Face à la puissance du pouvoir central chinois, l’imagination est une arme. Les manifestants de Hongkong l’ont bien compris, qui défilent régulièrement pour défendre leurs libertés.
Car l’opposition à la loi autorisant les extraditions, notamment vers la Chine, n’est pas seulement surprenante par l’ampleur de la mobilisation, elle l’est aussi par la prolifération de ses modes d’action. Parallèlement aux marches ayant rassemblé jusqu’à 2 millions de personnes, les protestataires ont multiplié les chaînes humaines, les regroupements devant des lieux symboliques, les occupations, les piquets de grève, voire les prières collectives.
Surtout, ils ont déployé autour d’eux une extraordinaire constellation d’images : tant dans les rues que sur Internet, le mouvement se distingue par son inventivité visuelle.
Une bande dessinée de Kit Da Sketch sur la signification du slogan « Be Water » (« soyez de l’eau ») : dur comme de la glace, fuyant comme du liquide et insaisissable comme de la vapeur. HONG-KONG PROTEST
Le mantra de Bruce Lee
Cette stratégie d’occupation de l’espace social renvoie à ce qui est, aux yeux des contestataires, autant un concept qu’un slogan : « Be water » (« Soyez de l’eau »). En s’appropriant le mantra de Bruce Lee, acteur mythique du cinéma d’arts martiaux des années 1970, ils entendent prendre modèle sur les propriétés des liquides : être insaisissable, se replier, revenir, s’infiltrer partout et, notamment, sur les réseaux sociaux.
Twitter, Instagram, Facebook ou le forum LIHKG sont ainsi devenus des lieux de mobilisation intensive, tout comme la messagerie chiffrée Telegram, application sécurisée sur laquelle on peut échanger des documents de toute sorte, sans limite de taille.
L’un des principaux slogans du mouvement, traduit dans de nombreuses langues. HONG-KONG PROTEST
Sur @hkstandstrong_promo, l’un des principaux canaux de Telegram consacrés spécifiquement à la diffusion d’images, plus d’un millier d’affiches, tracts et illustrations de tous les styles ont circulé entre juin et septembre. Les divers réseaux véhiculent des flots incessants d’informations (articles de presse, communiqués ou appels), mais aussi quantité de photos, de vidéos et d’innombrables visuels ou mèmes Internet. Chaque jour, plusieurs dizaines de nouvelles images, accompagnées de slogans en chinois traditionnel et en anglais, pour la plupart, sont toujours mises en ligne.
« Au-delà du nombre phénoménal de visuels produits, la diversité des références artistiques et culturelles est exceptionnelle, observe Zvonimir Novak, spécialiste de la propagande visuelle et auteur du livre Agit-tracts. Un siècle d’actions politiques et militaires (L’Echappée, 2016). Elles vont des mangas aux super-héros de Marvel, en passant par des films comme Hunger Games ou la série Game of Thrones, qui inspirent des slogans ou des mèmes. »
« Quel que soit le chemin, nous partageons le même but », dit cette affiche qui montre différents profils de manifestants : membre du groupe logistique, journaliste, secouriste, élu pro-démocratie, manifestant pacifique, travailleur social, membre d’un « groupe media » (qui met à jour les informations sur Telegram et les réseaux sociaux), « frontliner » (manifestant en première ligne). Hong-Kong protest
Créations et détournements
Certaines illustrations sont des œuvres originales, réalisées par des artistes reconnus ou anonymes, tandis que d’autres jouent sur le détournement d’icônes populaires – les calendriers traditionnels de Hongkong, par exemple, ou le personnage emblématique de Pepe the Frog – bien que celui-ci ait été récupéré de longue date, aux Etats-Unis, par les forums de discussion d’extrême droite.
La photographie d’actualité joue aussi un rôle important, soit comme support de slogan, soit pour documenter des faits marquants, spécialement les violences policières.
Appel à la manifestation du 18 août, inspiré à la fois de « Star Wars », du manga et d’une photo iconique de la mobilisation à Hongkong. HONG-KONG PROTEST
A l’image du mouvement, la génération actuelle de graphistes regroupe des profils très différents. Il y a là quelques artistes établis, prêts à signer leurs œuvres, mais aussi une foule de plasticiens qui préfèrent, voire revendiquent, l’anonymat.
Tous s’investissent massivement, comme le montre une statue façonnée en hommage aux militants pro- démocratie et présentée successivement dans plusieurs quartiers. Baptisée Lady Liberty Hongkong, cette représentation d’une jeune femme frontliner (les manifestants en première ligne, qui affrontent la police et protègent les cortèges) a pu être édifiée en quelques jours, à l’aide d’une souscription-éclair : en seulement six heures, 203 930 dollars de Hongkong (près de 24 000 euros) ont ainsi été réunis.
Pour Harcourt Romanticist, pseudonyme d’un graphiste hongkongais très impliqué dans la mobilisation, « la création visuelle compte beaucoup dans le mouvement ». « Au début, précise-t-il, nous avons utilisé ces images et ces affiches pour faire circuler l’information et mobiliser en vue des manifestations. Je refuse cependant d’utiliser le terme “propagande”, car nos créations ne sont pas biaisées, elles n’induisent pas les gens en erreur avec des “fake news”. Nous employons entre nous un terme qu’on pourrait traduire par “promotion par la littérature”. »
« Qualité quasi professionnelle »
Cette forme de création parvient à innerver la société hongkongaise dans son ensemble. « Les affiches et les tracts n’ont pas seulement une existence sur Internet. Nous les mettons aussi sur les murs, pour que le message touche davantage de personnes un peu plus âgées », explique Yu, une jeune graphiste qui n’avait aucune forme d’engagement politique avant le début des événements, mais s’est décidée à cause de la gravité de la situation. « D’autres fois, ajoute-t-elle, grâce à la fonctionnalité Airdrop des iPhone, nous envoyons des images au hasard à des personnes croisées dans la rue. »
Un soin particulier est accordé à l’usage de la typographie et à la mise en page des documents. Ceux-ci sont parfois proposés en plusieurs formats pour s’afficher sur un écran d’ordinateur ou sur celui d’un téléphone mobile, dans un souci permanent de toucher le plus grand nombre. « La qualité quasi professionnelle des formes et des contenus produits étonne pour un mouvement auto-organisé », souligne M. Novak.
Une affiche rappelant aux manifestants l’équipement à emporter pour manifester. De très nombreux flyers et affiches de type « mode d’emploi » circulent à chaque journée de mobilisation. HONG-KONG PROTEST
« Certains de ces visuels ont une vocation tout à fait pratique », poursuit la graphiste Yu, puisqu’ils peuvent servir à prodiguer des conseils aux manifestants : garder de l’eau sur soi, soutenir les frontliners, se protéger des gaz lacrymogènes, etc.
Les graphistes développent également des projets plus inhabituels, comme des modèles de lampions à imprimer, découper et assembler soi-même, pour les chaînes humaines nocturnes. D’autres images ont un but purement informatif, surtout depuis le durcissement de la répression et la multiplication des cas de violence policière.
Illustrées de photos ou de captures d’écrans et accompagnées de beaucoup plus de texte, de nouvelles affiches ont ainsi fait leur apparition en août. Ce sont presque toujours des séries assez longues, qui visent plus à expliquer qu’à « galvaniser les masses », pour reprendre l’expression du graphiste hongkongais Jason Li, dans un article du magazine en ligne américain Hyperallergic. Car même si plusieurs médias locaux, tels que le site Hong Kong Free Press, se montrent plutôt favorables au mouvement, les contestataires sont soucieux de ne pas laisser le terrain aux organes proches du gouvernement de Hongkong ou directement liés au régime chinois.
Hong Kong protest
La police en prend pour son grade
L’attitude des forces de l’ordre est au centre de ce travail d’information. Ainsi, le 21 juillet, à Yuen Long, une petite cité au nord de Hongkong, les Triades locales (le crime organisé) font de nombreux blessés en attaquant des manifestants au couteau et au bâton. Aussitôt, de multiples productions graphiques s’emparent du sujet pour engager la population à se protéger ou pour parodier le milieu du crime organisé, mais surtout pour pointer du doigt la police, soupçonnée d’avoir laissé faire.
Appel à manifestation #ProtestToo suite aux révélations contre une agression sexuelle sur une jeune manifestante interpellée. a_r_y_u.c
De même, lorsqu’une infirmière est grièvement blessée à l’œil, dimanche 11 août, les graphistes accompagnent le mouvement d’émotion collective. Pour dénoncer les violences policières, ils se saisissent de la symbolique du sang et du bandeau, en empruntant tant au manga qu’à l’illustration classique, naïve, américaine ou à la photographie. Enfin, lorsque la police est accusée de commettre des actes de harcèlement sexistes, le slogan #protestoo se met à fleurir, en même temps que des dizaines d’affiches d’appel à une journée d’action. Style vectoriel à base d’à-plats de couleur et de traits nets, peinture, imitation de la gravure sur bois ou collage surréaliste, tous les genres ont droit de cité.
« Hongkongais, courage ! » (Hongkongers, Add Oil !). Couverture d’une publication réalisée collectivement par des « frontliners », des journalistes, des chanteurs d’alléluia, des secouristes et d’autres personnes via le forum LIHKG. HONG-KONG PROTEST
Les affiches accordent également une place de choix aux slogans scandés dans la rue, lesquels renvoient à la culture de la jeune génération de Hongkong plutôt qu’à des références purement idéologiques. « Si nous brûlons, vous brûlez avec nous » est une allusion explicite à l’un des films de la saga Hunger Games, tandis que « Hongkongers, Add Oil » (« Courage, Hongkongais ! ») renvoie à une expression locale devenue populaire depuis le « mouvement des parapluies » de 2014, tout comme dans les compétitions sportives. Quant au refrain de la chanson Do You Hear the People Sing ? (« Entendez-vous le peuple chanter ? »), il est, lui, emprunté au spectacle musical Les Misérables.
Diversité des références
Hong-Kong protest
Y a-t-il un lien entre cette impressionnante créativité et la structure d’un mouvement dépourvu de leader ? Pour Zvonimir Novak, la relation existe, mais elle ne suffit pas : « A Hongkong, plus qu’ailleurs, la dimension esthétique est conçue comme inséparable de la contestation. Il s’agit d’une vraie spécificité. Cela permet à chacun de s’approprier le mouvement, d’où l’engagement très large et populaire. »
Un tel renouveau graphique et artistique ne surgit pas de nulle part, il a une histoire. « A de nombreuses reprises, les communautés créatives de Hongkong se sont rassemblées pour défendre leurs droits dans la rue et au travers de leurs œuvres, rappelle Jason Li. Ce fut le cas lors de la mobilisation de 2012 contre une réforme patriotique de l’éducation, mais aussi au moment de la lutte pour le suffrage universel menée par le “mouvement des parapluies”, en 2014. » La nouveauté, en 2019, tient dans la plus grande diversité de codes et de références culturelles, loin d’une communication militante classique et centralisée. Pour Hartcourt Romanticist, « c’est, en quelque sorte, devenu l’essence de ce mouvement de séparer spontanément nos actions militantes classiques de notre expertise ».
« Les mômes ont besoin de nous. » Affiche de soutien aux « frontliners », les manifestants en première ligne, pour la mobilisation du 1er octobre 2019, jour de l’anniversaire des 70 ans de la République populaire de Chine. HONG-KONG PROTEST
Le semi-échec du « mouvement des parapluies » de 2014 a été analysé comme la conséquence d’une rupture entre les plus radicaux, désignés par les contestataires comme les « audacieux », et ceux disposés aux négociations. Si bien qu’aujourd’hui, conscients des menaces qui pèsent sur l’avenir du mouvement, les contestataires tiennent l’unité pour un enjeu crucial. Logiquement, les affiches s’en font l’écho. Sur l’une d’elles, au graphisme inspiré des estampes chinoises, le bras d’une armure est composé de personnages minuscules, représentant les multiples composantes du mouvement : le poing fermé abrite les fameux parapluies jaunes, et le bras, des cortèges d’étudiants, de religieux et de corporations ouvrières.
« Be smart », « Be humble », « Be water » scandent trois autres créations. Et sur une dernière encore, comme pour prévenir toute idée d’échec, cette maxime issue de la nouvelle graphique V pour Vendetta : « Ideas never die » (« Les idées ne meurent jamais »).
Sylvain Peirani
Aris Papathéodorou
« A Hongkong, la propagande s’affranchit radicalement des canons esthétiques »
Affiches politiques à Hongkong.
Zvonimir Novak, spécialiste de la propagande visuelle, analyse l’usage de l’image par les manifetsants à Hongkong. Il a notamment écrit La Lutte des signes. 40 ans d’autocollants politiques (Editions libertaires, 2009) et Agit-tracts. Un siècle d’actions politiques et militaires (L’Echappée, 2016).
Tous les mouvements sociaux produisent leurs propres slogans et représentation. Quelle est la particularité de celui de Hongkong ?
Dans tous les mouvements sociaux, la question de la propagande et du graphisme se pose. Généralement on voit émerger un style graphique qui devient l’expression artistique majoritaire du mouvement, comme en Mai 68 en France et l’utilisation de la sérigraphie de l’atelier des Beaux-Arts. A Hongkong, la propagande s’affranchit radicalement des canons esthétiques, il y a une appropriation générale de différents courants artistiques contemporains. Une expérimentation massive. A ce niveau, avec cette profusion de visuels, c’est du jamais vu.
Les manifestants de Hongkong ont massivement investi l’usage de l’image, pourquoi ?
Les visuels aident à la mobilisation, elles servent également une narration. L’affiche est un moyen de se réapproprier l’espace de la ville, mais aussi maintenant celui du numérique, devenu terrain d’affrontement. Le graphisme de guerre qui émerge dans les années 1930 oblige les graphistes à réfléchir aux codes visuels permettant de s’adresser au plus grand nombre le plus rapidement possible, à sa manière Hongkong réinvente cette pratique.
D’où peut venir cette tendance ?
Le street art et sa mondialisation en sont peut-être à l’origine, il est par essence contestataire et dépossède l’artiste officiel de l’acte de création, on peut le reconnaître dans l’usage graphique intensif qu’en font les protestataires, sur le papier comme dans la rue. On savait que l’économie était mondialisée, ce mouvement nous apprend que la subversion peut l’être également.
Les artistes sont-ils engagés dans le mouvement ?
Tous les mouvements sont soutenus par des artistes. A Hongkong le mouvement de 2014 avait provoqué l’engagement d’artistes dont certains s’étaient réunis dans l’Umbrella Movement Art Preservation Group, l’art faisait partie intégrante du mouvement, la ville servait de terrain d’expérimentation et permettait, entre autres, à documenter la contestation. La nouveauté de ce mouvement est que la pratique s’est démocratisée et élargie, finalement c’est le signe qu’il s’agit d’un vrai mouvement populaire.
Pourquoi le parapluie est-il devenu le logo des contestataires ?
L’ombrelle est très importante dans la culture asiatique, c’est un signe d’harmonie depuis des temps anciens, c’est un objet omniprésent dans les représentations classiques. C’est elle qui va protéger du soleil, et du regard non désiré. On assiste à une récupération d’ordre symbolique d’un objet lié au pouvoir. L’usage du parapluie contre les gaz lacrymogènes et les caméras de vidéosurveillance renforce et actualise la portée symbolique de l’objet.
Pourquoi les frontliners en noir sont-ils autant représentés sur les affiches ?
Il y à l’évidence du noir qui permet de se préserver de l’identification, et la mise en danger du corps pour protéger le reste des manifestants. Mais au-delà de ça, la notion d’art martial me semble également présente, les frontliners sont vus comme des éléments téméraires, ils sont appelés « les audacieux » par les manifestants. Leur dressing code rappelle ceux des ninjas, ces autres combattants de l’ombre. Dans les arts martiaux chinois les kimonos sont noirs, c’est le costume que l’on porte lorsque l’on va au combat.
Quelle est la place de l’expression artistique dans ce mouvement ?
En regardant le soin particulier que mettent les manifestants à organiser leurs cortèges et plus généralement leur présence dans la rue, on est tenté de dire qu’il s’agit de happenings. Il y a un aspect cinétique évident de la foule, renforcé par l’utilisation des parapluies, le balai des lasers, des lampions et des téléphones portables. Le slogan « Be water » en offre une compréhension, la contestation n’est pas seulement un mot d’ordre ou une revendication, c’est une façon d’être, un peu comme si la notion d’art, ou plus exactement la notion d’esthétique était une partie intrinsèque, indissociable du mouvement. Cette unité est un fait marquant de ce mouvement, probablement lié à la culture asiatique, c’est une des raisons de sa force.