois ans avant sa mort, comme un ultime pied de nez aux importants et aux mondains, était devenu, gloire suprême, le premier président de l’Association des magistrats allergiques aux décorations.
Matthieu Bonduelle et Benoist Hurel (Magistrats)
Louis Joinet en quelques dates
26 mai 1934 Naissance à Nevers (Nièvre)
1968 Création du Syndicat de la magistrature
1981 Entrée au cabinet de Pierre Mauroy à Matignon
2013 « Mes raisons d’Etat. Mémoires d’un épris de justice » (La Découverte)
22 septembre 2019 Mort à Paris