Au moins deux morts au 1er octobre
A Bagdad, plus d’un millier de manifestants se sont réunis pour dénoncer la corruption et réclamer des emplois et des services publics.
En Irak, des manifestations contre la corruption et pour réclamer emplois et services publics ont été réprimées par la police, mardi 1er octobre. A Bagdad, la capitale, les forces de l’ordre ont violemment dispersé le premier mouvement social d’envergure auquel est confronté le gouvernement en place depuis près d’un an. Un civil a été tué et plus de deux cents personnes blessées – cent soixante civils et quarante agents des forces de l’ordre –, a annoncé le ministère de la santé irakien.
Un manifestant a aussi été tué dans la province de Zi Qar, dans le sud de l’Irak. Deux autres manifestants et vingt-cinq membres des forces de l’ordre ont par ailleurs été blessés, a indiqué le directeur de la santé de la province, Abdel Hussein Al-Jaberi.
A Bagdad, plus d’un millier de manifestants s’étaient réunis. « Les voleurs nous ont pillés », ont scandé les protestataires, dont le pays est ravagé par la corruption et les guerres, et touché par une pénurie chronique d’électricité et d’eau potable depuis des années.
Les forces de l’ordre ont fait usage de canons à eau, de grenades lacrymogènes et ont tiré des balles en caoutchouc sur la foule. Des journalistes de l’Agence France-Presse ont également vu les forces de l’ordre tiré à balles réelles d’une haute tour désaffectée qui surplombe la place Tahrir, point de rendez-vous traditionnel des manifestations, et le pont Al-Joumhouria, qui mène à la « zone verte » où se trouvent l’ambassade américaine et le Parlement.
سيف صلاح الهيتي
@saifsalahalhety
محاولات لإخلاء #ساحة_التحرير وملاحقة المتظاهرين في أزقة وشوارع السعدون !
Vidéo intégrée
16:00 - 1 oct. 2019
Douzième pays le plus corrompu du monde
Traditionnellement, les cortèges prennent la direction de la « zone verte », mais ils étaient jusqu’en juin interdits d’accès par des murs de béton et des barrages militaires. Depuis, la zone a été ouverte à tous et les autorités craignent une entrée des manifestants, qui pourraient paralyser les institutions qui s’y trouvent.
L’Irak est le douzième pays le plus corrompu du monde selon l’organisation non gouvernementale Transparency International. Selon les instances officielles, la corruption a englouti, depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, au moins 410 milliards d’euros, soit quatre fois le budget de l’Etat et plus de deux fois le produit intérieur brut (PIB) de l’Irak.
Parmi les manifestants, mardi, certains appelaient sous une nuée de drapeaux irakiens à lancer un sit-in illimité et à maintenir la mobilisation jusqu’à obtenir « la fin de l’injustice » et « des services et des emplois ». D’autres ont aussi appelé à « la chute du régime ».
Outre les slogans réclamant du travail pour les jeunes – dont le taux de chômage de 25 % est deux fois supérieur à la moyenne nationale – et des services publics, des manifestants brandissaient des affiches de soutien au général Abdel Wahab Al-Saadi. Ce dernier, patron du contre-terrorisme, des unités d’élite créées et armées par les Américains, a été mis à l’écart la semaine dernière par le premier ministre Adel Abdel Mahdi, provoquant une levée de boucliers contre une décision vue par des observateurs comme favorable aux factions pro-Iran en Irak.
Le Monde avec AFP
• Le Monde . Publié le 01 octobre 2019 à 18h49 - Mis à jour le 01 octobre 2019 à 21h10 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/01/irak-une-manifestation-contre-la-corruption-violemment-dispersee-a-bagdad_6013817_3210.html
En Irak, huit manifestants tués en deux jours dans des rassemblements pour réclamer des emplois
Les forces de l’ordre ont, comme mardi, fait usage de balles réelles pour disperser des manifestants qui réclament une meilleure situation économique. Un policier a également été tué.
Huit manifestants et un policier ont été tués et des centaines ont été blessés en vingt-quatre heures en Irak où des milliers de personnes réclamant services et emplois ont défilé de nouveau mercredi 2 octobre. Pour la deuxième journée consécutive, des forces antiémeute qui tirent à balles réelles, malgré des appels au calme.
Forces de l’ordre et manifestants se faisaient face dans la nuit dans le centre de Bagdad où un couvre-feu a été décrété à partir de 4 heures locales jeudi et « jusqu’à nouvel ordre ». Cette décision interdisant tout mouvement de véhicule ou de personne, la journée a été déclarée chômée pour les fonctionnaires. Le très influent leadeur chiite devenu chantre des militants anticorruption, Moqtada Al-Sadr, a appelé ses nombreux partisans à rejoindre les manifestants pour des « sit-in pacifiques ».
Ce troisième jour de mobilisation, aux revendications allant de la dénonciation des politiciens corrompus à la lutte contre le chômage et à l’établissement de services publics fonctionnels, sera un véritable test pour le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi, qui doit souffler sa première bougie à la fin du mois.
Les forces antiémeute ont tiré à balles réelles
Mis en place il y a presque un an, il a fait le choix de la fermeté pour faire face à son premier test populaire. Cela n’a pas découragé les manifestants, qui continuaient d’affluer en soirée vers les points de ralliement à Bagdad et dans plusieurs villes du sud. Les huit manifestants et le policier ont tous été tués par balles à Bagdad et Nassiriya, selon des responsables qui n’ont pas précisé l’origine des tirs.
Dans plusieurs quartiers de la capitale, des manifestants ont brûlé des pneus et coupé d’importants axes routiers. Les manifestants cherchent à converger vers l’emblématique place Tahrir, dans le centre de Bagdad, point de rendez-vous traditionnel des manifestants, séparé de l’ultrasensible « zone verte » par le pont Al-Joumhouriya, bouclé par les forces de l’ordre. Rouverte à la circulation en juin après des années d’interdiction, la « zone verte », où siègent les plus hautes institutions irakiennes et l’ambassade américaine, a été de nouveau fermée mercredi soir pour empêcher un déferlement de protestataires dans le secteur.
Comme la veille, les forces antiémeute ont tiré à balles réelles mercredi à Bagdad, ainsi qu’à Nadjaf et à Nassiriya pour disperser les milliers de manifestants. Elles ont également molesté des journalistes et arrêté un reporter à Bagdad, d’après des correspondants sur place. Selon des sources médicales, une soixantaine de personnes, en majorité des manifestants, ont été blessées à Bagdad, dont une dizaine par balles. En vingt-quatre heures, environ trois cents blessés ont été officiellement recensés.
« Ici, on a l’impression d’être des étrangers chez nous »
Les protestataires n’entendent toutefois pas laisser le mouvement faiblir. A Zaafaraniya, Abdallah Walid, journalier de 27 ans, a rapporté à l’Agence France-Presse (AFP) être sorti mercredi « en soutien aux frères de la place Tahrir », aujourd’hui bouclée par les forces de l’ordre. « Nous voulons des emplois, de meilleurs services publics, cela fait des années qu’on les réclame et le gouvernement ne nous a jamais répondu », lance-t-il, excédé, près d’une rue où des blindés des forces antiémeute sont stationnés.
« On réclame tout : on veut un pays, ici, on a l’impression d’être des étrangers chez nous », a renchéri Mohammed Al-Joubouri, qui travaille lui aussi comme journalier en dépit de son diplôme universitaire. « Aucun Etat n’attaque son peuple comme ce gouvernement. On est pacifiques et ils tirent », a-t-il affirmé, au milieu de colonnes de fumée noire s’élevant de pneus brûlés barrant des rues du quartier d’Al-Chaab, dans le nord de la capitale.
Les manifestations contre le pouvoir ne sont pas rares en Irak, mais depuis l’arrivée aux affaires du gouvernement de M. Abdel Mahdi, le 25 octobre 2018, aucune d’apparence spontanée n’avait connu une telle ampleur. La mobilisation rassemble toute sorte de déçus du gouvernement, des diplômés au chômage aux détracteurs de la corruption. Aucune organisation, aucun parti politique ou leadeur religieux ne s’est déclaré à l’origine des appels à manifester qui ont récemment fleuri sur les réseaux sociaux.
Les Nations unies appelle à la retenue
Depuis mardi, les appels à la retenue se sont multipliés. Le président, Barham Saleh, a estimé sur Twitter que « manifester pacifiquement » était « un droit constitutionnel », les forces de l’ordre étant là « pour protéger les droits des citoyens ».
Barham Salih
@BarhamSalih
التظاهر السلمي حقٌ دستوري مكفولٌ للمواطنين.أبناؤنا في القوات الامنية مكلفون بحماية حقوق المواطنين، والحفاظ على الأمن العام. أؤكد على ضبط النفس وإحترام القانون. أبناؤنا شباب العراق يتطلعون إلى الإصلاح وفرص العمل، واجبنا تلبية هذه الاستحقاقات المشروعة. الرحمة للشهداء والشفاء للجرحى
23:16 - 1 oct. 2019
« Nos jeunes veulent des réformes et du travail, c’est notre devoir de satisfaire ces demandes légitimes », a écrit M. Saleh, alors que le pays est sorti, fin 2017, de sa dernière guerre, celle contre l’organisation Etat islamique (EI), avec une économie exsangue et un taux de chômage de 25 % parmi les jeunes.
La représentante spéciale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en Irak, Jeanine Hennis-Plasschaert, a dit être « très inquiète » et a appelé « à la retenue ». La commission des droits de l’homme du Parlement a dénoncé une « répression » qui constitue « une faute » et dont « les responsables devront rendre des comptes ». Le patron du Parlement a réclamé une enquête, de même que Moqtada Al-Sadr, très influent leadeur chiite devenu chantre des militants anticorruption.
Mais, dans la nuit de mardi à mercredi, alors que les proches du manifestant tué à Bagdad l’enterraient à Sadr City, remuant bastion chiite, le porte-parole du ministère de l’intérieur, Saad Maan, a dénoncé « des saboteurs » cherchant à « propager la violence ». Peu après, M. Abdel Mahdi a salué « la grande responsabilité et la retenue des forces armées » face à « des agresseurs (…) ayant délibérément fait des victimes parmi les manifestants innocents ». Ce communiqué a suscité des commentaires enflammés sur les réseaux sociaux, mercredi matin.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 02 octobre 2019 à 14h24, mis à jour le 3 octobre à 09h12 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/02/irak-un-troisieme-manifestant-mort-la-situation-reste-tendue-a-bagdad_6013944_3210.html
Scènes de chaos et coupure massive d’Internet en Irak
Le renvoi du chef du contre-terrorisme, considéré comme un « héros » de la guerre contre l’EI, a rallumé depuis deux jours la mèche d’une contestation sociale et politique larvée.
Malgré le couvre-feu imposé dans la nuit, des manifestations violemment réprimées ont repris à Bagdad, jeudi 3 octobre au matin. De nouveaux coups de feu tirés par les policiers antiémeutes se sont fait entendre dès les premières heures de cette nouvelle journée de contestation. Les témoignages et les vidéos qui parviennent au compte-gouttes, du fait de la coupure du réseau Internet, dépeignent depuis la veille au soir des scènes de chaos dans plusieurs villes du pays.
Le mouvement lancé mardi dans la capitale. contre la corruption, le chômage et la déliquescence des services publics s’est étendu et durci au fil des heures face à la répression des forces de sécurité. Selon la Commission irakienne des droits de l’homme, en trois jours, dix-neuf personnes ont été tuées par balles – dont un policier – et 1 041 autres ont été blessées dans le pays.
La décision du premier ministre Adel Abdel Mahdi d’écarter de son poste le chef du contre-terrorisme, Abdelwahab Al-Saadi, considéré comme un « héros » de la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI), a rallumé la mèche d’une contestation sociale et politique larvée. La chute éclair d’un tiers de l’Irak aux mains des djihadistes, en juin 2014, avait mis au jour la faillite d’une classe dirigeante parmi les plus corrompues au monde et les affres du confessionnalisme.
Pénuries, chômage et corruption
Deux ans après la fin de la guerre, alors que le pays pétrolier se remet lentement, les Irakiens désespèrent de voir mises en œuvre des réformes pour améliorer les services publics face à la pénurie chronique d’électricité et d’eau potable, et créer des emplois, alors que le chômage s’élève à 25 % chez les jeunes.
De la première vague de manifestations anticorruption et pro-réformes de 2015-2016 à celles de l’été 2018 dans le sud du pays, la contestation sociale s’est muée en un rejet des autorités politiques et religieuses au pouvoir depuis l’invasion américaine de 2003, accusées de sacrifier l’intérêt national sur l’autel de leurs intérêts personnels ou de celui de l’Iran, parrain des puissantes milices chiites présentes dans le pays.
« Les manifestations ne sont pas seulement au sujet de l’eau et de la corruption, elles sont désormais une alternative pour influencer la politique irakienne, dominée par un petit nombre et qui tourne en rond depuis 2003 », analyse Maria Fantappie, chercheuse à l’International Crisis Group.
Dès mardi, sans qu’aucune organisation politique ou religieuse n’ait soutenu l’appel à manifester qui a été diffusé sur les réseaux sociaux, des centaines de déçus du gouvernement, diplômés chômeurs et détracteurs de la corruption, se sont mobilisés contre « les voleurs qui ont pillé l’Etat ».
Tirs à balles réelles pour disperser la foule
Confronté à son premier test populaire, moins d’un an après sa mise en place, le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi a fait le choix de la fermeté. Dès les premières heures des manifestations mardi à Bagdad, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles pour disperser la foule et l’empêcher de pénétrer dans la zone verte, qui accueille la plupart des institutions de l’Etat et les ambassades étrangères.
La répression du mouvement a amplifié la colère et la violence des manifestants. A l’annonce des premières victimes, des milliers de manifestants se sont mobilisés à Bagdad et dans le sud du pays pendant la nuit, ainsi qu’au deuxième jour de contestation mercredi, au cri de : « Vous tuez le peuple qui proteste. Honte à vous, tyrans ! »
L’appel des Nations unies (ONU) à la retenue n’a pas été entendu. Les forces antiémeutes ont à nouveau ouvert le feu, mercredi, sur les manifestants, chauffés à blanc et réclamant « la chute du régime ». Dans la capitale, ces derniers ont brûlé des pneus et coupé des axes routiers importants, notamment en direction de l’aéroport. La zone verte, qui avait été rouverte en juin à la circulation, après des années d’interdiction, a été de nouveau fermée. Dans plusieurs villes du sud du pays, des manifestants ont attaqué et incendié les sièges des autorités locales. Des couvre-feux ont été décrétés en début de soirée, notamment à Nadjaf et Nassiriya, sans grand effet sur la mobilisation.
Appel à la « grève générale »
Le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi a imputé la responsabilité des violences à des « saboteurs ». Mais la commission des droits de l’homme du Parlement a dénoncé une « répression » dont « les responsables devront rendre des comptes ».
« Les forces de sécurité sont là pour protéger les droits des citoyens », dont celui de manifester pacifiquement, a abondé le président irakien, Barham Salih. « Nos jeunes veulent des réformes et du travail, c’est notre devoir de satisfaire ces demandes légitimes », a-t-il ajouté. La veille, dans une tentative d’apaiser la contestation, le premier ministre avait promis des emplois pour les jeunes diplômés.
Alors que le gouvernement est plus fragilisé que jamais, l’appel à la « grève générale » et à des « sit-in pacifiques » lancé sur Twitter mercredi par le responsable chiite populiste Moqtada Al-Sadr fait craindre une amplification du mouvement. A l’automne 2015, il avait déjà démontré sa capacité à mobiliser des milliers de partisans à Bagdad et dans les villes du Sud pour relancer et récupérer une contestation à bout de souffle. Sadr joue, depuis, la carte nationaliste et non confessionnelle face aux factions chiites proches de l’Iran.
En capitalisant sur l’image de chantre des réformes acquise à la faveur de ce mouvement, il s’était imposé dans les urnes aux législatives de 2018, devenant la première force au Parlement.
Hélène Sallon
• Le Monde. Publié le 3 octobre 2019 à 05h39, mis à jour à 15h06 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/03/en-irak-la-contestation-contre-le-gouvernement-se-durcit-face-a-la-repression_6014012_3210.html
Irak : contre la corruption, le chômage et la faillite de l’Etat... les manifestations sanglantes continuent
Au total, 29 manifestants et deux policiers ont été tués depuis le début des manifestations, qu’un couvre-feu n’a pas atténué.
Les affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants sont chaque jour de plus en plus sanglants en Irak. Au total, 29 manifestants et deux policiers ont été tués depuis le début, mardi à Bagdad, d’un mouvement qui a depuis gagné la quasi-totalité du sud du pays.
Jeudi 3 octobre, au troisième jour d’un mouvement pour l’emploi et contre la corruption, les blindés des forces spéciales sont entrés en action à Bagdad pour repousser la foule. Manifestants d’un côté et policiers antiémeutes et militaires de l’autre se repoussaient par vagues dans la capitale, placée sous couvre-feu et où les fonctionnaires – la majorité des travailleurs du pays – ont été appelés à rester chez eux.
Pour faire reculer plusieurs milliers de protestataires arrivés à bord de camions en brandissant des drapeaux, les forces de sécurité tiraient à balles réelles, à bord de blindés. Sur la place Al-Tayyaran, dans le centre, les manifestants s’en sont pris à ces véhicules, en incendiant deux, a rapporté un photographe de l’Agence France-Presse (AFP).
Un test majeur pour le gouvernement
Dans d’autres villes du Sud, des affrontements ont également eu lieu et neuf nouveaux morts – dont un policier – ont été recensés en fin de journée par des responsables de la santé. Les autorités, qui dénoncent des « saboteurs » parmi les protestataires, ont décrété un couvre-feu à Diwaniya, à 150 km au sud de Bagdad, tentant de faire fermer commerces et bureaux. De telles mesures prises la veille ailleurs, notamment à Bagdad et dans plusieurs villes du Sud, n’ont pas entravé l’amplification du mouvement. Internet, d’où sont partis les appels à manifester, a également été coupé dans une grande partie du pays.
Ces manifestations sont un test majeur pour le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi, qui doit souffler sa première bougie à la fin du mois. Dans la rue, les contestataires demandent notamment des services publics fonctionnels dans un pays en pénurie d’électricité et d’eau potable depuis des décennies, des emplois pour les jeunes alors qu’un sur quatre d’entre eux est au chômage, et la fin de la corruption qui a englouti en seize ans plus de quatre fois le budget de l’Etat – soit 410 milliards d’euros.
Aucune récupération politique ou religieuse pour l’instant
A cette heure, aucun parti politique ni chef religieux n’a revendiqué la paternité du mouvement, une rareté dans un pays habitué aux clivages confessionnels. Mercredi soir, toutefois, le leader chiite Moqtada Al-Sadr a appelé ses très nombreux partisans, qui avaient déjà paralysé le pays en 2016 avec des manifestations à Bagdad, à organiser des « sit-in pacifiques ». S’ils rejoignent effectivement les rangs des manifestants, dont le nombre n’a cessé de grossir au fil de la journée, ils pourraient changer la donne dans les affrontements, qui éclatent généralement en fin d’après-midi pour continuer jusqu’à l’aube.
A défaut d’une filiation claire, le mouvement apparaît marqué du point de vue géographique : tandis que Bagdad et le Sud s’embrasent, le calme prévaut au nord et à l’ouest de Bagdad, régions principalement sunnites et récemment ravagées par la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI), ainsi que dans le Kurdistan autonome.
Bagdad cristallise les violences car les protestataires cherchent à prendre la place Tahrir, séparée de l’ultrasensible Zone verte – où siègent les principales institutions du pays et l’ambassade américaine – uniquement par un pont, Al-Joumhouriya, bouclé par les forces de l’ordre. Symbole fort, les autorités ont refermé ce secteur qui avait été rouvert aux Irakiens en juin seulement, après quinze années de repli derrière murs et barbelés.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 3 àctàbre à 19h44, mis à jour à 09h42 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/03/nouvelles-manifestations-sanglantes-en-irak-la-contestation-prend-de-l-ampleur-dans-le-sud_6014123_3210.html
Irak : la rue s’embrase contre la corruption, 31 morts
Ce jeudi, des jeunes Irakiens ont manifesté une nouvelle fois dans plusieurs ville du pays contre l’inaction du gouvernement. On dénombre 31 morts et 700 blessés depuis mardi.
Une vague de contestation inédite s’est poursuivie pour la troisième journée consécutive en Irak malgré « une répression sans précédent », selon le titre du site local d’information indépendant Al-Alam Al-Jadid. Le bilan des victimes de tirs à balles réelles par les forces de sécurité s’élevait à 31 morts et plus de 700 blessés depuis mardi (dont deux policiers).
Malgré un couvre-feu total imposé depuis mercredi soir et jusqu’à nouvel ordre à Bagdad et dans plusieurs villes, en particulier dans le sud du pays (où six protestataires ont été abattus jeudi), des manifestants sont descendus dans les rues et de petits rassemblements mobiles ont eu lieu dans plusieurs quartiers de la capitale. Sur l’immense et emblématique Place Tahrir, au cœur de la ville, des fumées noires se dégageaient des pneus et du mobilier brûlés par les protestataires. La plupart de ceux-là s’étaient couvert le visage de masques antipollution, à la fois pour se protéger des fumées et pour ne pas être identifiés par les forces de l’ordre.
L’explosion de colère des jeunes Irakiens exprime un ras-le-bol globalisé dans un pays devenu l’exemple de l’Etat failli alors qu’il est le cinquième pays au monde pour ses réserves de pétrole. « Rendez-nous notre patrie », « Le peuple veut un changement de régime », « Non aux partis politiques », « Au nom de la religion les voleurs nous ont pillés », etc. Les slogans brandis ces derniers jours par les manifestants visent les différents responsables de la faillite de tout le système de gouvernement depuis la chute de la dictature de Saddam Hussein en 2003.
Pénurie d’eau et d’électricité
Les revendications de la contestation vont des services publics de base dans un pays en pénurie d’électricité et d’eau potable depuis des décennies jusqu’aux emplois pour les jeunes alors qu’un sur quatre est au chômage. Mais c’est la corruption, mère de toutes les plaies d’Irak, qui est dénoncée en priorité. En effet, selon les chiffres officiels, l’équivalent de quelque 410 milliards d’euros d’argent public a été englouti depuis 2004, disparu dans les poches des hommes politiques de tous bords, des chefs de tribus ou d’affairistes. Une somme vertigineuse qui représente quatre fois le budget annuel de l’Etat.
« L’origine du problème est la destruction du marché du travail en Irak », a estimé dans un post sur sa page Facebook le romancier irakien Ali Badr. Le quadragénaire exilé en Belgique rappelle que dans son enfance, tout sur les marchés était de fabrication irakienne, « de l’électroménager aux chaussures en passant par le mobilier et le dentifrice ». Ces industries locales assuraient des emplois à une classe ouvrière laborieuse. « Aujourd’hui la profusion de produits importés a transformé les Irakiens en consommateurs avides exacerbant une nouvelle forme de lutte des classes », écrit l’intellectuel. Il rappelle que les seuls emplois possibles sont ceux de la pléthorique fonction publique qui compte 7 millions de fonctionnaires pour une population de près de 40 millions, soit plus de la moitié des salariés irakiens.
L’influence déterminante de l’Iran dans leur pays est également dénoncée par les protestataires irakiens. Des drapeaux de la République islamique ont pour la première fois été brûlés au cours de manifestations dans les villes du sud irakien, peuplés pourtant majoritairement de chiites.
C’est d’ailleurs une caractéristique relevée ces derniers jours, les quartiers sunnites de Bagdad comme les provinces du nord et de l’ouest de la capitale, principalement sunnites, restent à l’écart de la contestation. La minorité marginalisée depuis l’éviction du régime de Saddam Hussein craint d’être accusée, comme par le passé, d’être à l’origine des troubles en permettant au gouvernement d’instrumentaliser la révolte comme un mouvement communautaire.
Appel à la « retenue »
Le recours des autorités irakiennes à la répression violente avec tirs à balles réelles, couvre-feu, coupures d’internet et des réseaux sociaux ont encore fait monter la colère. Lors d’une réunion entre les « trois présidents » irakiens comme on désigne sur place le Président de la République, celui du Parlement et le chef du gouvernement, une enquête a été promise sur les violences commises.
Tout en appelant les parties à la « retenue », les autorités ont pointé la responsabilité des « infiltrés qui cherchent à troubler l’ordre public en faisant dévier des manifestations populaires pacifiques ». La décision de former par ailleurs une commission pour examiner les revendications immédiates des protestataires sur les emplois, les logements, etc.. avant de lancer « un dialogue national » est considérée comme peu crédible par les protestataires.
Le mouvement spontané des jeunes Irakiens ne semble dicté par aucun parti ou leader politique ou religieux, tous également rejetés. Il pourrait s’agir de la version irakienne des contestations récentes qu’ont connues d’autres pays arabes comme en Algérie, au Soudan ou en Egypte, contre des systèmes de gouvernement prédateurs et verrouillés depuis des années.
Hala Kodmani
• Libération, 3 octobre 2019 :
https://www.liberation.fr/planete/2019/10/03/irak-la-rue-s-embrase-contre-la-corruption-31-morts_1755237
Interview : « Les manifestations sont autant d’appels à une vie digne »
La politologue Myriam Benraad revient sur les racines du mouvement de contestation qui secoue l’Irak depuis mardi, et sur la répression policière qui a déjà fait plus de 40 victimes.
Depuis le 1er octobre, un mouvement de contestation populaire inédit, lancé sur les réseaux sociaux, secoue Bagdad et le sud de l’Irak. Malgré une violente répression qui a déjà fait plus de 40 morts et des centaines de blessés, malgré de nouveaux tirs à balles réelles à Bagdad vendredi matin, les manifestants continuent à dénoncer la corruption et l’absence de perspectives dans le pays. La politologue Myriam Benraad, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) et auteur de l’Irak, par-delà toutes les guerres : idées reçues sur un Etat en transition (Ed. le Cavalier bleu), explique à Libération les raisons de cette colère portée par la jeunesse.
Nelly Didelot - Quelles sont les causes immédiates de ces manifestations ?
Myriam Benraad - Elles sont multiples. Le limogeage du chef des unités antiterroristes, le général Abdel Wahab al-Saadi, très apprécié des Irakiens sunnites comme chiites grâce à son rôle dans la reprise de Mossoul et dans la lutte contre l’Etat islamique (EI), a été très mal vécu dans tout le pays. Cela a été pris comme une provocation de la part des élites politiques qui ont très peu de crédit. Au-delà de cet événement symbolique, le bilan du nouveau gouvernement [en place depuis octobre 2018, ndlr] est jusqu’ici désastreux. Aucune amélioration n’est palpable, les promesses de campagnes n’ont pas avancé, on assiste même plutôt à une dégradation de l’état du pays. Par ailleurs, on sort tout juste de l’été, qui a été très chaud. Les conditions de vie difficiles sous des températures élevées coïncident souvent en Irak avec les explosions de colère d’une population qui ne s’en sort plus. C’était déjà le cas en juillet 2018.
Et plus structurellement ?
Ces manifestations, sporadiques ces dernières années, naissent de problèmes qui ont plus de quinze ans. L’absence de services de base, d’accès à l’eau, à l’électricité, la détérioration des infrastructures… L’absence d’un Etat providence est durement ressentie, alors que l’Irak, avec ses revenus pétroliers, aurait les moyens d’en être un. Et vu les niveaux de dévastation, la population ne peut pas s’en sortir seule. Le facteur générationnel est également important. Cette contestation contre les élites est un mouvement de jeunes qui n’ont connu que ce délabrement et la guerre, qui sont très durement frappés par le chômage (24% chez les moins de 25 ans) et qui dénoncent la corruption et le confessionnalisme. Leurs manifestations sont autant d’appels à une vie digne.
La répression des manifestations est particulièrement forte, avec un bilan qui s’élève à plus de 40 morts…
La réaction du pouvoir est violente mais elle n’a rien de nouveau. Depuis 2011, l’année du retrait américain, où on a assisté à un durcissement du pouvoir sous l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, la répression policière et militaire des manifestations est continue. Cela montre bien que le système est aux abois. Il est tellement dans l’incapacité de répondre aux demandes de la population que sa seule issue est de recourir à la répression violente.
Peut-on voir dans ce soulèvement une réplique des printemps arabes, qui ont retrouvé cette année un second souffle en Algérie et au Soudan ?
On retrouve les mêmes motifs, l’appel à une vie digne, même si la configuration n’est pas identique. L’aspiration au bien-être ne disparaît pas, il n’y a donc aucune raison pour que la colère n’explose pas régulièrement en Irak. La question aujourd’hui, c’est jusqu’où ça ira. Les manifestants peuvent-ils acculer le gouvernement et le pousser vers un changement de système qui n’a pas eu lieu depuis 2003 ? C’est difficile à dire, mais je pense que l’on est face à un système qui est en train de rendre l’âme et qui n’est plus tenable.
Ali Sistani, la plus haute autorité chiite d’Irak, a appuyé ce matin les demandes des manifestants. Cela peut-il obliger le pouvoir à réagir ?
Le grand ayatollah Sistani est une figure très respectée, dans la communauté chiite comme sunnite ou kurde, bien qu’il soit vieillissant. Sa position vis-à-vis des contestations n’est pas nouvelle. Il a toujours pris le parti du peuple, toujours dénoncé la corruption des élites. Mais Sistani réclame depuis 2003 un système politique transparent, sans que les choses n’évoluent en ce sens.
Comment expliquer que les manifestations aient lieu essentiellement à Bagdad et dans le sud chiite du pays ?
Les provinces du sud sont à vif parce qu’elles éprouvent un sentiment de trahison vis-à-vis des élites chiites, qui ont accédé au pouvoir en 2003 mais qui ne servent finalement que leurs intérêts. Cela a réalimenté un nationalisme irakien, qui serait supérieur aux divisions confessionnelles, et un fort rejet des influences étrangères, qu’elles soient iraniennes ou américaines. Le limogeage du général al-Saadi, une figure du sud chiite, a également joué un rôle. Les régions sunnites de l’est et du nord sont plus calmes pour l’instant parce que leur population est épuisée. Elles sortent tout juste d’une guerre intense contre l’EI. Les gens y survivent comme ils peuvent, ils n’ont plus le même capital de militantisme qu’avant l’arrivée des islamistes et de la guerre.
Nelly Didelot
• Libération, 4 octobre 2019 à 17:11 :
https://www.liberation.fr/planete/2019/10/03/irak-la-rue-s-embrase-contre-la-corruption-31-morts_1755237