En 2018, la revue d’anthropologie Terrain demande à Jeanne Favret-Saada de participer à un dossier sur la liberté d’expression intitulé « Faire taire » : Arnaud Esquerre l’interrogera sur ses travaux relatifs aux accusations de blasphème. Le texte est bientôt adressé à la rédaction, et le travail éditorial s’accomplit sans difficulté. Toutefois, en juillet 2019, la directrice de la rédaction transmet à J. F.-S. dix-huit objections d’un nouveau lecteur, qui portent sur les derniers paragraphes de l’interview. Ceux-ci critiquent la version que deux anthropologues américains, Talal Asad et Saba Mahmood, ont donnée de l’affaire des dessins de Mahomet, sur laquelle J. F.-S. a elle-même publié un livre. Selon la rédaction, tout le passage doit être réécrit, car J. F.-S. aurait déformé les propos de ses collègues, et d’ailleurs commis quatre inexactitudes formelles. A l’examen, les inexactitudes sont introuvables, mais les objections expriment un désaccord total avec le propos de J. F.-S. et son livre passé. Arnaud Esquerre, à qui ces courriers ont été transmis, intervient alors pour rappeler qu’elle est une lectrice particulièrement précise, et qu’il serait ironique de lui voir refuser cette interview dans un numéro spécial intitulé « Faire taire ».
Après quelques échanges de courrier, la parution de l’interview est acceptée, à la condition impérative de la faire précéder par une longue déclaration, « Fallait-il publier Jeanne Favret-Saada ? » La rédaction paraît s’y attribuer les places inexpugnables de la vérité/la science/l’anthropologie, mais elle octroie à J. F.-S. la possibilité d’exprimer son opinion – en somme, de dire des bêtises – dans un dossier consacré à la liberté d’expression. Elle refuse donc ce « chapeau », et la parution de l’interview est aussitôt déprogrammée.
Selon Arnaud Esquerre et Jeanne Favret-Saada, la revue colle aux thèses de l’école asadienne d’anthropologie de l’islam comme si elles constituaient à elles seules tout ce que la « science » anthropologique peut et doit dire de tout événement relatif à l’islam. Or les thèses asadiennes, qui font autorité auprès de certains collègues, ont suscité de nombreuses objections dans la discipline : comme toutes les propositions théoriques, elles peuvent être mises en débat.
L’entretien
A lire les ouvrages et les revues d’anthropologie traitant de religion depuis la fin du XXe siècle, on peut s’étonner qu’ils aient généralement si peu à dire sur les rapports entre la religion et la limitation de la liberté d’expression en Europe et aux Etats-Unis. Car, depuis les années 1980, dans ces régions du monde, les membres des différentes grandes religions ne se sont pas illustrés par leur défense de la liberté d’expression dans les Etats se présentant comme démocratiques. Au contraire, un grand nombre d’entre eux ont combattu, de manière médiatique et, souvent, juridique, au nom de la « blessure de leurs sensibilités religieuses », la diffusion d’œuvres, qu’il s’agisse de romans (comme Les versets sataniques de Rushdie), de films (telle La dernière tentation du Christ de Scorsese) ou de dessins (ceux de Mahomet publiés par le Jyllands-Posten). Ces affaires ont toutefois attiré l’attention de Jeanne Favret-Saada à partir de 1988. Elle n’a cessé, dès lors, de les étudier, à contre-courant des modes anthropologiques, et malgré les grandes difficultés à réaliser, et, plus encore peut-être, à livrer publiquement de telles analyses, en particulier depuis l’attaque ayant décimé la rédaction du journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.
Née en 1934 dans une famille juive de Sfax, en Tunisie, Jeanne Favret-Saada s’est formée d’abord à la philosophie, suivant, entre autres, les cours de François Châtelet, de Gilles Deleuze et de Maurice Merleau-Ponty dans les années 1950, puis est devenue professeure agrégée de philosophie. Cependant, marquée par la lecture des livres de Claude Lévi-Strauss et d’Ernest Gellner, avec lequel elle est entrée en rapport et qui l’a soutenue pendant plusieurs années, elle s’est tournée vers l’ethnologie et l’anthropologie dans les années 1960, consacrant ses premiers travaux à l’Algérie, où elle a séjourné de 1959 à 1964. Revenue en France, et entrée peu après au CNRS qui l’a affectée au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC) à Nanterre, elle a débuté, après Mai 68, un travail sur la sorcellerie dans le Bocage normand, qui a abouti à la publication de deux ouvrages, Les mots, la mort, les sorts en 1977 et Corps pour corps en 1981 (avec J. Contreras), devenus des classiques de l’anthropologie tout en étant lus par un large public (en 2009, un troisième ouvrage sur la sorcellerie, Désorceler, les a complétés).
Or, après s’être livrée à une longue enquête de terrain pour étudier la sorcellerie, dont elle avait rendu compte en publiant son journal (Corps pour corps), elle a opté pour une autre méthode à partir de la fin des années 1980. Elle a fait, premièrement, le constat que, dans les polémiques médiatisées, interroger les principaux acteurs ne permettait pas d’obtenir des versions différentes de celles déjà publiées, ce qui l’a conduit à étudier ces polémiques en collectant les déclarations dans les médias, écrits ou audiovisuels, ou en interrogeant les acteurs au second plan. Deuxièmement, ces polémiques étant des événements, elle a eu recours à la forme du récit, genre privilégié par les historiens. Troisièmement, les œuvres circulant d’un Etat à un autre, elle a comparé leurs réceptions dans les différents Etats. Trois partis pris, donc, à l’encontre d’une discipline anthropologique valorisant l’observation ethnographique de terrain, la conceptualisation anhistorique, ayant souvent massivement recours au vocabulaire philosophique, et l’alternative entre la spécialisation sur une aire régionale, ou un discours universaliste. Il demeure, cependant, une ligne continue le long de laquelle Jeanne Favret-Saada se déplace, depuis ses premiers travaux sur la Kabylie jusqu’aux Sensibilités religieuses blessées (2017) en passant Le christianisme et ses juifs (2004, avec J. Contreras) : la violence, langagière et corporelle, conduisant jusqu’au silence et à la mort, bornée d’un côté par la politique, de l’autre par la religion, et son opposé, qui est non pas un calme plat, mais vivre ensemble de manière libre. A. E.
Arnaud Esquerre - Vous avez commencé à travailler sur les affaires de blasphème à partir de l’affaire Rushdie : son déclenchement, à l’automne 1988, marque un moment de basculement pour la liberté d’expression en matière de critique religieuse, au moins dans les Etats euro-américains.
Jeanne Favret-Saada - C’est ce que j’appelle « le moment 1988 » : le fait que soudain, à la fin septembre de cette année-là, nous commençons à voir le mot de « blasphème » s’afficher à la première page des quotidiens. Un terme que nous avons tous rencontré dans les livres, mais sans avoir eu l’occasion de le proférer. A dater de ce mois, les médias ne cessent de nous abreuver d’informations sur ce nouvel objet de la vie publique, et ils convoquent de nombreux experts en religion, chrétienne ou musulmane.
En effet cela se produit à l’occasion de la sortie simultanée de deux productions artistiques. D’une part, dans les cinémas français, le film de Martin Scorsese, La Dernière tentation du Christ, qui a déjà connu, en août, des débuts mouvementés aux Etats-Unis. D’autre part, dans les librairies britanniques, le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques. Les deux événements sont accueillis par des protestations indignées de fidèles — catholiques dans le premier cas, musulmans dans le second –, et par des tentatives pour que ces œuvres ne rencontrent pas leur public.
Il s’agit donc de censure, malgré le fait qu’en France, l’autorité catholique nie demander une chose pareille, tout en avertissant le gouvernement des troubles gravissimes qui se produiront si le film est projeté ; et, bien qu’également à Londres, les protestataires musulmans, demandent au Premier ministre l’interdiction du roman, en assurant le faire en raison de leurs « sensibilités religieuses blessées », une expression dont j’apprendrai longtemps après qu’ils ne sont pas les inventeurs.
En France, la sortie du film de Scorsese provoque plusieurs manifestations violentes : des salles de cinéma incendiées ou vandalisées, des spectateurs blessés, un homme handicapé à vie. Les musulmans britanniques, eux, se bornent à des polémiques de presse, à des manifestations pacifiques et à des demandes officielles de censure : ils se maintiennent dans les limites de la légalité. Toutefois, le 14 février 1989, un chef d’Etat étranger, l’ayatollah Khomeini, prononce un jugement religieux sur l’auteur anglais, une supposée fatwa dont le texte ne correspond à rien de ce que le droit musulman désigne par ce nom, en principe une banale consultation sur un point de droit religieux[1]. L’ayatollah dénonce « un livre contre l’islam, le Prophète, le Coran », et il convie « tous les musulmans intrépides dans le monde » à exécuter sans procès l’écrivain anglais ainsi que tous ceux qui contribueront à la diffusion de son roman. Cela équivaut à en faire un apostat de l’islam, la conduite prohibée par excellence. A dater de ce jour, Rushdie est contraint de se cacher, et la police doit le protéger contre des tentatives d’assassinat très réelles : il n’a pas perdu sa liberté d’expression mais infiniment plus, sa liberté tout court, son droit de vivre en sécurité.
Ainsi, entre septembre 1988 et la mi-février 1989, je prends acte de cette nouvelle incroyable : dans nos paisibles démocraties pluralistes, le blasphème a désormais une actualité, une réalité, et une dangerosité redoutables. Voilà qui annonce une révolution de première importance dans notre vie publique.
D’emblée, je suis frappée par le fait que les deux œuvres incriminées abordent le même sujet – le fondateur d’une religion universelle, exposé à une ultime tentation, y renonce pour finir –, bien que les auteurs le traitent depuis des postures inverses. Scorsese a foi dans la divinité du Christ, et c’est pourquoi il a voulu explorer son humanité et sa répugnance à quitter les joies de la vie pour se muer en Sauveur crucifié. Au contraire, Salman Rushdie affirme avoir voulu parler de la foi « du point de vue de quelqu’un qui ne l’a plus[2] ». Or pour leurs adversaires dévots, cette différence ne compte pas : l’un et l’autre ne sont que des artistes dévoyés, parangons d’une « modernité » honnie. L’archevêque de Paris assure que Scorsese a voulu faire de l’argent en proposant les aventures d’un Christ fornicateur ; et les critiques des Versets sataniques affirment pour leur part que Rushdie, ce colonisé mal blanchi, a bafoué la personne du Prophète afin de se faire applaudir par les chrétiens/les Croisés/les Blancs.
Quel est l’impact de la publication des Versets sataniques sur la question de la liberté d’expression ?
Avant la fatwa de l’imam Khomeiny, qui intervient plus de quatre mois après la sortie du roman, la Grande-Bretagne, assurée d’être le berceau de la liberté d’expression, ne prend pas au sérieux les demandes de censure, car la littérature est libre depuis très longtemps dans ce pays, et que le motif des « sensibilités religieuses blessées » n’a aucun poids juridique. Les protestataires tentent ensuite de faire jouer en faveur de l’islam une loi pénale punissant le blasphème, une loi vieille de trois siècles, et dont, depuis plusieurs décennies, des commissions parlementaires demandent sans succès l’abolition. C’est que la blasphemy law protège le fondement symbolique de l’unité nationale, l’Église établie d’Angleterre, dont le souverain est le gouverneur suprême. Je signale que cette loi concerne la politique plutôt que la religion, car elle protège l’anglicanisme en tant qu’il est la confession du souverain. Elle est si peu religieuse que les responsables des cultes minoritaires présents sur le territoire britannique ne font aucune objection à son existence : ils ne demandent jamais ni sa suppression ni son extension à leur propre religion.
Et voici qu’à la fin 1988, les adversaires des Versets sataniques… réclament soudain, et fort bruyamment, au nom de leurs droits civiques, que la blasphemy law protège aussi l’islam contre l’insulte. L’affaire Rushdie se métamorphose alors, pendant plusieurs semaines, en un intense débat public sur le caractère discriminatoire ou non du droit britannique, sur la réalité de la fameuse tolérance dont la nation est si fière, sur les problèmes posés par la présence d’une forte immigration venue des pays du Commonwealth, etc… Pour finir, le gouvernement refuse aussi bien d’élargir la loi que de l’abolir, et les activistes musulmans sont renvoyés à leur statut de sujets ordinaires d’un Etat qui entend maintenir telles quelles ses institutions fondamentales[3]. Rushdie lui-même ne prend pas position dans ce débat. Je rappelle qu’il est un intellectuel de la gauche radicale chic, qu’il participe aux manifestations anti-racistes de militants issus du sous-continent indien, et enfin, qu’il est un critique féroce de l’establishment britannique, notamment de Margaret Thatcher, copieusement insultée sous une appellation transparente dans Les Versets…
La presse n’a pas vu venir la polémique sur le roman : quand il est sorti, elle s’est seulement demandé si l’éditeur, Viking/Penguin, allait ou non rentrer dans ses frais, car il avait signé avec Rushdie un contrat dix fois plus juteux qu’à l’ordinaire. Les Versets… allaient-il ou non remporter le Booker Prize, comme ce fut le cas pour Les Enfants de Minuit (1981) mais non pour La Honte (1983) ? Pour finir, le nouvel opus de Rushdie ne remporte que le Whitbread Prize, le deuxième en importance, et la presse se borne à enregistrer ce relatif échec commercial.
Les premières critiques publiées dans la presse londonienne du roman de Rushdie ne portent aucune attention aux épisodes islamiques, peut-être parce qu’ils n’apparaissent qu’à la deuxième partie du roman, et qu’ils n’occupent que quelques dizaines de pages sur cinq cent quarante-sept. Quand, au bout de deux semaines, les directeurs de journaux commencent à recevoir des courriers faisant état de l’extrême indignation de lecteurs musulmans, ils réalisent que cette partie est intitulée Mahound, le sobriquet que les Croisés donnaient autrefois au Prophète, et que, pour les lecteurs musulmans, elle constitue la raison d’être du roman. Lorsque ceux-ci commencent à faire circuler dans des revues islamiques des passages qu’ils jugent particulièrement blasphématoires, et qu’ils s’indignent à l’occasion d’interviews qu’ils donnent dans la grande presse, le romancier se borne à les renvoyer à leur supposée ignorance de la chose littéraire : il s’agit d’une fiction, et non d’un récit d’histoire.
Le lecteur peut d’ailleurs s’en assurer dès la première scène du roman, la dégringolade tragi-comique des deux Indiens sur une plage britannique, par suite d’un détournement d’avion. Reste que la partie « musulmane » de cette fiction a été conçue à partir d’un récit prélevé dans la tradition islamique, les Chroniques de Tabari (839-923), et le fait que Rushdie ait truffé le texte original d’innombrables détails tirés de son imagination ne modifie pas cet état de choses. Quand l’Inde interdit l’importation des Versets… par crainte de déplaire à des politiciens liés à un parti de la droite musulmane, Rushdie publie une lettre ouverte au président Rajiv Ghandi. Il y déplore que la démocratie indienne soit désormais incapable de défendre la liberté d’expression, et il commente ainsi la partie du roman intitulée Mahound : « La section du livre en question (et permettez-moi de vous rappeler que ce livre ne traite pas en réalité de l’islam, mais de la migration, de la métamorphose, du soi divisé, de l’amour, de la mort, de Londres et de Bombay) traite d’un prophète qui ne s’appelle pas Mohammed, et qui habite une cité hautement fantastique — elle est bâtie en sable et se dissout lorsqu’il pleut — dans laquelle il est entouré de fidèles fictifs, dont l’un porte mon propre prénom. Au surplus, la séquence tout entière intervient dans un rêve, le rêve fictionnel d’un héros fictionnel, un Indien star de cinéma qui est en voie de perdre la raison. Pourrait-on être plus loin de l’histoire ? »[4]
Dès lors, ceux qui rejettent le roman au nom de la religion sont assignés à la place infamante de l’inculture, de l’incapacité à saisir ce qu’est une fiction littéraire.
Quand je prends moi-même connaissance de la polémique britannique, et de l’attitude de Rushdie envers ses critiques musulmans, un point attire mon attention. A aucun moment, le romancier ne revendique son droit à la satire, le genre dont relève, de toute évidence, la partie intitulée Mahound : il se borne à invoquer un droit général à la création littéraire, et à la fiction en général. Or il suffit de considérer la manière dont les personnages « islamiques » sont désignés pour percevoir l’intention satirique de l’auteur : le Prophète est désigné par le sobriquet dont l’avaient autrefois affublé les Croisés, Mahound (« Mahomet », le démon qui professe une fausse religion), ou par des expressions ironiques telles que « l’homme d’affaires devenu prophète » ; la ville sainte de La Mecque porte le nom de l’époque antéislamique, Jahilia, « l’âge de l’ignorance », du paganisme, et de la corruption des mœurs ; ou encore, les douze prostituées du bordel le plus couru de la ville s’attribuent les prénoms des épouses du Prophète, afin d’exciter leurs clients. Cette intention satirique ne justifie certes pas la censure du roman, mais le fait que l’auteur esquive toute question à son sujet et qu’il se borne à renvoyer ses critiques à leur supposée inculture fondamentale n’aide pas à les apaiser. (Sans compter le fait que certains d’entre eux ont étudié à Oxford ou Cambridge, et qu’ils sont aussi capables que lui de lire, sinon d’écrire un roman.)
Vous le voyez donc, dans cette première période de l’Affaire, la liberté d’expression va tellement de soi qu’on l’aperçoit à peine, tant le débat public est encombré par une foule de thèmes qui, l’un après l’autre, prennent le devant de la scène médiatique.
Comment l’affaire Rushdie vous a-t-elle amenée à vous intéresser à d’autres affaires de blasphème ?
Je l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas l’affaire Rushdie qui m’y a conduite, mais sa concomitance avec les violences survenues lors de la sortie en France de La Dernière tentation du Christ : une convergence soudaine entre des tenants de deux religions universelles dans une même volonté de faire taire des artistes sous prétexte qu’ils auraient insulté Dieu, au mépris d’une tradition de liberté d’expression déjà ancienne.
Réfléchissant sur la signification de ce fait inouï, je me souviens que ma chaire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes porte sur l’« Ethnologie religieuse de l’Europe ». J’y invite alors des historiens, des littéraires, des linguistes, et des anthropologues, dans un séminaire comparatif sur les « Affaires de blasphème, actuelles et inactuelles » : je veux mettre en relation celles qui viennent de nous exploser sous le nez avec celles que nous connaissons déjà, et qui, pour la plupart, datent d’avant les Révolutions euro-américaines du XVIIIe siècle.
Au début, mon apport personnel au séminaire consiste en travaux sur trois affaires : Scorsese (à partir de la presse américaine, qui m’entraîne plusieurs années plus tôt, au moment de premières tentatives malheureuses du cinéaste, ruinées par des militants évangéliques), Rushdie (je vais chaque fois que possible enquêter à Londres et dans des villes anglaises à forte immigration musulmane, et je collecte de nombreux matériaux), et enfin une ancienne affaire de censure filmique pour blasphème, la seule du genre en France, qui a frappé en 1966 le film de Jacques Rivette, La Religieuse.
Pour l’étude de ce cas, je bénéficie d’un extraordinaire coup de chance : le dépôt d’archives de l’organisme ecclésial chargé du cinéma est alors géré par des bénévoles qui ignorent tout de son contenu. Je peux donc inventorier à mon aise les cartons d’archives, et faire des dizaines de photocopies. Or il y a là un véritable trésor pour qui s’intéresse à la liberté d’expression : des cardinaux, des évêques et divers responsables ecclésiastiques y parlent sans mystère de leurs intrigues pour obtenir la censure des films qu’ils estiment blasphématoires : en 1965-1966, ils font interdire La Religieuse de Rivette ; en 1985, ils essaient d’empêcher la sortie du Je vous salue Marie de Godard ; et enfin, en 1988, celle de La Dernière tentation du Christ de Scorsese.
En 2006, vous êtes aussi allée enquêter au Danemark sur l’affaire des caricatures de Mohammed ?
Avec leur manie de grossir l’événement, les médias ont parlé de « caricatures » alors que quatre seulement parmi les douze fameux dessins du Jyllands-Posten justifient cette désignation — la consigne donnée aux artistes était d’ailleurs de figurer le Prophète de l’islam comme ils se le représentent. Pendant plusieurs mois, j’ai collecté la presse mondiale dans les langues que je connais, et j’ai suivi la progression de la crise au jour le jour, tout en étudiant l’histoire du Danemark (notamment dans son rapport avec l’immigration et la liberté d’expression). Une fois la crise à peu près dénouée, je vais enquêter au Danemark sur le même mode que, dans les années 1990, sur de l’affaire Rushdie.
Je publie Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins[5]. Quelques mois plus tard, je m’interroge sur un aspect particulier de cette crise : je comprends mal la conduite qu’ont eue deux grandes organisations internationales, l’ONU et l’UNESCO. Elles ont en effet manifesté une extraordinaire compréhension envers les gouvernements de pays à majorité musulmane et l’Organisation de la Conférence Islamique, malgré leurs tentatives pour provoquer une indignation générale contre les pays occidentaux. La doxa médiatique expliquait la pusillanimité de l’ONU et de l’UNESCO par la peur que les attentats du 11 septembre 2001 auraient provoqué, mais j’ai voulu y voir de plus près.
J’ai donc étudié les documents de l’ONU et de l’UNESCO pendant les dix années qui ont précédé la crise des dessins du Prophète, et j’ai découvert que leur revirement datait, en réalité de 1998, quand le président iranien modéré, Mohammed Khatami, avait suscité les applaudissements de l’Assemblée générale de l’ONU en plaidant pour une « Alliance des civilisations ». Dans Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU[6], j’en rapporte l’histoire en détail : l’espoir d’un « arrangement raisonnable » avec les gouvernements des Etats islamiques aboutit en réalité deux semaines avant les attentats du Onze Septembre. Depuis, l’ONU ne parle plus de laïcité ni de religions, mais de « civilisations », et le nouveau mot d’ordre est la tolérance, aux dépens de la liberté d’expression, bien que les attentats au nom de l’islam se soient multipliés sur la planète.
Comment l’invocation d’une « blessure » des « sensibilités religieuses » est-elle apparue ?
Grâce aux archives ecclésiastiques que j’ai consultées à propos de l’affaire Rivette (1966), je peux dater l’introduction de cet argument en France[7]. A l’origine de l’affaire, un certain abbé Pihan, à qui son activité dans les mouvements de la jeunesse catholique a valu d’appartenir à la Commission administrative de censure filmique, au titre d’« éducateur » et non de religieux. Dès la lecture du scénario de La Religieuse, l’abbé est hostile à sa réalisation : d’une part, le récit vient d’un roman de Diderot ; d’autre part, le futur film ne pourra que nuire à la réputation des religieuses françaises actuelles, alors que les vocations sont en panne.
Quand, malgré l’hostilité de l’abbé Pihan, la Commission de censure donne enfin au réalisateur l’autorisation de tourner, le religieux se coalise avec deux collègues plus proches que lui du sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Appuyés sur plusieurs associations catholiques, les trois dévots persuadent bientôt l’archevêque de Paris d’intervenir auprès du chef de l’Etat. Or cela se passe quelques semaines avant la première élection présidentielle au suffrage universel : lors d’un entretien privé avec le général de Gaulle, Mgr Feltin lui déclare que les catholiques voteront en sa faveur s’il promet de faire interdire La Religieuse par son ministre de l’Information. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le Général accepte ce marché : il est élu en janvier 1966, et le film, censuré le 31 mars, ne reçoit donc pas son visa d’exploitation.
Toutefois, bien que nul n’ait éventé ce complot clérical, l’annonce de la censure déclenche un scandale considérable dans l’opinion française, toutes convictions politiques confondues. Le producteur assigne aussitôt le ministre devant le Tribunal administratif. Un an plus tard, il gagne son procès, et il obtient gain de cause auprès d’un nouveau ministre de l’Information : La Religieuse — rebaptisé Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot — peut enfin sortir en salle.
Puis-je le souligner ? Cette affaire de censure filmique constitue la violation la plus grave de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 jamais survenue en France : seule la haute stature du Général permet qu’aujourd’hui encore on sous-estime la portée de l’événement. Or ce complot a été conçu par trois prêtres qui ne sont que des cléricaux, pas même des intégristes, et dont la position dans la hiérarchie religieuse est modeste, puisqu’ils ne sont ni cardinaux ni archevêques, ni même évêques.
L’abbé Pihan s’affiche comme le champion de l’honneur des religieuses françaises (censément bafoué par le scénario de Rivette), et comme le protecteur de la « sensibilité religieuse » des catholiques. Il prétend le faire au nom des droits humains : les nonnes et les fidèles du catholicisme font partie de la communauté nationale française, ils sont aussi dignes de respect que les instituteurs ou les militaires. On lui doit l’invention de l’argument des « sensibilités religieuses blessées » parce qu’il entretient, beaucoup plus que ses deux compères, des relations avec le monde associatif de la société civile. Ainsi, il est l’un des vice-présidents du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), fondé en 1949 par d’anciens résistants et déportés de la Seconde Guerre mondiale[8]. C’est sans doute dans cette association qu’il a puisé l’idée de faire des catholiques français — malgré leur position statistiquement majoritaire et politiquement dominante dans la population française des années 1960 –, une minorité désormais menacée, dont il conviendrait de protéger la « sensibilité religieuse ».
Les archives ecclésiastiques que j’ai consultées sont riches en « éléments de langage », comme on dirait aujourd’hui, que l’abbé Pihan élabore à l’intention des groupes catholiques qu’il entend mobiliser dans sa cause ainsi que du cabinet du ministre de l’Information, qui coopère sans façons avec les conjurés cléricaux. Il rédige donc plusieurs notes qui leur enseignent à réserver l’emploi du mot « blasphème » aux conversations entre croyants, à réaliser qu’il n’a plus aucun sens pour leurs interlocuteurs de la société civile, et à lui substituer l’argument des sensibilités religieuses blessées, compatible avec une démocratie respectueuse des droits de l’individu.
En quoi la « blessure des sensibilités religieuses » limite-t-elle la liberté d’expression ?
La modification introduite par l’abbé exige en effet un certain remaniement des valeurs collectives qui assurent le pluralisme des opinions. D’une part, elle relègue à l’arrière-plan le droit imprescriptible de chacun à critiquer les choses de la religion, ainsi que le droit d’en disposer à des fins de réemploi esthétique, deux libertés qui allaient de soi depuis longtemps. L’argument insiste sur une conséquence inéluctable de l’exercice de ces droits, le fait qu’il impose un déplaisir aux croyants. Car les religions, suggère-t-on, seraient faites d’une catégorie particulière d’idées, les convictions : des idées auxquelles on serait attaché de tout son être, et avec lesquelles, en somme, on ferait corps. Le responsable de ce déplaisir est alors perçu comme un agresseur, qui fait subir à ses victimes une atteinte à leur intimité, pillant ou souillant ce qu’ils tiennent pour leur trésor idéel ou symbolique le plus précieux.
D’autre part, l’argument présente les religions comme des formations inoffensives, qui auraient renoncé à toute forme d’imposition collective, et dont les prescriptions ne concerneraient plus que leurs adeptes. Dès lors, la critique des choses de la religion ou leur réemploi à des fins esthétiques équivaut à enfreindre l’injonction souveraine des sociétés pluralistes, celle du « vivre ensemble », qui conçoit les êtres humains comme des monades : imperméables les uns aux autres, chacun propriétaire de son lot de convictions – lesquelles sont également indiscutables.
Précisément, deux anthropologues importants, Saba Mahmood et Talal Asad, commentant l’affaire des caricatures de Mohammed, ont mis en cause l’impossibilité, pour les Occidentaux, de comprendre la réaction des opinions musulmanes dans le monde. Saba Mahmood refuse qu’on parle de « blasphème » dans un tel contexte — c’est-à-dire, selon elle, d’un jugement intellectuel énonçant qu’une loi aurait été transgressée –, mais d’un « sentiment de blessure morale », de la perception que « notre être propre, fondé tel qu’il est dans une relation de dépendance envers le Prophète, a été bouleversé »[9]. Quant à Talal Asad, il met en avant le fait que le « blasphème » ne serait pas à penser d’abord dans sa relation avec la liberté d’expression, mais dans ce qu’il opère : il serait « quelque chose qui cherche à détruire une relation vivante »[10]
Il s’agit là d’une nouvelle version de l’argument des sensibilités religieuses blessées, mais cette fois, il est avancé par des anthropologues et non par un religieux. Par des intellectuels qui se situent à l’extrême pointe de l’avant-garde, dans la « théorie critique » que Judith Butler ou Wendy Brown ont rendue célèbre, et dont Talal Asad est un représentant éminent – Saba Mahmood ayant été l’élève d’Asad comme de Butler. Tous les quatre ont organisé, en 2007, un séminaire à Berkeley sur la conséquence théorique à tirer de l’affaire danoise des cartoons de Mohammed, la nécessité ou non que l’activité « critique » soit laïque. Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech est le titre du livre qu’ils ont publié en 2009 et dont vous citez la récente traduction française[11].
Je n’espère pas faire comprendre en trois mots comment deux chercheurs, Asad et Mahmood, situés à l’extrême-gauche anti-colonialiste et anti-occidentale de l’intelligentsia américaine, réalisent ce coup de force : construire un argument traditionaliste au nom de la subversion. Je rappelle qu’en 1988, Talal Asad, qui vivait alors en Grande-Bretagne, figurait parmi les intellectuels arabes hostiles aux Versets Sataniques, au contraire de son maître de l’époque, Edward Saïd, qui soutenait le romancier en toute occasion[12]. Asad a ensuite émigré aux USA, où il a développé une pensée sur la religion qui, tout en se réclamant de Nietzsche et de Foucault, en propose une conception traditionaliste. Les adeptes universitaires de la pensée « critique » portent aux nues ce penseur paradoxal, et je ne doute pas qu’ils estiment que l’ensemble de mon travail sur les affaires de blasphème relève d’un universalisme dépassé, parfois même d’une « islamophobie ».
Concernant la crise danoise des dessins de Mahomet — supposée constituer l’événement historique à partir duquel les participants au séminaire de Berkeley vont tirer leurs conséquences sur le caractère laïque ou non de la « critique » –, j’ai été estomaquée par la façon cavalière dont les auteurs, et en particulier les deux anthropologues, traitent les faits empiriques[13]. Talal Asad n’en évoque qu’un seul, la première déclaration de l’Union internationale des savants musulmans, qu’il interprète comme une preuve de la modération musulmane devant l’insulte faite au Prophète[14]. Si l’auteur avait daté ce document (le 21 janvier 2006), qu’il l’avait situé dans la chronologie du conflit, et qu’il en avait cité le contenu, il n’aurait pu maintenir cette affirmation[15]. Pour sa part, Saba Mahmood se contente d’évoquer le « vaste mouvement de contestation dans le monde musulman … en 2006 » suscité par la publication des dessins, sans signaler qu’il y eut un délai de plusieurs mois entre les deux événements[16].
Les deux auteurs ne font jamais allusion au long travail qu’une pluralité d’acteurs singuliers a dû accomplir pour qu’un minuscule incident local se transforme en une affaire de portée internationale — un processus que j’ai décrit en détail dans mon propre livre[17]. C’est que Talal Asad et Saba Mahmood tiennent leur thèse pour évidente : le journal danois a publié ces « caricatures » dans un acte de provocation raciste envers les musulmans immigrés ; la classe politique danoise, les gouvernements occidentaux et leurs organisations internationales, ainsi que la papauté, se sont solidarisés avec le Jyllands-Posten au nom de la liberté d’expression, et/ou de la domination de l’Occident sur la « civilisation » islamique. Or, si l’on veut bien examiner les faits empiriques, aucune de ces propositions ne tient : en particulier, aucune des solidarités « occidentales » — sur lesquelles les deux anthropologues appuient leur thèse — n’a jamais existé, et c’est même leur absence qui a relancé la crise à deux reprises[18].
Les deux anthropologues du groupe californien, Saba Mahmood et Talal Asad, font porter leur curiosité sur la seule question que, selon eux, pose cette affaire : celle de l’impossibilité où aurait été l’opinion occidentale de comprendre la réaction violente des musulmans, tant au Danemark que dans de nombreux pays du Proche-Orient et d’Asie.
Selon Talal Asad, la foi islamique n’a pas de contenu propositionnel, elle ne dit pas ce qu’il faut croire, et d’ailleurs, chacun est libre de penser ce qu’il veut des personnes et des choses sacrées, pour autant qu’il réserve ses opinions à son for intérieur. Par contre, la communication à autrui de cette conviction intime engage le locuteur tout entier devant Dieu et la communauté des croyants, si bien que le fait de tenir un propos hétérodoxe équivaut à une tentative de séduction, qui doit être sanctionné. En somme, l’islam autorise une pleine liberté de croyance, mais il interdit toute liberté d’expression, car Dieu-la communauté ne tolèrent que les propos orthodoxes : la foi, c’est donc, selon Asad, un certain « engagement » envers Dieu pris devant la communauté, et rien d’autre.
Dans un ouvrage antérieur, Talal Asad blâmait les penseurs de la Renaissance islamique du XIXe siècle : en proposant de soumettre le Coran à la critique textuelle, ils avaient cédé à la pression « coloniale » (inventrice de la critique biblique et de la laïcisation de la religion), et ouvert la voie à la désintégration de l’ordre social islamique[19]. Dans la section de sa communication au séminaire de Berkeley intitulée « Comment les Musulmans pensent-ils la liberté d’expression ? », Asad noircit plusieurs pages afin de justifier la condamnation pour apostasie qui frappa en 1995 le professeur égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, pour avoir enseigné l’herméneutique du Coran, plusieurs années après Mohammed Arkoun en France. Selon notre anthropologue, puisque Abu Zayd a enfreint les règles de « l’engagement islamique », il est normal qu’il soit condamné à subir les « conséquences sociales » de sa conduite : son renvoi de l’université, et la dissolution judiciaire de son mariage… L’auteur ne signale pas que la dénonciation et le procès du professeur sont le fait d’activistes dans le cadre d’une vaste campagne contre les intellectuels et les artistes, ni que le professeur Abu Zayd a dû s’enfuir en Europe avec son épouse pour demeurer marié et survivre[20].
C’est dans ce contexte étrange que survient la question posée par Asad à propos des réactions occidentales devant la « violence irrationnelle des musulmans face à la publication des caricatures »[21]. Comment le fidèle pourrait-il « garder le silence » devant un blasphème dont la présence menace « cette relation vivante » ? Il exprime ses croyances parce qu’il « doit le faire ». Selon Asad, les modernes héritiers du christianisme ont été habitués par le processus de sécularisation à donner des contenus propositionnels à leurs idées sur Dieu, à particulariser leurs liens avec Dieu, avec la société, avec le prochain, à pratiquer le détachement envers les « engagements », et à refuser tous les tabous : il est temps qu’ils admettent qu’ils ont désormais parmi eux des gens susceptibles d’agir, éventuellement avec violence, en vertu de « passions morales », au nom d’une « religion politique ».
Bien que Saba Mahmood partage les idées de Talal Asad et qu’elle en reprenne plusieurs dans sa communication de Is Critique Secular ?, elle a exprimé de façon plus limpide sa position sur l’affaire des dessins de Mohammed dans des interviews données à la presse française. Elle y assure vouloir œuvrer à la compréhension interculturelle, dans une Europe dont les habitants sont condamnés à vivre ensemble. Au contraire de Talal Asad, elle regrette les violences auxquelles la publication du Jyllands-Posten a donné lieu, mais elle entend poser cette question aux non-musulmans européens : pourquoi ont-ils été incapables de voir que les « caricatures » n’étaient pas pour les fidèles de l’islam de simples « représentations » ? En effet, la personne de Mohammed est pour eux une « figure d’exemplarité » avec laquelle ils ont « une relation plus proche de l’assimilation et de l’incorporation que de la représentation »[22].
Son analyse envisage donc les fidèles de l’islam comme étant, de façon massive, des dévots du Prophète, des gens engagés dans des pratiques d’adoration les conduisant à se souder avec sa personne[23]. Bien que je ne sois pas persuadée que ce soit un cas si général dans l’islam mondial, je peux parfaitement comprendre que des dévots aient ressenti une « blessure morale » devant des caricatures du Prophète (quatre dessins sur les douze qu’a publiés le Jyllands-Posten), et qu’ils se soient sentis atteints au plus profond d’eux-mêmes. Pourquoi Mahmood pense-t-elle que les laïques ont l’esprit bouché par « la sémiotique classique de l’image » (qui semble avoir été promulguée avec les lois de laïcité), et que nous ferions mieux de l’échanger avec une autre, qui ferait des images des êtres dotés d’agentivité ? Il se trouve que je lis depuis toujours les publications relatives à cette théorie de « l’acte d’image », qui tente de démontrer que les images ont un effet par elles-mêmes sur leurs spectateurs, indépendamment des dispositions intérieures de ceux-ci et des intentions de l’artiste[24]. Selon Mahmood, cette théorie permettrait d’avancer « que les images sont des êtres animés, vivants, sensibles, renfermant des sentiments, des intentions et des désirs, et qu’elles exercent une action sur le monde qui ne tient pas à la seule interprétation » du spectateur ; car « elles créent une forme de relation au spectateur, elles apportent une transformation sociale, elles agissent sur le réel ». L’anthropologue conclut triomphalement : « Voilà pourquoi … certaines images sont ‘offensantes ’[25] » . Voilà pourquoi votre fille est muette.
Interview de Jeanne Favret-Saad par Arnaud Esquerre
SOCIOLOGUE, CHERCHEUR
Notes
[1] L’on trouvera une analyse détaillée de cet acte de langage aux conséquences incalculables dans J. Favret-Saada, Une anthropologie des polémiques à enjeux religieux : le cas des affaires de blasphème, 2016, Société d’Ethnologie, Conférence Eugène Fleischmann, IX, pp. 16-21.
[2] Interview du 25 septembre 1988, The Observer.
[3] La loi sera, pour finir, abolie en 2008.
[4] Lisa Appignanesi et Sara Maitland, The Rushdie File, 1989, Londres, ICA, Fourth Estate, p. 44.
[5] Les Prairies Ordinaires, 2007. Rééd. Fayard, 2015.
[6] 2010, Les Editions de L’Olivier.
[7] Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Paris, 2017, Fayard, Première Partie, « Au temps des abus de droit : La Religieuse ». Voir aussi Jeanne Favret-Saada, AOC.media, 13 août 2018, « Une censure très politique : l’affaire de La Religieuse ».
[8] Je viens à peine d’en trouver la preuve, et c’est pourquoi je n’y ai pas fait allusion dans Les sensibilités religieuses blessées… L’abbé est vice-président du MRAP de 1962 à 1981 ; malgré son rôle dans l’affaire de La Religieuse, il deviendra l’un des présidents de l’association de 1981 à 1984. Pendant l’occupation allemande, il a été brièvement emprisonné pour avoir maintenu son mouvement de jeunesse malgré l’interdiction, mais cela ne signifie ni qu’il ait été résistant, ni qu’il ait partagé les idées de gauche des fondateurs du MRAP.
[9] Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler, Saba Mahmood, La critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015 (2013), p. 94.
[10] Id., p. 64.
[11] Berkeley, Townsend Center for the Humanities. La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense, et liberté d’expression, 2015, Presses Universitaires de Lyon.
[12] Une fois établi aux USA, Asad a ré-édité ses deux articles critiquant Les Versets sataniques sous la rubrique « Polemics » dans Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, 1993, Stanford University Press.
[13] J’ai publié mes réflexions sur la traduction française de ce livre : « Au nouveau chic radical : Laïcité, dégage ! », http://www.mezetulle.fr/au-nouveau-chic-radical-laicite-degage/, 1er février 2016.
[14] La critique est-elle laïque…, p. 54.
[15] Depuis la publication des dessins dans le Jyllands-Posten, le 30 septembre 2005, l’affaire n’avait concerné que les diplomaties arabes et danoise. Au début janvier 2006, un accord était imminent quand, le 18, l’OCI s’avise qu’un minuscule journal norvégien vient de republier les dessins. Le 21 janvier, le cheikh Qaradawi, président de l’Union internationale des savants musulmans, exhorte les gouvernements à soutenir « la colère des musulmans » devant l’affront fait au Prophète (Favret-Saada, 2007, p. 121). Le cheikh appellera bientôt ses auditeurs d’Al Jazira à un « Jour de colère », se ravisant peu après devant l’extrême violence des manifestations.
[16] id., p. 80, note 2. Elle fait aussi état (p. 90, note 19) de soirées pieuses en Egypte dans lesquelles les fidèles juraient de mourir pour le Prophète, sans préciser quand, dans quels milieux elles se sont produites, et si elle y a personnellement assisté.
[17] Favret-Saada 2007 et 2015, op. cit.
[18] Tous les chefs d’Etat européens (à l’exception d’Angela Merkel), ainsi que les responsables de l’Union Européenne et de l’ONU ont attendu les premières destructions de bâtiments diplomatiques au Moyen-Orient pour marquer un début de solidarité avec le gouvernement danois. La relance de la crise a été le fait de directeurs de journaux européens qui ont pris en mains la défense de la liberté d’expression contre les palinodies de leurs gouvernements.
[19] Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, 2003, Stanford, Stanford University Press.
[20] Nasr Hamid Abu Zayd a été défendu par des associations internationales de droits humains, par ex. « The Case of Abu-Zaid », Index on Censorship, London, 4, 1996, pp. 30-39,
https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1080/03064229608536113.
Les pièces du procès ont été publiées : « Jurisprudence Abû Zayd », Traduction B. Dupret et M. S. Berger, Égypte/Monde arabe, n°34, 2e trimestre 1998, Le Caire, CEDEJ, pp. 169-201,
https://journals.openedition.org/ema/1524.
[21] La critique est-elle laïque ?, p. 35, n. 2.
[22] Extraits de son interview à Mediapart, 25 décembre 2015, « Repenser le religieux, c’est aussi repenser la laïcité ».
[23] Dans Les sensibilités religieuses blessées, je désigne comme « dévots » des fidèles qui sont particulièrement convaincus, et peu enclins à transiger avec leur conception du sacré. Cela n’en fait pas pour autant des intégristes ou des activistes. Op. cit., pp. 15-16.
[24] Par exemple : David Freedberg (1989), The Power of Images : Studies in the History and Theory of Response (Chicago, University of Chicago Press) ; Liza Bakewell, « Image Acts », American Anthropologist, New Series, Vol. 100, No. 1 (Mar., 1998), pp. 22-32. Horst Bredekamp (2015), Théorie de l’acte d’image (Paris, La Découverte). Celui-ci prétend appliquer à l’image la théorie de l’acte de langage d’Austin et Searle, mais il présuppose ce qu’il veut démontrer car il met l’image (et non pas ceux qui la produisent ou qui la font circuler) à la place de l’énonciateur.
[25] Le Monde, 31 décembre 2015, « Saba Mahmood : ‘Il existe chez les croyants une relation d’intimité avec le Prophète’ ». — Comme lectrice des travaux sur « l’acte d’image », je signale qu’ils n’osent pas souvent des affirmations aussi naïvement animistes que celles-ci.