Après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, des élus réclament « une totale transparence »
L’incendie est éteint et n’a pas fait de victime, mais les inquiétudes sur ses conséquences sanitaires et écologiques sont immenses. Les autorités répètent qu’il ne présente « pas de toxicité aiguë ».
Au lendemain de l’incendie de l’usine chimique Lubrizol, plusieurs élus de gauche ont réclamé la transparence sur cet accident industriel, vendredi 27 septembre, critiquant le manque d’informations de la population par les autorités sur les possibles conséquences sanitaires.
Déclenché jeudi vers 2 h 40, l’incendie de cette usine classée Seveso « seuil haut » est éteint, mais il reste des points chauds et une fumée blanche émane encore du site, où ont brûlé des carburants et des additifs de lubrifiants. « Je suis très étonné de voir un incendie qui se déclare en pleine nuit, dans un endroit où il n’y a personne. Je m’interroge », a déclaré le président de Lubrizol France, Frédéric Henry, à l’issue de la visite sur place d’Agnès Buzyn, ministre de la santé, et d’Elisabeth Borne, ministre des transports. C’est la première fois que le dirigeant de l’entreprise s’exprime depuis la catastrophe. « Je suis réellement embarrassée que notre activité économique ait eu cet impact-là sur la population », a ensuite déclaré la directrice générale de Lubrizol France, Isabelle Striga, sur Franceinfo.
« Je comprends la population (…) les produits peuvent être irritants sur le moment », a tempéré Mme Buzyn après avoir visité l’usine dévastée. Il n’y a « pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués », a assuré Elisabeth Borne, à ses côtés. En revanche, « la ville est clairement polluée » par les suies auxquelles il ne faut pas toucher sans protection, a reconnu la ministre de la santé.
« Lubrizol est le plus important accident industriel en France depuis AZF [à Toulouse en 2001]. La gestion du drame que vit notre métropole de Rouen est scandaleuse et humiliante », a écrit sur Twitter David Cormand, secrétaire national d’Europe Ecologie-Les Verts, ajoutant :
« Nous voulons des informations précises et régulières. Le “circulez il n’y a rien à voir” des autorités est inacceptable. »
Le dirigeant de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, a déploré que « pouvoirs publics et médias sont quasi muets », alors que la mort de Jacques Chirac a monopolisé l’attention médiatique jeudi. « Un site Seveso ne peut être inoffensif. La population a le droit d’en savoir plus », a-t-il exhorté sur Twitter, en évoquant l’inquiétude des habitants.
« Conséquences dramatiques »
« Quand la communication gouvernementale “il n’y a pas de toxicité” se fracasse sur le mur du réel, en quelques images », a commenté la députée LFI Clémentine Autain en retweetant une vidéo spectaculaire de l’incendie. « Nous exigeons la totale transparence et la vérité sur les conséquences sanitaires ! », a abondé sur le même réseau social le secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, après ce « terrible accident » aux « conséquences écologiques dramatiques pour nos vies pour le climat ».
L’incendie est désormais éteint et il n’a pas fait de victime, mais les inquiétudes sur ses conséquences sanitaires et écologiques sont immenses. Le préfet de Normandie, Pierre-André Durand, a répété vendredi que la fumée dégagée par l’incendie ne présentait « pas de toxicité aiguë », alors que nombre d’habitants ou de personnes qui étaient à Rouen jeudi se plaignent d’irritations à la gorge.
Dans l’après-midi de vendredi, la préfecture a annoncé qu’un bateau allait être envoyé sur la Seine pour récupérer des « galettes d’hydrocarbures » présentes dans les eaux du fleuve avec un « chalut tampon ». « Il n’y en a pas des tonnes à mon avis, a précisé à l’AFP Benoît Lemaire, le directeur de cabinet du préfet de Normandie, mais ça nécessite qu’on les récupère. On a demandé que ce soit fait cet après-midi. » Plus tôt vendredi, le préfet Durand avait précisé que des galettes similaires avaient fait leur apparition dans les jardins de la préfecture.
Etablissements scolaires fermés
Les établissements scolaires restent fermés dans 12 communes de l’agglomération de 500 000 habitants jusqu’à lundi matin. Il est notamment recommandé aux personnes fragiles de rester à l’abri jusqu’à vendredi soir dans ces villes et il est demandé aux agriculteurs de veiller à ce que leurs animaux « ne consomment pas d’aliments souillés ».
Les locaux de France 3 Rouen ont par ailleurs été évacués vendredi vers 11 h 15, en raison d’une forte odeur entraînant des vomissements, liée à l’incendie. Sur son site, le média local explique que sa station est « installée sur les quais de Rouen au pied du pont Flaubert, à 800 mètres du site de Lubrizol et juste dans l’axe du panache de fumée de l’incendie compte tenu de la direction des vents ». Et de poursuivre :
« Des particules retombaient, une odeur nauséabonde et âcre était aussi relayée à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux. Nous l’avons ressentie aussi, malgré un confinement dans le bâtiment (fenêtres fermées) et des masques de protection mis à disposition de l’ensemble du personnel. »
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 27 septembre 2019 à 22h43 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/27/apres-l-incendie-de-lubrizol-a-rouen-les-locaux-regionaux-de-france-3-evacues_6013317_3244.html
Incendie de Lubrizol à Rouen : les autorités publient les résultats des analyses
Publiées sur le site de la préfecture de Seine-Maritime, les analyses montrent une qualité de l’air « habituelle », sauf sur le site de Lubrizol, où il y a une présence de benzène.
Odeur entêtante entraînant parfois des vomissements, galettes d’hydrocarbures sur la Seine, agriculteurs en plein désarroi : l’incendie spectaculaire de l’usine Lubrizol, classée Seveso seuil haut, est éteint mais continue d’inquiéter, malgré la mobilisation du gouvernement pour rassurer. Samedi 28 septembre au soir, la préfecture de Seine-Maritime a publié sur son site les résultats d’analyses liées aux risques de pollution engendrée par l’incendie survenu jeudi à Rouen, sur fond de critiques accusant les autorités d’un manque de transparence.
Concernant la qualité de l’air, « les résultats sur les composés organiques volatils sont tous inférieurs au seuil de quantification (quantité trop faible pour être mesurée) et font apparaître un état habituel de la qualité de l’air sur le plan sanitaire », à l’exception du site de Lubrizol (présence de benzène), indique la préfecture dans un de ses quatre communiqués.
Quant aux retombées de suies, générées par l’épais nuage de fumée, « les résultats d’analyses ne mettent pas en évidence de différences significatives entre le prélèvement témoin et les cinq autres sites situés sous le panache pour les HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) », explique la préfecture, qui confirme aussi la présence d’amiante dans « la toiture des bâtiments qui ont brûlé ».
Enquête pour « mise en danger d’autrui »
Après avoir reçu plusieurs plaintes déposées par des particuliers et des entreprises, le parquet de Rouen a annoncé samedi que l’enquête judiciaire concernant l’accident s’était élargie au chef de mise en danger d’autrui. Il a décidé de diligenter l’enquête sur une qualification plus large que celle de « destructions involontaires par l’effet d’une explosion ou d’un incendie », ouverte quelques heures après l’incendie de ce site industriel produisant des additifs d’huile.
Ces dernières ont été confiées à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et aux gendarmes de l’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Les constatations sur les lieux se dérouleront en début de semaine prochaine, en fonction des possibilités d’accès au site, d’après le parquet, précisant que la cause de l’incendie n’était pas encore connue. Le PDG de Lubrizol France, Frédéric Henry, s’est dit, vendredi lors d’une conférence de presse, « très étonné de voir un incendie qui se déclare en pleine nuit, dans un endroit où il n’y a personne ».
« Au-delà du recueil des témoignages, des investigations techniques ont notamment été menées par l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale au moyen de drones », a précisé le parquet. Ce dernier se dit aussi « en contact quotidien » avec les services spécialisés du parquet de Paris et son pôle de santé publique.
« La ville est clairement polluée »
Vendredi, la ministre de la santé Agnès Buzyn, et la ministre de la transition écologique et solidaire Elisabeth Borne, s’étaient rendues sur place. « Je comprends la population (…) les produits peuvent être irritants sur le moment », avait déjà affirmé la première après avoir visité l’usine dévastée. Mais il n’y a « pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués », avait assuré sa collègue à ses côtés.
En revanche « la ville est clairement polluée » par les suies, auxquelles il ne faut pas toucher sans protection, avait reconnu Mme Buzyn. Cette suie est une combinaison d’additifs d’huile de moteur et d’hydrocarbures, c’est-à-dire des matières qui ont brûlé sur le site Lubrizol, qui emploie habituellement 400 personnes.
Au total, 51 personnes ont consulté les établissements de santé rouennais jeudi et vendredi matin à cause de l’incendie, dont cinq – des adultes qui avaient déjà des pathologies respiratoires auparavant – ont été hospitalisées, a fait savoir vendredi le SAMU.
« L’inquiétude est absolument légitime. Ce nuage qui est passé au-dessus de Rouen est chargé en poussière hautement toxique au minimum cancérogène », a estimé pour sa part Annie Thébaud Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm.
« Le préfet ne ment pas quand il dit qu’il n’y a pas de toxicité aiguë du nuage, mais il ne peut écarter la toxicité à long terme », ajoute Mme Thébaud-Mony, soulignant que le risque cancérogène existe même pour une exposition de courte durée. Quant aux suies, ce sont « des produits toxiques très dangereux », selon la chercheuse.
A l’unisson, l’association écologiste Robin des bois voit dans les suies un « problème diffus mais majeur ». Elle redoute « des eaux polluées » et des nettoyages qui pourraient aboutir dans la Seine, selon son porte-parole, Jacky Bonnemains.
Plusieurs partis, notamment Europe-Ecologie-Les Verts (EELV) ou encore La France insoumise (LFI), réclament davantage de transparence sur cette catastrophe industrielle. « Lubrizol est le plus important accident industriel en France depuis AZF [à Toulouse en 2001]. La gestion du drame que vit notre métropole de Rouen est scandaleuse et humiliante », a twitté David Cormand, secrétaire national de EELV.
Preuve de l’importance de la pollution, le maire de Bohain-en-Vermandois Yann Rojo, commune au nord de l’Aisne, à 200 km de Rouen dit que ses habitants ont « constaté des flaques d’eau brunâtres, teintes de résidus d’hydrocarbure » et « des traces de suie ». « Pour le moment on ne sait pas trop ce qu’il y a dans cette suie. Les autorités au niveau national disent “toxique mais pas trop ?” Ça veut dire quoi ? »
AFP 28 septembre 2019
L’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen : un nuage noir, une étrange pluie de suie et une odeur d’enfer
Le jour s’est levé avec une heure de retard sur Rouen, jeudi 26 septembre. Un panache épais, noir comme une fumée d’enfer, a surpris ses habitants au lever du jour. Ces volutes de vingt-deux kilomètres de long sur six de large ont survolé tout le nord de la ville et rôdé sur la capitale normande jusqu’au milieu de l’après-midi, avant d’être chassées par le vent. Pour ceux qui n’avaient pas entendu retentir les deux sirènes, vers 7 h 30, cette chape lugubre annonçait la catastrophe nocturne : l’incendie de Lubrizol.
L’usine chimique est posée depuis 1954 sur les quais de la zone industrielle, au bord de la Seine, à trois kilomètres du centre-ville : un paysage d’usines et de raffineries un brin fantasmatique où les cheminées brûlent et restent éclairées toute la nuit. Dans la nuit de mercredi à jeudi, d’énormes flammes ont ravagé cette usine chimique, sur la rive gauche de la ville. Lubrizol fabrique et commercialise des additifs qui servent à enrichir les huiles de moteur, carburants et peintures industrielles.
« J’ai d’abord entendu des bruits secs, vers deux heures et demie du matin. J’ai cru qu’il y avait une bagarre, raconte Tony Tessal, un épicier qui vit près du pont Guillaume-le-Conquérant. C’étaient des explosions. » Dix minutes plus tard, à 2 h 42, un dépôt s’embrase. Peu après arrivent les premiers gyrophares des pompiers, qui ne maîtrisent que vers 11 heures le gigantesque incendie, traitant l’immense flaque d’hydrocarbures comme un feu de pétrole. Il ne sera totalement éteint que vendredi 27 septembre en tout début de matinée. L’enquête judiciaire lancée dès jeudi devra tenter de comprendre comment et pourquoi des fûts de stockage d’huiles et d’additifs ont pris feu cette nuit-là.
Une pluie noire, drue, huileuse
Une étrange pluie noire s’est ensuite abattue, drue, huileuse. Elle a lentement irisé les pavés glissants des rues piétonnes de Rouen, tandis que les voitures en stationnement se couvraient de sales traces. Et pas seulement en ville. Tout autour de la capitale normande, des abris, des tables d’extérieur, des toboggans se couvrent de suie. Des flaques noirâtres fleurissent un peu partout dans les rues, les jardins, et sur les réseaux sociaux. A 35 kilomètres de Rouen, les bassins de récupération d’eaux de pluie de Buchy semblent comme mazoutés.
Rouen est une ville industrielle où, par temps de brouillard humide, les habitants ont l’habitude de renifler des odeurs d’hydrocarbures. Cette fois, elles sont vraiment « incommodantes », conviennent les autorités publiques. Une puanteur âcre s’est emparée de la métropole. Cela ressemble d’abord à des remugles de plastique brûlé ou de solvants, ensuite à de l’œuf pourri, aux premiers souffles de vent. Elle pique la gorge des automobilistes qui traversent la ville ou des passagers qui débarquent à la gare.
Etrange ambiance. La préfecture de Seine-Maritime a mis en place un plan particulier d’intervention (PPI) et pilote les opérations depuis une cellule de crise. Un périmètre d’interdiction de 500 mètres est établi autour de l’usine, les principales voies d’accès à Rouen sont fermées, ainsi que le pont Flaubert, qui relie les deux rives. Les établissements accueillant des enfants – crèches, écoles, collèges, lycées – de Rouen et de douze communes du nord sont fermés. Des étudiants distribuent des masques chirurgicaux, épuisant les stocks des pharmacies de la ville. Même les policiers chargés de barrer les accès de l’usine en portent.
Fantômes
Rouen, ville morte. Dans les rues désertes, on ne croise que quelques poignées de piétons pressés, écharpe ou foulard sur le visage, de vrais fantômes. Les commerces et les restaurants du centre-ville ont tiré leurs volets, les administrations, les musées, les piscines aussi. Contre l’avis de la préfecture, les transports se sont interrompus. « J’ai fait sept kilomètres et demi à pied pour rentrer chez moi, déclare Philippe Esnault, agacé, qui travaille dans une entreprise de ravalement. Une heure et demie dehors, ce n’était pourtant pas le jour. »
Aucune victime n’est à déplorer sur le site industriel du nouveau quartier Flaubert, où travaillent quelque 400 employés, mais, à Rouen, l’émoi et l’inquiétude sont immenses. L’usine est en effet dite « Seveso seuil haut » : trois mots terrifiants qui signifient que, en raison du volume de ses stocks de produits inflammables, Lubrizol est classée très dangereuse dans ce baromètre établi après la catastrophe chimique de 1976, dans l’usine pharmaceutique et cosmétique de Seveso, en Italie.
Beaucoup de Rouennais ont gardé en mémoire le souvenir d’un premier accident survenu à Lubrizol, en 2013 : une fuite de gaz malodorant s’était fait sentir jusqu’en région parisienne et dans le sud de l’Angleterre. Lubrizol se croyait immunisée. Quatre ans plus tard, en 2017, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Normandie (Dreal), qui surveille ce type de site, avait en effet jugé le risque d’accident « pouvant entraîner un incendie sur ces installations relativement faible ». La fréquence y était estimée à « une fois tous les 10 000 ans »…
« Il faut rester vigilant plusieurs jours »
Dès jeudi matin, le discours du préfet de Normandie se veut rassurant. Au vu des premières analyses effectuées, aucune « toxicité aiguë » n’est détectée, assure Pierre-André Durand. « Elles n’ont pas impliqué de mesures de confinement ou d’évacuation des populations, détaille-t-il. Mais il est recommandé d’éviter les déplacements inutiles et de prendre des précautions particulières pour les personnes fragiles. »
« Le risque de sur-accident est maîtrisé », estime aussi, en fin de journée, le colonel Jean-Yves Lagalle, responsable des pompiers de Seine-Maritime. « Il ne faut pas rester sous le vent des fumées, ajoute-t-il. La toxicité n’est pas aiguë, mais ces fumées sont toxiques, comme toute pollution. Le risque existe, mais il y a une dilution dans l’atmosphère. On le contrôle. »
Arrivé sur place vers midi, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, tient à peu près les mêmes propos : « La situation est maîtrisée. Les produits les plus dangereux [notamment le pentasulfure, très toxique] ont été déplacés. Il n’y a pas de dangerosité particulière, même si l’inhalation des fumées présente en soi sa part de dangerosité. Il n’y a pas de risque avéré pour la population. »
Plusieurs traces de pollution avérées
Grâce à un camion spécialisé de la direction générale de la sécurité civile appelé en renfort, une analyse plus fine des substances contenues dans le nuage de pollution est réalisée au fil de la journée. Les résultats « confirment les premières analyses », explique le préfet en début de soirée, notant « une absence d’hydrogène sulfuré, une seule valeur d’oxyde de soufre mesurée et des valeurs basses d’oxyde d’azote ». « Ce sont des substances carbonées classiques que l’on trouve toujours dans les fumées d’incendie », poursuit-il.
L’analyse des retombées de suie, elle, prendra plus de temps. Plusieurs traces de pollution de la Seine sont déjà avérées, malgré la pose de barrières flottantes. Mais l’eau du robinet est décrétée « potable ». « Pas d’afflux » notable aux urgences, indique aussi le CHU de Rouen. D’après le SAMU, seules « dix personnes » souffrant de maux de tête et de gorge ont été prises en charge.
Pas rassurés, certains ont pourtant décidé de quitter prestement la ville. « Ma sœur a accouché il y a trois jours, raconte Tony Tessal, le patron d’une épicerie située rue Cauchoise, en centre-ville. Je lui ai dit de partir avec son bébé à Deauville. » Loïc Fromangé est un jeune père de 40 ans. « Ma fille s’est réveillée en pleurant vers 4 heures du matin, raconte-t-il, et là, j’entends d’impressionnantes explosions. Sur le balcon, je découvre une énorme fumée noire et une lumière orangée de fin du monde. J’ai regardé les informations qui commençaient à sortir sur Internet. En dix minutes, on était dans la voiture, avec femme et enfant, en route vers Paris, chez mon beau-père. Pour avoir travaillé dans des sites Seveso, on ne se sait jamais… J’ai préféré prendre toutes les précautions. »
L’époque est au doute. Mensonges, manipulations… Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, les autorités en prennent pour leur grade. « En 1986, le nuage n’était pas toxique et s’était arrêté à la frontière, cette fois il restera sur Rouen ! » Tchernobyl, le nom de la catastrophe nucléaire survenue en Union soviétique, est sur toutes les bouches. En ce jour de décès de Jacques Chirac, les Rouennais se sentent abandonnés. « Vous avez des nouvelles de ce qui nous arrive ?, demande un brin ironique le gérant d’un restaurant du vieux Rouen. Parce que nous, depuis que Chirac est mort, on a zéro info. Il a éteint l’incendie. »
« Le choc », sur une photo de l’usine Lubrizol en flammes : Paris-Normandie est sans doute le seul quotidien à ne pas titrer pleine « une » sur Jacques Chirac, vendredi 27 septembre. Et les stations de radio et de télé normandes à tenir auditeurs et téléspectateurs au courant de « ce qui arrive », à Rouen. Masque de protection sur le nez, Tony, le jeune gérant d’épicerie, a installé une chaise devant les kiwis et les oranges de son étal, de plain-pied sur les pavés luisants. Il lève sa canette : « On va boire une dernière bière, si ça se trouve demain, on est mort… »
Ariane Chemin et Gilles Triolier
• Le Monde. Publié le 27 septembre 2019 à 06h44, mis à jour à 19h19 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/27/incendie-a-rouen-un-nuage-noir-une-etrange-pluie-de-suie-et-une-odeur-d-enfer_6013242_3244.html
Ce que l’on sait après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen
De nombreuses inconnues perdurent sur la nature et les effets des substances émises depuis jeudi par l’usine chimique dans la région de Rouen.
Jeudi 26 septembre, un violent incendie s’est déclaré à Rouen, au sein de l’usine chimique de l’entreprise américaine Lubrizol. Le feu s’est déclaré vers 2 h 40, dans un dépôt de produits conditionnés de type additifs pour lubrifiants, selon la direction de l’usine. En tout, l’incendie a mobilisé 240 pompiers de Seine-Maritime et des départements voisins, aidés de 50 véhicules. Plus de huit heures après l’embrasement, l’incendie a été maîtrisé, puis définitivement éteint vendredi matin.
Depuis jeudi, l’incendie a dégagé un lourd et épais panache de fumée, provoquant des retombées de suie sur toute la zone nord-est de la ville et suscitant de nombreuses inquiétudes.
Que fabrique l’usine Lubrizol ?
Créé en 1954, le site de 14 hectares situé sur les bords de la Seine emploie actuellement 400 personnes, selon la préfecture de Seine-Maritime. Elle est la propriété du groupe chimique américain Lubrizol Corporation, qui appartient lui-même à Berkshire Hathaway, la holding de l’homme d’affaires américain Warren Buffett.
L’usine fabrique et commercialise des additifs pour enrichir les huiles, des carburants et des peintures industrielles. Jusqu’en 2009, elle était classée Seveso « seuil bas », jusqu’à ce que des analyses écotoxicologiques conduisent les services de l’Etat à la reclasser dans le « seuil haut ». En 2013, une émission de mercaptan, un gaz nauséabond toxique, venant de l’usine avait été ressentie à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde jusqu’à Paris et en Angleterre.
Combien d’habitants vivent près de l’usine ?
A peine plus de trois kilomètres séparent l’usine Lubrizol du centre-ville historique de Rouen. Le site industriel, situé sur la rive gauche du fleuve, se situe au cœur d’un territoire très peuplé : la métropole Rouen-Normandie compte 490 000 habitants, selon les données 2016 de l’Insee, et regroupe 71 communes. Douze d’entre elles, en plus de Rouen, ont été touchées par des mesures de confinement des maisons de retraite et de fermeture des établissements scolaires, ainsi que des crèches. Elles rassemblent environ 65 000 habitants, en plus des 110 000 de la capitale normande.
Quelle est la toxicité des produits qui se sont dégagés ?
Le préfet a affirmé lors d’un point de situation, vendredi 27 septembre à la mi-journée, que les suies contenaient des « composants essentiellement liés à la combustion d’huile de produits finis, d’additifs chimiques pour huiles et d’hydrocarbures, d’où d’ailleurs ces suies noires, grasses que nous constatons ».
Le préfet a écarté, à plusieurs reprises, tout risque de « toxicité aiguë » dans l’air. Des seuils légaux de toxicité aiguë sont fixés par les autorités ministérielles pour chaque composé chimique.
Le professeur André Picot, ancien directeur de l’unité prévention en risques chimiques au CNRS, explique dans Paris-Normandie que, sans connaître la « nature des produits », il est « extrêmement risqué d’avancer qu’il n’y a pas de toxicité aiguë ou, en tout cas, subaiguë, c’est-à-dire une toxicité non négligeable ». Selon lui, il ne faut, cependant, « pas systématiquement alarmer, tant qu’on ne connaît pas le degré de dangerosité des produits consumés ».
Des produits radioactifs s’y trouvaient-ils ?
Des internautes se sont inquiétés d’un tableau, réalisé par l’inspection des installations classées et datant de 2006, faisant état de la présence de substances « radioactives (utilisation, dépôt, stockage) sources scellées conformes », pour un volume de 6 882 mégabecquerels (MBq).
Le préfet de Seine-Maritime a toutefois assuré, vendredi matin, « qu’il n’y avait pas de produits radioactifs » stockés sur le site. Cette radioactivité s’explique, en fait, « par la présence de huit machines utilisées pour évaluer le niveau et la densité dans des bacs », explique Céline Reuter, responsable de l’unité d’expertise des sources à l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ces appareils de mesure, répandus dans le secteur industriel, fonctionnent grâce à du césium 137, un élément radioactif scellé dans une double enveloppe métallique. « Aucune des sources n’a été touchée par l’incendie. On a fait une levée de doute. Il y a eu confirmation », précise Jean-Yves Lagalle, colonel des pompiers de Seine-Maritime.
Des victimes ont-elles été recensées ?
L’incendie n’a causé aucune victime directe. Sur les réseaux sociaux, des internautes ont fait part d’irritations ou encore de maux de tête. Vendredi à la mi-journée, Benoît Jardel, médecin du SAMU, a fait savoir que 51 personnes décrites comme « fragiles », « sensibles » ou ayant des pathologies respiratoires ont été examinées dans différents établissements de santé dans la journée de jeudi et dans la nuit suivante. Cinq d’entre elles, toutes des adultes, sont restées dans des services d’hospitalisation de courte durée.
Pourquoi l’indice de qualité de l’air a-t-il cessé d’être diffusé jeudi ?
Jeudi 26 septembre, alors que l’incendie était en cours, de nombreux internautes se sont émus de l’arrêt de la diffusion de l’indice Atmo à Rouen. Cet indicateur journalier décrit la qualité de l’air dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants en se basant sur la mesure de dioxyde de soufre, d’ozone, de particules fines et de dioxyde d’azote. Mais son mode de calcul « ne prend en compte ni les odeurs ni les polluants atypiques émis lors d’accident », précise l’association régionale Atmo Normandie. En outre, l’organisme ne dispose pas de stations de mesure dans la zone vers laquelle s’est dirigé le panache de fumée et a donc décidé de suspendre, jeudi matin, la diffusion de cet indice en considérant qu’il n’était « pas représentatif de la situation » sans cesser pour autant de réaliser des mesures. Il a été remis en ligne vendredi 27 septembre dans la matinée. Atmo Normandie précise avoir mis en place « des mesures complémentaires dont l’analyse complexe ne peut être en temps réel, car faite en laboratoire de chimie ».
Quels risques pour l’agriculture et les milieux naturels ?
Des retombées d’hydrocarbures ont été constatées à Rouen et ses environs, dans des jardins, propriétés agricoles ou encore sur des légumes. Selon la chambre d’agriculture de la Seine-Maritime, plusieurs agriculteurs et laiteries ont déjà tiré la sonnette d’alarme. A titre de précaution, le préfet de la Seine-Maritime a émis des recommandations spécifiques :
• les éleveurs qui possèdent des animaux en plein air doivent « les rentrer et sécuriser leur abreuvement et leur alimentation en les plaçant sous abri ». Il est interdit de nourrir les bêtes avec des « aliments souillés » et il faut « faire pâturer les ruminants sur des pâtures saines ».
• les agriculteurs ne doivent rien récolter « en l’attente de précisions ultérieures » et de ne pas chercher à nettoyer les champs impactés.
• les riverains ne doivent pas consommer les produits de leurs jardins s’ils ne sont pas épluchés ou correctement lavés. « Un plan de surveillance renforcé sera mis en place, tant sur les denrées végétales que d’origine animale, pour garantir la parfaite salubrité des produits destinés à la consommation humaine. »
Des inquiétudes demeurent sur une éventuelle pollution des nappes phréatiques. Le préfet a affirmé, vendredi, qu’il n’y avait « a priori » pas de risques les concernant. Mais l’association environnementale Robin des bois s’est interrogée sur les réseaux de l’usine « saturés » et le « risque de migration des hydrocarbures et autres déchets toxiques dans les nappes phréatiques ». L’association met en garde contre le lavage des voitures ou des maisons encrassées : « Si les gens nettoient ça au Kärcher, on va se retrouver avec des eaux polluées qui vont aboutir ou bien dans la Seine, ou bien dans la station d’épuration. »
Quel a été le précédent incident dans cette usine ?
En janvier 2013, un bac de dialkyldithiophosphate de zinc s’était décomposé, émettant du mercaptan, fortement odorant – c’est lui qui donne au gaz de ville son odeur spécifique – et toxique à très forte dose. Le panache du gaz s’était étendu de la Manche à l’Ile-de-France.
La décomposition de ce produit chimique avait été causée par la température excessive et par un temps de séjour trop long dans le bac. Le traitement « trop tardif » de la décomposition opéré par les employés n’a pas permis de minimiser l’émission de mercaptan et l’a même favorisée. Toutefois, l’enquête publique avait ensuite noté que « les concentrations correspondant aux effets irréversibles n’avaient pas été atteintes dans l’environnement ». L’entreprise avait été condamnée en avril 2014 à une amende de 4 000 euros pour nuisance olfactive, mais le délit de mise en danger de la vie d’autrui avait alors été écarté.
A la suite de l’incident, l’entreprise s’est engagée sur plusieurs années dans des travaux afin de réduire la probabilité de survenue d’événements de type « mercaptan » ou « autres émanations ». Le préfet a assuré jeudi que l’usine était « aux normes telle que nous l’avons vue en 2019 », en rappelant qu’« elle ne l’a pas toujours été » et qu’en 2017, « elle a fait l’objet d’une mise en demeure » en raison de « 17 manquements », puis que « la mise à niveau a été réalisée ».
Les décodeurs
Gary Dagorn , Léa Sanchez , Arthur Carpentier , Assma Maad et Séverine Maublanc
Que signifie le classement Seveso ?
C’est le nom d’une directive européenne prise en 1982, six ans après l’émotion suscitée par la catastrophe écologique et sanitaire de l’usine chimique Icmesa, située sur la commune de Seveso, à une vingtaine de kilomètres au nord de Milan, en Italie. La directive incitait les pays européens « à se doter d’une politique commune en matière de prévention des risques industriels majeurs » et demandait « aux Etats et aux entreprises d’identifier les risques associés à certaines activités industrielles dangereuses et de prendre les mesures nécessaires pour y faire face . »
Le dernier cadre de cette directive, Seveso 3 a été établi en 2012. Entrée en vigueur en 2015 en France, elle « introduit des normes plus strictes en matière d’inspection et renforce l’obligation d’information du public, du personnel et des exploitants des établissements voisins ».
La directive Seveso distingue deux type d’installations (seuil haut et seuil bas) dont les mesures de sécurité et les procédures varient. Selon la base nationale des installations classées, la France compte 1 378 sites Seveso (634 en seuil bas et 744 en seuil haut) sur lesquels des études sont menées pour évaluer les risques et des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) qui limitent l’urbanisation, sont mis en place. Le PPRT de Lubrizol avait été approuvé en 2014.
Gary Dagorn , Léa Sanchez , Arthur Carpentier , Assma Maad et Séverine Maublanc
• Le Monde. Publié le 27 septembre 2019 à 18h47, mis à jour à 20h59 :
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/09/27/ce-que-l-on-sait-au-lendemain-de-l-incendie-de-l-usine-lubrizol-a-rouen_6013373_4355770.html
Incendie à Rouen : « Une fumée bio ça n’existe pas », s’inquiètent les agriculteurs de la région
Maïs noircis, ruches souillées… Certains font leurs analyses personnelles, d’autres s’en remettent à la préfecture, mais tous, maraîchers, éleveurs, apiculteurs, devinent qu’ils vont devoir payer ce nuage de suie
Le chiffon était blanc, il est ressorti noir. Vendredi 27 septembre, en fin d’après-midi, Patrick Berrubé enfile sa combinaison et son voile d’apiculteur et gagne son jardin de Quincampoix, petite commune périphérique de Rouen, en Seine-Maritime. Le voilà au pied de ses ruches, son passe-temps de retraité. Il essuie une des planches d’envol, là ou entrent et sortent les essaims. « S’il y a de la suie sur le chiffon, soupire-t-il, il y en a forcément dans la ruche, donc dans les abeilles. »
C’est un mail reçu quelques heures plus tôt qui a poussé M. Berrubé à mener cette triste expérience. Le Groupement de défense sanitaire apicole du département demande à ses adhérents de collecter des informations pour « aider à estimer les conséquences à craindre pour les colonies » d’abeilles après la « catastrophe industrielle » survenue dans la nuit du mercredi au jeudi 26 septembre. « L’étendue de la dispersion de fumées, gaz et suies est considérable et va bien au-delà des communes proches du sinistre », insiste l’association, qui voudrait « pouvoir estimer l’impact sur les ruches » de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen.
L’apiculteur retourne le chiffon dans ses mains, devant sa petite-fille – ce vendredi, comme hier, les écoles de la région rouennaise sont restées fermées. Cette passion familiale le tient depuis vingt ans. Dans chacune de ses vingt ruches, des milliers d’abeilles butinent, qui produisent 30 kg de miel par an. Pour la première fois, il est perdu. « Quand on est apiculteur, on est toujours un peu écolo sur les bords. Ça va de pair. » Il réfléchit. « Quand on est apiculteur, ses abeilles, on y pense nuit et jour. Les miennes, par exemple, elles boivent. Or, toutes les feuilles du jardin sont noires. Elles butinent les plantes encore en fleur comme les asters et les mauves, qui elles aussi ont été polluées. »
« C’est la première fois que je vis une catastrophe »
Apiculteurs, maraîchers, éleveurs… Ils habitent à 10 ou 30 km de Rouen, se sont réveillés jeudi matin dans ou loin du panache de fumée, ont humé ou non l’odeur âcre et entêtante venue de l’usine en feu. Vers 8 h 30 ou 9 heures, chacun a entendu tomber la pluie, plus précoce dans le nord de l’agglomération qu’à Rouen. Puis, oreille au poste ou nez sur l’ordinateur, dès l’averse calmée, ils sont sortis dans leurs jardins ou leurs champs, à la recherche des stigmates du fameux « nuage » de Lubrizol.
La ferme de Philippe Brument se trouve au Mont-Perreux, un hameau de Saint-Martin-du-Vivier, à 8 km de Rouen. Pas très loin du parking du magasin Leroy-Merlin d’Isneauville, l’un des deux lieux où ont été relevées « des traces d’oxyde d’azote » – 0,3 partie par million (ppm) – par l’agence de mesure de l’air (Atmo) normande, épaulée par un camion spécialisé de la direction générale de la sécurité civile. L’agriculteur est né ici, il y a quarante-sept ans. Il prévient : « C’est la première fois que je vis une catastrophe. »
Jeudi matin, il a commencé par nettoyer la cour de sa ferme, pour « enlever tout ce noir qui allait entrer dans la maison ». Puis s’en est allé arpenter les 26 hectares de son exploitation et inspecter son champ de maïs. Stupéfaction : dans le champ, un plant sur deux est recouvert de traces noires. Il accepte de faire la visite guidée. « Regardez celui-là comme il est beau », soupire Philippe Brument en montrant l’épi le plus maculé de son champ.
Le fourrage devait être mis en silo dans dix jours, mais la préfecture de Seine-Maritime a demandé aux agriculteurs « de ne pas récolter leurs productions en l’attente de précisions ultérieures ». Du coup, Philippe Brument attend. « Que faire ? Si je mets les feuilles de maïs pleines d’hydrocarbure avec le reste en vrac dans le silo, qu’est-ce que ça va donner ? C’est stressant. » Il devine qu’il va payer ce nuage de suie qui s’est échappé de Rouen.
« La pluie a tout sali »
Ses maïs, coup de chance, Stéphane Donckele les avait ramassés une semaine plus tôt. « Tout est planifié trois semaines en avance. En une journée, on fait le stock de l’année pour les animaux. » L’exploitation du secrétaire général de la FNSEA du département compte 110 hectares de culture et 50 d’herbes, et produit lait et viande dans le village de Catenay, à 25 km de la capitale normande. « Pas dans le nuage en tant que tel, précise M. Donckele, mais la pluie a tout sali. On s’en est pris vingt minutes. Les flaques étaient toutes noires. On avait posé dehors des récipients transparents, pour faire des analyses. On voyait flotter des particules. »
Le 26 septembre, ses bêtes se trouvaient au pâturage. Il ne les a pas confinées. « Techniquement impossible ! On avait prévu de rentrer les vaches le 20 octobre. Les bâtiments n’étaient pas aménagés, raconte Stéphane Donckele. Il faut une bonne journée de travail pour faire du propre et tout remettre en état, et le communiqué de la préfecture demandant de confiner les animaux est tombé à 16 heures… »
Aux éleveurs et agriculteurs de la zone, les autorités du département de Seine-Maritime recommandaient en effet, « dans les zones impactées par le panache de fumée », de « rentrer » les animaux et « de sécuriser leur abreuvement et leur alimentation en les plaçant sous abri ». Elles jugeaient aussi « nécessaire de faire pâturer des ruminants sur des pâtures saines, exemptes de dépôt de suie. » Au passage, la préfecture conseillait « de ne pas chercher à enlever les dépôts de suie et d’attendre les prochaines consignes préfectorales (…) pour les éliminer par une filière autorisée ». Trop tard, pour beaucoup.
Son principal client ne prendra pas sa production
A Saint-Aignan-sur-Ry, 25 km au nord-est de Rouen, Olivier Lainé exploite 60 hectares en maraîchage en bio, dont une petite partie de fruits et de légumes de qualité. Responsable national de la commission climat-énergie de la Confédération paysanne, lui non plus ne se trouvait « pas dans la zone du panache » et n’a « pas vu de retombées, car je suis à 5 ou 6 km du passage du nuage », raconte-t-il.
Les soucis, pourtant, sont arrivés très vite. Son principal client, une chaîne de produits bio, l’a appelé pour lui dire qu’il ne prendrait pas sa production de haricots, de carottes et de courgettes, « par précaution ». Une grosse perte pour Olivier Lainé : ce petit maraîchage de niche est celui qui lui rapporte le plus. « Ils ont raison, approuve pourtant l’agriculteur. Pour l’instant, on ne sait rien. Quand on nous dit que rien n’est toxique avant même la publication des résultats scientifiques définitifs, je m’interroge aussi », ajoute le responsable de la Confédération paysanne.
« Une fumée bio, ça n’existe pas », soupire Philippe Brument devant ses maïs noircis. Vendredi matin, une poignée d’oiseaux ont été retrouvés morts sur les quais de Rouen, affirme le site Roueninfo photo à l’appui. Le préfet de la Seine-Maritime, Pierre-André Durand, indique ne pas avoir eu connaissance de tels événements ; le colonel Jean-Yves Lagalle (SDIS) ne pas avoir reçu de signalement lui non plus. Mais le chef des pompiers de Seine-Maritime a ajouté cette phrase en forme de parabole qui, chez les Rouennais et alentour, a agi comme un autre brouillard toxique : « Si un oiseau est passé dans le nuage de fumée, il y a de fortes chances pour qu’il soit mal en point. Si j’avais mis l’un de mes pompiers dans le panache, sans protection, il est évident qu’il serait au plus mal lui aussi. »
Ariane Chemin (Rouen, envoyée spéciale) et Gilles Triolier (Rouen, correspondance)
• Le Monde. Publié le 28 septembre 2019 à à 05h57, mis à jour à 08h26 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/28/incendie-a-rouen-une-fumee-bio-ca-n-existe-pas-s-inquietent-les-agriculteurs-de-la-region_6013405_3244.html
Après l’incendie de Lubrizol à Rouen, le « manque de transparence » sévèrement critiqué
Elus de gauche et associations environnementales mettent en doute la communication rassurante du gouvernement et de la préfecture. Ils craignent des conséquences sanitaires.
« Pas de toxicité aiguë. » Depuis le spectaculaire incendie qui a ravagé, jeudi 26 septembre, l’usine chimique Lubrizol de Rouen, classée Seveso « seuil haut », le gouvernement répète en boucle le même message rassurant. « Des premières analyses de la qualité de l’air ont été réalisées dès la survenue de l’incendie, qui n’ont pas mesuré de toxicité aiguë de l’air », a le premier réagi le ministère de la transition écologique et solidaire par voie de communiqué, alors que d’épaisses fumées noires menaçaient encore l’agglomération rouennaise et ses 500 000 habitants.
« La situation est maîtrisée […] Il n’y a pas de dangerosité particulière, même si l’inhalation des fumées présente en soi sa part de dangerosité. Il n’y a pas de risque avéré pour la population », assurait sur place aux Rouennais, dès jeudi, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner. Les premiers résultats d’analyses de l’air n’ont pas révélé de « toxicité aiguë », a insisté de nouveau vendredi le préfet de Normandie Pierre-André Durand. Les premières mesures ont seulement révélé « des traces d’oxyde d’azote », un gaz toxique émanant de la combustion de carburant, a indiqué le préfet.
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, n’a pas pu faire autrement que de reconnaître que la ville, où les établissements scolaires avaient été fermés vendredi, était « clairement polluée » par les suies. Elle s’est rendue à Rouen en fin de journée avec son homologue à la transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne. Avec deux objectifs : rassurer les habitants (« toutes les mesures de précaution et de contrôle nécessaires sont prises ») et éteindre un autre départ d’incendie (« tous les résultats d’analyse seront rendus publics »). Plusieurs élus de gauche ont violemment critiqué le manque de transparence autour de l’accident et de ses conséquences sanitaires et environnementales.
Le plus important accident industriel depuis AZF
« Lubrizol est le plus important accident industriel en France depuis AZF [à Toulouse en 2001]. La gestion du drame que vit notre métropole de Rouen est scandaleuse et humiliante, a dénoncé le premier sur son compte Twitter David Cormand, secrétaire national d’Europe Ecologie-Les Verts et élu de la métropole Rouen Normandie. Nous voulons des informations précises et régulières. Le “Circulez il n’y a rien à voir” des autorités est inacceptable. »
Le patron de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, y est également allé de son petit tweet : « Un site Seveso ne peut être inoffensif. La population a le droit d’en savoir plus ». Tout comme le secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel : « Nous exigeons la totale transparence et la vérité sur les conséquences sanitaires ! »
Les associations environnementales s’agacent aussi du « manque de transparence ». « La liste des produits entreposés n’a toujours pas été communiquée », reproche France Nature Environnement qui, avec Greenpeace, la CGT ou Attac, appelle à une manifestation mardi 1er octobre devant le palais de justice de Rouen. Hydrocarbures sulfurés, hydrocarbures azotés, hydrocarbures phosphorés mais aussi soude, potasse caustique… la lecture de la fiche de l’inspection des installations classées donne un aperçu de la variété des substances à la « toxicité aiguë » ou « dangereuses pour l’environnement » manipulées dans l’usine Lubrizol, spécialisée dans la fabrication d’additifs chimiques pour lubrifiants, carburants et peintures industrielles. Une consultation de la base Géorisque précise également que Lubrizol a généré près de 10 000 tonnes de « déchets dangereux » en 2017, année la plus récente pour laquelle les données sont disponibles.
« Un suivi sanitaire long de la population exposée »
Maux de tête, nausées, malaises ont été signalés parmi la population rouennaise vendredi. L’association Générations futures s’inquiète de conséquences à long terme. « Des heures de combustions d’hydrocarbures combinés à d’autres substances n’auront pas manqué de dégager des substances préoccupantes », alerte l’ONG. Elle s’inquiète notamment pour la Seine où des barrages antipollution ont été déployés. « Un suivi sanitaire long de la population exposée devra être mis en place », insiste sa coordinatrice Nadine Lauverjat, pour qui « la présence d’une telle usine classée “Seveso seuil haut” à quelques centaines de mètres d’habitations, en plein cœur d’une agglomération de plus de 400 000 habitants, pose problème ».
Surtout, ce n’est pas la première fois que l’usine Lubrizol défraie la chronique. En 2013, une fuite de mercaptan, un gaz toxique et fortement odorant s’était fait sentir jusqu’en région parisienne. Quatre ans plus tard, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Normandie (Dreal), qui surveille les installations classées Seveso, avait évalué le risque d’un incendie sur le site de Lubrizol. « Des effets toxiques pour la santé pourraient être ressentis au plus loin à 200 m autour du site », notait la Dreal, dont la dernière visite remonte au 6 septembre. Dans la même note, elle estimait le risque d’accident pouvant entraîner un incendie à « au maximum une fois tous les 10 000 ans ». Pas de quoi éteindre les polémiques.
Stéphane Mandard
• Le Monde. Publié le 28 septembre 2019 à 05h58 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/28/apres-l-incendie-de-lubrizol-a-rouen-le-manque-de-transparence-severement-critique_6013406_3244.html