La question de la restitution est-elle une question morale ou une question juridique ?
D’un point de vue strictement juridique, le terme de « restitution » désigne la restitution d’un droit, dans le cas présent du « droit à la propriété ». Mais le processus de restitution des biens spoliés s’inscrit lui-même dans une politique de la réparation des torts causés. Pour ce qui concerne la restitution des biens culturels pillés durant la période coloniale, on peut citer la grande conférence panafricaine pour la réparation qui s’est tenue en 1993 à Abuja au Nigeria. En effet, la proclamation d’Abuja inscrit la question de la restitution des biens culturels pillés durant la période coloniale dans le cadre des « dettes morales et matérielles dues aux peuples africains ». L’intérêt de cette proclamation est de faire de la question de la restitution l’enjeu de l’énonciation d’un tort subi lors de la colonisation et qui doit donner lieu au « versement intégral d’indemnités sous la forme de transfert de capitaux et d’annulation de la dette, le retour des biens spoliés et des trésors traditionnels ». La notion clef, à mon sens, est donc cette notion de « réparation », c’est-à-dire un processus qui vise à prendre en compte les blessures et les violences historiques dans leurs conséquences les plus contemporaines. La question de la restitution s’inscrit donc d’emblée dans celle de la reconnaissance et de la réparation des crimes coloniaux.
Vous disiez qu’il existe deux formes de « restitution » ?
À côté de cette première forme de la restitution que l’on peut qualifier de « morale », il existe une seconde forme de restitution, plus complexe et plus profonde, que l’on pourrait qualifier de « politique » et qui est portée par les collectifs militants que nous venons d’évoquer. Cette politique de la restitution s’inscrit, comme nous l’avons vu avec la proclamation d’Abuja, dans le paradigme de la réparation. La colonisation n’est plus simplement un contexte qui serait pensé comme une réalité historique passée, mais elle « (…) se manifeste douloureusement dans les vies mises à mal des Africains d’aujourd’hui […], dans les économies mises à mal du monde africain. » (Proclamation d’Abuja, 1993). La réparation est donc le pivot qui permet de rompre avec le déni de responsabilité caractéristique de l’amnésie post-coloniale, pour ce qui concerne la Belgique on pensera évidemment aux répercussions les plus contemporaines de l’assassinat de Patrice Emery Lumumba.
Cette notion de « réparation » engage elle-même une certaine idée de la justice. En effet, cette politique de la réparation, à travers le processus de restitution, vise à « recoudre dans un monde humain des parts de l’histoire qui ont été brisées et déniées » selon les mots de Frantz Fanon. Pour indiquer les contours de cette politique-à-venir Achille Mbembe indique une triple dimension réparatrice de cette politique de la restitution : « détruire ce qui détruit, ampute, alimente les fixations imaginaires dans le ressentiment ; soigner ceux que le pouvoir a blessés, torturés, réduits à rien ou rendus fous et accorder une sépulture à ceux qui sont disparus et dont la mémoire a parfois été volontairement effacée » (Mbembe, 2007 : 48-49).
Quels sont les instruments juridiques d’une véritable politique de la restitution ?
Pour ce qui concerne les objets de la collection Storms, l’avocat Christophe Marchand, dans une interview réalisée par Michel Bouffioux [1], met en avant deux notions issues du droit pénal, celle de « recel » et celle de « blanchiment ». En effet, le « recel de dépouilles mortelles de personnes assassinées » est condamné par l’article 340 du Code pénal d’une peine de 3 mois à 2 ans de prison. Il s’agit de la prise de possession d’un cadavre dont on sait qu’il s’agit d’une personne homicidée. Les archives Storms, notamment ses carnets de terrain, consultables au Musée royal de l’Afrique centrale, ne laissent aucun doute sur l’assassinat de Lusinga par Storms ni du fait de ce que le personnel du musée était au courant de ces crimes. Dans la nouvelle exposition de référence, une salle devrait être consacrée aux conditions historiques d’appropriations de ces objets. D’après Christophe Marchand, « (…) dès la prise de possession de ces dépouilles mortelles, ces receleurs sont passibles du tribunal correctionnel, en plus de la question morale relative à leur évidente restitution ». Le même raisonnement peut s’appliquer aux fétiches volés ou pillés « (…) celui qui en prend possession commet le délit de recel, non pas de cadavre, comme pour les crânes, mais bien d’une ‘‘chose obtenue à l’aide d’un crime ou d’un délit’’ ». La seconde notion juridique avancée, celle de « blanchiment », est intéressante parce qu’elle permet justement d’instruire cette question de la colonialité, des effets contemporains de cette détention et des mises en scène du patrimoine colonial telles qu’elles ont lieu à Tervuren. Elle permet ainsi d’instruire cette notion de « réparation ».
Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397
Mireille-Tsheusi Robert , co-autrice de « Racisme antiNoirs, entre méconnaissance et mépris », présidente de Bamko asbl (Comité féminin de veille antiraciste), chercheuse associative et formatrice sur les questions de diversité et de genre.
Martin Vander Elst philosophe, chercheur au Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCL (aspirant FNRS) et membre fondateur du séminaire Migrations et luttes sociales. Martin Vander Elst a réalisé une enquête ethnographique au Musée royal de l’Afrique centrale sur le processus de « rénovation » de septembre 2014 à juin 2015 : « La colonialité du savoir, au prisme de la muséologie (post)coloniale, l’exemple de la « rénovation » du MRAC ».
Mireille-Tsheusi Robert
Martin Vander Elst
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