Pourtant, il n’est pas facile de faire la part entre les récits qui accusent l’YPG d’être à la solde du régime de Damas ou encore ceux qui voient les Kurdes comme la clé de la lutte contre Daech dans la région, et ceux mythifiant les combattantes de l’YPJ (Unités de protection de la femme) résistant à Kobané.
Dans quelle mesure les Kurdes ont-ils contribué à la conquête territoriale contre l’État islamique ? Ces succès territoriaux leur ont-ils permis d’établir un territoire kurde autonome au Nord-Est de la Syrie ? Le ralliement des Kurdes au régime de Damas, s’il a été rapide, n’était pourtant pas certain. Il a pourtant participé, dans une certaine mesure, à la reconquête territoriale de certaines régions de la Syrie, ce qui a permis aux Kurdes l’établissement du Rojava autonome. Mais l’avenir de ce dernier reste aujourd’hui à questionner.
Un ralliement incertain au régime de Bachar al-Assad
Notons d’abord que le ralliement de l’YPG au régime de Bachar al-Assad n’a pas été évident. En effet, le parti Baath a longtemps mené une politique répressive envers les Kurdes de Syrie, lesquels ont mis un point d’honneur à conserver une attitude pacifique dans leurs revendications. Ils s’opposent en cela aux mouvements du Kurdistan turc, irakien et iranien : le PKK (Parti des travailleurs au Kurdistan) s’est ainsi distingué par une opposition armée, de type guérilla, contre le gouvernement turc afin de faire valoir ses revendications d’indépendances ; cela a valu au mouvement d’être considéré comme un groupe terroriste par les Etats-Unis ainsi que par la plupart des États de l’Union européenne.
Un processus d’arabisation des Kurdes est établi en Syrie dès les années 1960, qui a notamment eu pour effet la privation de nationalité de 100 000 à 300 000 Kurdes (environ 20% de la population kurde), devenus apatrides, dès août 1962. En parallèle, le plan de « ceinture arabe » vise à installer une population arabe dans la zone longeant la frontière turque, afin de rompre le continuum de population kurde entre la Syrie, la Turquie et l’Irak. Mais en même temps, Damas n’hésite pas à soutenir les mouvements d’indépendance kurdes en Irak et en Syrie, car ces derniers déstabilisent les régimes en place.
Ces mesures augmentent le ressentiment des Kurdes contre le régime de Damas et aboutissent au soulèvement de 2004. Ce dernier, parti d’un incident lors d’un match de football dans la ville à dominante kurde de Qamichli, fait plusieurs dizaines de morts parmi la population kurde. Pour éviter que la crise ne s’embrase davantage, Bachar al-Assad accepte de céder une forme d’autonomie culturelle aux Kurdes ; en échange, ces derniers cessent de remettre en cause le régime du Baath.
Enfin, une frange de la jeunesse kurde rejoint les contestations lors des débuts de la révolution syrienne entre 2011 et la première partie de l’année 2012. Toutefois, la radicalisation de la rébellion armée ainsi que le refus de cette dernière de reconnaître officiellement les droits de la minorité kurde l’éloigne de la mobilisation. Peu à peu, le PYD soutient Bachar al-Assad et aide ses troupes à arrêter l’avancée de l’Armée Syrienne Libre tout comme celle des jihadistes de l’État islamique. C’est ainsi que les Kurdes obtiennent de Damas la restitution de la nationalité à certains des apatrides kurdes. C’est ce qui permet à Nadine Picaudou de conclure de la sorte : « En Syrie comme en Irak, c’est bien la seule aspiration nationale qui guide l’action politique des différentes forces kurdes qui tentent de mettre à profit la déstabilisation de la région pour imposer leurs objectifs sur le terrain » [1].
Le rôle des Kurdes dans la lutte contre Daech
Face au vide laissé par le régime dans le Nord-Est du pays, le PYD a rapidement constitué deux principales forces armées de protection populaires, l’YPG et l’YPJ, qui ont remplacé les forces du régime. En effet, l’État islamique apparaît très vite comme le nouvel adversaire effectif des Kurdes dans la région, tandis que le PYD se positionne vis-à-vis du régime syrien dans une forme de troisième ligne, qui serait une alternative à l’opposition entre Bachar al-Assad et les révolutionnaires syriens. L’entente « froide » [2] entre le régime syrien et les Kurdes permet à ces derniers d’éviter les bombardements et la répression étatique, tandis que Damas a d’autres priorités militaires à traiter.
Jusqu’à la moitié de l’année 2014, l’YPG et l’YPJ parviennent sans trop de difficultés à repousser Daech. Mais en juin 2014, l’État islamique s’empare en un éclair de plusieurs villes irakiennes, au nombre desquelles figure Mossoul. A ces conquêtes succède une première offensive contre les villages kurdes entourant Kobané, au mois de juillet. Les jihadistes sont repoussés par les combattants de l’YPG, qui partent peu après pour Sinjar dans le Kurdistan irakien, où les Kurdes yézidis sont assiégés par Daech. Mieux préparés que les peshmergas (nom attribué aux combattants kurdes irakiens), les YPG participent à l’établissement d’un corridor humanitaire qui permet d’évacuer un grand nombre de civils des monts Sinjar. Cette opération leur permet de rétablir une entente plus cordiale avec le PDK (Parti démocratique du Kurdistan), adversaire du PKK auquel se rattache le PYD. Elle donne également une image plus sympathique de l’YPG et du PYD à l’Occident, et aide à dépasser la vision qui prévalait jusque-là de simple branche d’un groupe terroriste.
Cette restauration de l’image des forces armées kurdes a-t-elle pu jouer dans l’intervention occidentale pour leur prêter appui lors du siège de Kobané ? Dès le mois de septembre 2014, en effet, l’État islamique encercle les troupes kurdes à Kobané, qui manquent d’armes et dont les hommes sont fatigués. Le soutien américain, qui guide la coalition internationale à Kobané, permet le succès des affrontements lourdement médiatisés durant plusieurs mois. On ne peut que souligner l’importance symbolique de cette bataille pour tous les acteurs en présence ; pour l’Occident, il s’agit de démontrer que les frappes aériennes de la coalition internationale sont capables de mettre à mal Daech ; pour l’État islamique, c’est la perpétuation du mythe d’invincibilité qui est en jeu ; enfin, pour les Kurdes, la victoire permet d’apparaître comme un acteur fiable et respectable aux yeux de l’Occident. Cette dernière est facilitée par l’acceptation par le président Erdogan, en Turquie, de laisser passer les peshmergas irakiens pour appuyer la défense kurde au sol.
Il semblerait en effet que le rôle des peshmergas soit relativement symbolique dans la victoire de Kobané. Rémi Hémez, officier supérieur de l’armée de terre et chercheur à l’Institut français de relations internationales, va plus loin en questionnant l’efficacité réelle des forces kurdes syriennes [3]. Selon lui, cette efficacité repose sur trois faits principaux : la tradition guerrière des Kurdes, qu’il fait remonter à la création de la cavalerie Hamidiya en 1891, sous l’Empire ottoman, et qui était chargée d’en défendre les frontières ; la présence des femmes dans les forces armées du PYD, notamment au sein des YPJ, et qui renvoie à l’Occident une image de modernité plaisante – bien que, comme le souligne R. Hémez, l’émancipation réelle des femmes ne soit pas certaine puisque les relations genrées n’échappent pas vraiment à la norme ; enfin, les actions militaires des Kurdes lors de la guerre en Irak en 2003. Mais en réalité, les succès militaires des YPG s’expliquent d’une part par leur pratique de la guérilla (dans l’héritage du PKK) et d’autre part par l’appui clé de la coalition internationale. L’auteur suggère que « les Kurdes ne sont donc pas l’« acteur miracle » des guerres de Syrie et d’Irak, qui pourrait permettre aux Occidentaux d’influer sur la sortie de crise et détruire Daech à un coût militaire acceptable ».
L’émergence du Rojava autonome
Fondatrice de la perception occidentale de l’efficacité militaire des YPG, la victoire de Kobané permet notamment au PYD d’élargir son territoire, qui représente en 2015 environ 28 500 km2 (aujourd’hui environ 50 000 km2). Le « Kurdistan syrien », également appelé Rojava, a commencé à s’établir dès juillet 2012, quand le régime de Bachar al-Assad retire ses forces militaires des zones kurdes afin de mieux les déployer au centre du pays. Le PYD en profite pour prendre le contrôle des structures militaires et des bâtiments administratifs abandonnés, non sans heurt, une partie des Kurdes étant opposée à cette prise de pouvoir.
En novembre 2013, le PYD proclame la création de trois cantons autonomes dans le Nord-Est de la Syrie : le Djézireh, Kobané et Afrine. Chacun est doté d’une structure administrative, avec des formes de ministères, sous le nom de « commissions » de Défense, de Santé, d’Éducation, du Travail ou encore des Affaires sociales. Des comités locaux sont chargés de la gestion de la distribution de l’aide humanitaire et du règlement des questions de politique locale. Toutefois, la plupart de ces structures publiques sont encore administrées par l’État syrien ; et le secteur public manque souvent d’efficacité par manque de moyens.
La proclamation d’indépendance a été suivie par l’adoption d’une Constitution au début de l’année 2014. Qualifiée de « contrat social », cette constitution garantit la laïcité, l’égalité des sexes et des droits pour toutes les minorités ethniques et religieuses. Trois langues sont reconnues officielles : le kurde, l’arabe et le syriaque.
Il est très difficile de faire la part entre les récits enthousiastes du projet de société proposé par le PYD – la place laissée aux femmes est ainsi souvent soulignée, ce que l’on ne peut qu’accueillir positivement – et la réalité de ce qui s’y joue réellement. En juillet 2014, Human Rights Watch a ainsi publié un long rapport, intitulé « Sous gouvernance kurde : violations des droits humains dans les enclaves contrôlées par le PYD en Syrie » [4] où sont dénoncés des actes commis par le PYD à l’encontre de détenus, ainsi que la présence d’enfants parmi les forces armées et les forces de police du Parti. En outre, le peuple kurde ne s’est pas montré très favorable à la mise en place du service militaire obligatoire dans les cantons – bien que ce dernier ne dure que six mois, contre les deux années de service militaire imposées par l’État syrien.
Un avenir incertain pour le Rojava
Malgré ces fondations relativement solides, l’avenir du Rojava demeure incertain. Plusieurs facteurs menacent en effet sa survie, certains relevant de la politique intérieure syrienne et d’autres de la politique extérieure, régionale et internationale.
Le premier facteur de déstabilisation est turc. Si le président Erdogan a finalement accepté d’ouvrir la frontière syro-turque aux peshmergas lors de la bataille de Kobané, c’est seulement sous une forte pression occidentale. En effet, inquiet de voir les revendications des Kurdes de Turquie encouragées par l’émergence d’un Kurdistan syrien, le président turc est très peu favorable à ce dernier. C’est ce qui explique l’intervention turque, au début de l’année 2018, dans la ville d’Afrine, capitale de l’un des cantons du Rojava. Officiellement, le président explique cette action par son refus de laisser s’établir un groupe terroriste à quelques pas de ses frontières ; Vladimir Poutine le laisse faire. Baptisée « rameau d’olivier », l’opération permet aux Turcs de reconquérir, au terme de deux mois de combats, le fief kurde. La population est contrainte de s’exiler vers l’Est de la Syrie, tandis que Khaled Issa, représentant en France du Kurdistan syrien, dénonce un « nettoyage ethnique » à Afrine.
Face à cette menace, les Kurdes ont tenté de chercher la protection du régime syrien. Le lien avec Damas est cependant resté très fluctuant depuis le début de la guerre ; le régime n’est pas intervenu pour secourir les Kurdes lors de la bataille de Kobané ; en janvier 2015, par ailleurs, des accrochages violents ont lieu dans la ville de Hassaké au sujet de conquêtes territoriales. Des milices pro-gouvernementales ont bien tenté de porter secours aux Kurdes d’Afrine ; toutefois, il ne s’agissait pas des forces officielles du régime syrien.
Enfin, malgré la grande médiatisation qui a couvert la bataille de Kobané, les Kurdes syriens sont loin de bénéficier d’un soutien sans faille de l’Occident. Leurs liens avec PKK, d’abord, en font toujours un allié suspect – le PKK reste référencé parmi les organisations terroristes de l’Union européenne. Le retrait annoncé par Donald Trump en décembre 2018 des troupes américaines de Syrie ne laisse rien présager de meilleur pour les Kurdes. Dans un entretien au Point en mars 2019, le spécialiste des questions syriennes Fabrice Balanche analysait : « Ils (les Kurdes) vont sans doute, une fois de plus, être les dindons de la farce. Pris en tenailles entre le marteau turc et l’enclume syrienne, on se demande désormais qui viendra les aider. »
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Claire Pilidjian
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