« Ils ont volé nos droits, ils doivent tous dégager » : les jeunes exaspérés dans le sud de l’Irak
A Bassora, dans une région qui fournit 90 % des exportations pétrolières du pays, le chômage et la violence des milices ont poussé les habitants à la révolte.
Des manifestants bloquent la sortie de Bassora vers le grand port pétrolier de Oum Qasr, dans le Sud irakien, le 17 novembre. Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
Une épaisse fumée se dégage de pneus en flammes à la sortie de Bassora, la grande ville du Sud irakien. Des dizaines de jeunes hommes, certains masqués de foulards et de capuches, un bâton à la main, bloquent l’accès des véhicules vers le port d’Oum Qasr, à soixante kilomètres au sud. L’ambiance est tendue, la foule en rage défiante face aux visages étrangers, ce 18 novembre au matin.
Un mois et demi après le début de la contestation contre le pouvoir, ils veulent durcir le mouvement : imposer la grève générale et bloquer l’entrée du seul port d’importation du pays et des installations pétrolières qui truffent le paysage désertique. « C’est la seule façon pour que ce gouvernement de voleurs nous entende ! Ils doivent tous dégager : le gouvernement, le Parlement et le conseil provincial. Les manifestants se font tirer dessus, arrêter, kidnapper », crie Abou Ali, la voix étouffée par sa cagoule.
L’ouvrier de 22 ans fait la liste des plaies qui accablent cette région à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, pourtant assise sur une véritable richesse d’or noir : les pénuries d’eau et d’électricité, des services de santé et d’éducation en désuétude, le fléau des drogues, le manque de logements et surtout d’emplois. Alors que Bassora fournit 90 % des exportations pétrolières du pays – qui tire de 85 % à 90 % de ses ressources du pétrole, soit 79 milliards de dollars (71,4 milliards d’euros) prévus en 2019 avec 3,88 millions de barils par jour –, un tiers de ses jeunes sont au chômage. Ils composent la moitié des 4,5 millions d’habitants de la province.
Délogés par la force
Les compagnies pétrolières internationales emploient surtout des cadres étrangers et une main-d’œuvre venue d’Asie, plus malléable et moins chère, au mépris des quotas de travailleurs irakiens imposés par la loi. Le reste des emplois du secteur, et dans les autres industries de la région, est une manne que se partagent les partis religieux chiites et leurs milices qui règnent en maître sur Bassora depuis 2003. « Les compagnies pétrolières, le port et l’aéroport sont contrôlés par les partis, ils se remplissent les poches et prennent des commissions sur les contrats. C’est une corruption en millions de dollars », accuse Abou Ali. Il dénonce leur complicité dans la mainmise accrue de l’Iran. « L’économie iranienne dépend de nous. Pour pouvoir importer ses biens de consommation et développer ses sociétés, l’Iran détruit notre agriculture et nos industries », abonde Ali, un ouvrier de 53 ans.
Depuis 2011, Bassora vit au rythme des manifestations. Après celles de l’été 2018, suscitées par les pénuries d’eau et d’électricité, qui ont fait vingt et un morts, la mobilisation a repris le 1er octobre. Partie de Bagdad, elle a gagné le Sud chiite avec les mêmes demandes : la chute du « régime » et la fin de l’ingérence étrangère. Réunissant de quelques centaines à plusieurs milliers, parfois, de manifestants, place Al-Bahariya, au centre de Bassora, le mouvement vivote, bridé par la répression et la menace des milices chiites qui tiennent la ville. Du 29 octobre au 7 novembre, des centaines de jeunes des villes périphériques ont aussi paralysé le port d’Oum Qasr, avant d’en être délogés par la force.
« On ne trouve pas de travail au port. Tous les travailleurs viennent d’ailleurs, par relations ou en payant des pots-de-vin »
Enhardis par le soutien renouvelé du haut dignitaire du clergé chiite, l’ayatollah Ali Al-Sistani, au mouvement, ils ont repris leur blocage, dimanche. L’appel à une grève générale du chef populiste chiite Moqtada Al-Sadr, qui compte de nombreux partisans à Bassora, a étoffé leurs rangs. « On ne bloque que quelques heures. On laisse passer les vivres et les médicaments mais pas les camions-citernes de pétrole des partis. C’est le jeu du chat et de la souris avec les forces anti-émeute », reconnaît Haïder, un activiste de 33 ans de Oum Qasr, sur le sit-in à l’entrée du port. Ils ont été échaudés par les heurts meurtriers des 5 et 6 novembre avec les forces fédérales, qui ont tiré à balles réelles pour les disperser.
« Un Etat dans l’Etat »
Dans une maison en parpaings nus d’un hameau de Oum Qasr, Taha est alité dans le salon, des pansements sur le ventre. La balle qui lui a transpercé le corps a épargné de justesse les organes vitaux. Le jeune chômeur de 27 ans dit avoir été pourchassé par les forces d’élite de la police. « Je demandais juste mes droits et un boulot. On ne trouve pas de travail au port. Tous les travailleurs viennent d’ailleurs, même d’autres provinces, par relations ou en payant des pots-de-vin », dit le jeune homme, au chômage comme 6 000 jeunes d’Oum Qasr.
Haïder, le militant, acquiesce. De 2007 à 2013, employé au port, il dit avoir été témoin du contrôle des partis, quai par quai : « Le 19 est à Asaib Ahl Al-Haq, le 17 à Nujaba, le 6 aux Atabat [l’administration des lieux saints chiites], Saraya Al-Salam en a aussi. » En 2013, il a obtenu un emploi dans une société pétrolière turque par wasta (« relations »). D’autres paient, dit-il : de 1 000 à 1 500 dollars pour être chauffeur, agent de propreté ou garde de sécurité. « Même les veuves des employés d’Oum Qasr vont toucher leur pension au bureau de la milice Asaib Ahl Al-Haq et non à la société. C’est un Etat dans l’Etat », dit-il.
Manifestation, place Al-Bariyah, à Bassora, dans le Sud irakien, le 16 novembre. Les contestataires ont affiché la photo du couple de militants assassinés à leur domicile par des hommes armés non identifiés, le 3 octobre. Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
Après la mort d’un jeune de 17 ans dans les heurts, le 5 novembre, le gouverneur de Bassora, Asaad Al-Eidani, a engagé des tractations avec les habitants de Oum Qasr. Dans sa résidence au bord du Chatt Al-Arab, il montre fièrement la vidéo de sa rencontre, « sans gardes de sécurité », avec les manifestants. « Nous allons donner 1 000 emplois dans le port, la municipalité et les services de la province, promet-il : aux jeunes, pas aux partis ou aux tribus. » Haïder reconnaît le travail effectué par le gouverneur depuis l’été 2018 mais, dit-il, la réalité des tractations est autre. « Les chefs de tribu ont passé des accords avec lui pour obtenir des emplois contre l’arrêt des manifestations. Ils ont retiré leurs jeunes, du coup on est moins nombreux », dit-il.
Assassinat d’un couple de militants
Ces promesses ne satisfont plus les contestataires. Elles avaient été nombreuses en 2018. « Les 10 000 emplois promis par le gouvernement ne sont pas matérialisés », reconnaît le gouverneur. Il promet davantage. « Je vais créer 30 000 emplois dans les écoles, la mairie et les services publics. J’ai en projet la construction de 140 écoles, cinq hôpitaux, des infrastructures pour l’eau, l’électricité, les télécommunications et 40 000 unités de logement. Ça prendra cinq ans », plaide-t-il. Mais les contestataires veulent davantage : la fin de l’emprise des « partis-milices » et de la répression policière qui a déjà, selon eux, coûté la vie de vingt-six « martyrs ».
Plusieurs incidents meurtriers ont émaillé la contestation, dont l’assassinat d’un couple de militants, Hussein Adel Madani et Sara Madani, à leur domicile, par des hommes armés non identifiés, le 3 octobre. Cet assassinat n’a étonné personne au vu du climat d’insécurité qui règne avec les milices, les tribus et les gangs criminels. Depuis 2018, les menaces se sont amplifiées. « Les gens ont peur de manifester, dit Ahmed, un activiste. Les milices menacent nos vies : elles kidnappent et tuent. On veut qu’elles rentrent chez elles en Iran et laissent l’Irak tranquille. »
Hélène Sallon (Envoyée spéciale à Nadjaf (sud de Bagdad))
• Le Monde. Publié le 9 novembre 2019 à 11h33 - Mis à jour le 19 novembre 2019 à 21h00 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/15/en-irak-la-colere-des-jeunes-chiites-contre-teheran_6019280_3210.html
« On est avec le peuple iranien » : à Bagdad, le soutien des Irakiens pour la révolte de leurs voisins
Les manifestants de la place Tahrir se réjouissent du mouvement populaire qui défie le régime de Téhéran depuis le 15 novembre.
Des jeunes manifestants irakiens grimés brandissent des pancartes sur la place Tahrir, à Bagdad, le 15 novembre. L’un de leurs slogans est : « Le gouvernement nous voit comme le diable alors que nous sommes pacifiques. » LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Si, sur la place Tahrir de Bagdad, aucune affiche ou pancarte ne salue le soulèvement qui embrase les rues d’Iran, les centaines de jeunes Irakiens qui campent sur la place sont loin d’être indifférents au combat que mènent leurs voisins. De part et d’autre de la frontière entre les deux pays, les manifestants irakiens et iraniens affrontent un adversaire commun : la République islamique.
C’est d’ailleurs avec une certaine fierté que les manifestants de la place Tahrir ont observé, dès le 15 novembre, les villes iraniennes se soulever une à une pour protester contre la flambée des prix de l’essence avec les mêmes slogans que ceux scandés en Irak depuis le début de la contestation, le 1er octobre. Ils ont, comme leurs précurseurs irakiens, piétiné les portraits du Guide suprême, Ali Khameinei, et appelé à « la chute du régime ». « Pendant quarante ans, l’Iran a essayé d’exporter sa révolution islamique en Irak, en vain. Il semble que l’Irak ait réussi à lui exporter sa révolution en quarante jours », se gaussaient alors des Irakiens sur les réseaux sociaux.
Communauté de destin
L’éditorial du 19 novembre du journal Tuk-Tuk, écrit et distribué par des activistes de la place Tahrir, est dans cette même veine. « De Bagdad cette fois, sont insufflées des images de résurrection de l’Orient, qui ont d’abord fait bouger Beyrouth puis secoué Téhéran. (…) La révolution marque l’achèvement de l’axe Bagdad-Beyrouth-Téhéran et bientôt, le monde entier se réveillera face à un nouvel Orient », se prêtent-ils à rêver. A l’arc chiite qu’a patiemment façonné l’Iran de Bagdad à Beyrouth, en passant par Damas, assurant sa mainmise sur chaque capitale par l’intermédiaire de forces politiques et de factions armées chiites vassalisées, les contestataires de Tahrir espèrent voir se substituer des nations souveraines et sans référence confessionnelle, dirigées par des gouvernements civils.
« On diffuse leurs vidéos sur les réseaux sociaux pour que leur révolution vive malgré la coupure d’Internet »
Il y a bien eu, place Tahrir, quelques taquineries adressées aux Iraniens mais les critiques virulentes contre Téhéran n’ont visé que son régime, jamais son peuple. Les cibles des attaques les plus dures sont le Guide suprême, Ali Khamenei, et le général des forces Al-Qods des gardiens de la révolution, Ghassem Soleimani, accusés de faire et défaire à leur guise les gouvernements et de siphonner les ressources de l’Irak. Avec le peuple iranien, nombre de contestataires de la place Tahrir éprouvent une communauté de destin.
« Notre pays est dans cette situation à cause de l’Iran mais les Iraniens sont des gens bien, éduqués, qui souffrent, comme nous, de ce régime, de la confusion qu’il fait entre le religieux et le politique, de son attitude prédatrice, de sa violence », dit Hamed, un étudiant de 23 ans. « On est avec le peuple iranien, on le soutient par l’esprit. On diffuse leurs vidéos sur les réseaux sociaux pour que leur révolution vive malgré la coupure d’Internet », abonde Haider, un ouvrier et militant de 27 ans de Kerbala.
La similitude des méthodes de répression des mouvements en Irak (320 morts au moins) et en Iran (au moins 106 morts selon Amnesty International mardi soir) est soulignée dans le journal Tuk-Tuk, qui y voit la marque d’un « même esprit criminel et malade. » « Ce n’est pas la première fois que les Iraniens se révoltent contre ce régime qui finance tous les groupes armés de la région à leur détriment, qu’ils affrontent ses bassidji (corps de volontaires islamistes chargé du maintien de l’ordre). Aujourd’hui, ce sont les mêmes racines », salue l’un de ses journalistes, certain que « les manifestations en Iran permettront de limiter les crimes du régime iranien en Irak ». Hamed, l’étudiant, a le même sentiment : « S’ils réussissent leur révolution, cela nous aidera car le régime iranien arrêtera de soutenir notre gouvernement. »
Hélène Sallon (Bagdad (Irak) envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 20 novembre 2019 à 11h13 - Mis à jour le 21 novembre 2019 à 07h01 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/20/on-est-avec-le-peuple-iranien-a-bagdad-le-soutien-des-irakiens-pour-la-revolte-de-leurs-voisins_6019857_3210.html
En Irak, l’ayatollah Ali Al-Sistani soutient la contestation
Face à la répression, le dignitaire chiite a exhorté le gouvernement à respecter la « sainteté » du sang irakien.
Le portrait du dignitaire chiite Ali Al-Sistani, lors des manifestations devant le gouvernorat à Bassorah, le 16 novembre. Laurent Van der Stockt pour Le Monde
Dans une venelle de la vieille ville de Nadjaf, au sud de Bagdad, gardée par des hommes en armes, à deux pas du sanctuaire sacré de l’imam Ali, saint patron martyr du chiisme, vit reclus l’homme le plus écouté d’Irak. Vénéré par des millions de chiites dans le monde, à 89 ans, l’ayatollah Ali Al-Sistani reste la seule autorité du pays à n’être pas encore totalement délégitimée aux yeux de ceux qui, depuis le 1er octobre, réclament à Bagdad et dans le Sud chiite « la chute du régime ».
Même ceux, toujours plus nombreux, à refuser sa ligne scrutent les sermons du grand marja – « source d’imitation » chez les chiites –, lus par ses représentants lors de la prière du vendredi. De leur tonalité dépend l’ampleur de la foule présente sur les sit-in et de la pression placée sur les responsables politiques pour accéder à leurs demandes.
« Ce mouvement est protégé par l’ayatollah Al-Sistani. Il n’a pas invité les gens à manifester, mais il observe la tendance du peuple et l’accompagne. Il a donné au mouvement une légitimité et une raison à leurs demandes », explique le sayyed (descendant du Prophète) Mohamed Ali Bahr Al-Ouloum, l’un de ses proches. Dès la première semaine, le « vieux sage » a appelé la classe politique à des réformes. Après les premières victimes de la répression meurtrière qui a fait au moins 340 morts, il a exhorté le gouvernement à ouvrir une enquête indépendante et à respecter la « sainteté » du sang irakien. « Quand le mouvement s’est durci, il a haussé le ton », ajoute le directeur de l’Institut Al-Alamein, en référence à l’appel, le 11 novembre, du sayyed Al-Sistani à poursuivre la contestation jusqu’à obtenir justice.
Référence nationaliste
La position du grand marja n’a pas surpris. Né en 1930 à Machhad en Iran, et émigré en Irak à l’âge de 22 ans, il s’est imposé à la chute de Saddam Hussein en 2003 comme la référence nationaliste et quiétiste vénérée par une majorité des 23 millions de chiites irakiens, et est respecté par les sunnites pour sa modération et son refus du confessionnalisme. Favorable à un gouvernement civil, il n’a cessé de dénoncer la dérive clientéliste et confessionnelle d’une élite corrompue qu’il a pourtant aidé à mettre au pouvoir. Il avait donné son blanc-seing à la Constitution de 2005 et au système de répartition confessionnelle des postes, et donné sa bénédiction aux partis religieux chiites, qui sont aujourd’hui conspués dans la rue. « Ce sont eux qui l’ont encerclé et se sont mis sous sa djellaba. Ils l’ont caressé dans le sens du poil », justifie Mohamed Ali Bahr Al-Ouloum.
Lors du mouvement pro-réformes de 2015-2016, l’ayatollah Al-Sistani avait déjà appelé à une profonde réforme de l’Etat. Quand la contestation s’est muée, en octobre, en une véritable lame de fond au sein de la société irakienne, il l’a embrassée. « Il doit le faire pour se maintenir à flot et pérenniser l’institution, qui risque d’être mise à l’écart par ces jeunes détachés des affaires religieuses, en plein processus de sécularisation », analyse Sabrina Mervin, spécialiste de l’islam chiite au CNRS. Opposés à toute autorité, certains ont d’emblée rejeté cette guidance ; une majorité l’a accueillie comme un soutien « positif ».
« Cette génération a surpris tout le monde. C’est un choc positif. Ces jeunes vont changer l’Irak », Jawad Al-Khoei, séminariste
« Pour lutter contre le monstre des partis religieux chiites et l’Iran, le soutien de sayyed Al-Sistani et de la marjaya (direction spirituelle) est important car eux seuls peuvent faire contrepoids et nous aider à abattre le monstre », dit un manifestant proche de la marjaya. Depuis un mois, des manifestants rencontrent des professeurs influents des séminaires chiites de Nadjaf. « On essaie de leur faire comprendre qu’il est dans l’intérêt de la marjaya de soutenir nos demandes, s’ils ne veulent pas risquer de perdre le respect des manifestants et leur influence sur eux », poursuit ce manifestant.
Le sayyed Jawad Al-Khoei, dont le grand-père, le marja Aboulqassem Al-Khoei, fut le prédécesseur et mentor d’Ali Al-Sistani, est l’un de leurs interlocuteurs. « Cette génération a surpris tout le monde. C’est un choc positif. Ces jeunes vont changer l’Irak », salue le séminariste de 38 ans, qui dit œuvrer à la poursuite de manifestations pacifiques et indépendantes de tout parti.
Rumeurs d’un accord
La participation de ces religieux au turban sombre n’est pourtant pas vue par tous d’un bon œil. « Il y a une différence entre la position qu’ils affichent et la réalité. Ils font tout pour étouffer cette contestation. C’est une révolution des valeurs qui les dépasse et leur fait peur », est convaincu un manifestant de Nadjaf, qui requiert l’anonymat. Leurs soupçons ont été alimentés par les rumeurs d’un accord secret entre le fils et chef de cabinet de l’ayatollah Al-Sistani, Mohamed Reza, les responsables politiques chiites et le général iranien Ghassem Solemani, pour mettre un terme à la contestation, que tous démentent au sein de la marjaya.
Jawad Al-Khoei reconnaît que certains religieux de Nadjaf s’opposent aux manifestations, par « peur de l’absence d’alternative, du risque de chaos et de guerre civile », ou « par soutien au gouvernement et aux partis religieux chiites ». En se bornant à réitérer son appel à des réformes dans son dernier sermon, vendredi 22 novembre, l’ayatollah Al-Sistani a semblé, aux yeux des manifestants, leur céder. « Les partis au pouvoir ont une base populaire, qui n’a pas rejoint les manifestations. Si ils bougent, il y aura une guerre civile. Nous préférons un changement dans le cadre constitutionnel et, si la pression continue ensuite, le gouvernement tombera », plaide le sayyed Bahr Al-Ouloum.
« D’un côté, nous, le sayyed Al-Sistani et le peuple voulons un gouvernement civil, de l’autre le peuple lui demande de faire tomber le gouvernement comme s’il était wali al-faqih, c’est incongru », s’étonne le sayyed Al-Khoei. De tradition quiétiste, l’ayatollah Al-Sistani s’oppose à la lecture formulée par feu l’ayatollah Rouhollah Khomeini du velâyat-e faqih, le principe instituant la souveraineté du juriste-théologien, qui a légitimé, après la révolution de 1979, la suprématie du Guide au sein de l’Etat iranien. Le grand marja de Nadjaf et ses pairs résistent depuis des années à cette influence doctrinaire croissante sur l’Irak, par l’intermédiaire des partis religieux et des milices chiites.
Une opportunité pour la marjaya de Nadjaf
« L’Iran a le projet d’étendre sa domination partout dans le monde où il y a des chiites et dans toutes choses, critique le sayyed Bahr Al-Ouloum. Si on arrive à réaliser les réformes, on pourra réduire son influence. » Le directeur de l’institut Al-Alamein déplore que la classe politique cède à cette influence et à la théorie d’un complot contre l’Iran, alimentée par le guide suprême Ali Al-Khamenei. « Le premier ministre Abdel Abdel Mahdi écoutait le sayyed Al-Sistani. On voit que quelque chose a changé, qu’il est mal conseillé par un cercle proche de l’Iran. On a été déçus », conclut-il.
La contestation par la rue des partis religieux et des milices chiites proches de l’Iran pourrait être une opportunité pour la marjaya de Nadjaf de se débarrasser de cette encombrante concurrence. Les disciples de l’ayatollah Ali Al-Sistani sont convaincus de pourvoir remporter la bataille idéologique. « Certains travaillent avec les armes, l’argent et les médias ; l’arme de la marjaya de Nadjaf, c’est son esprit et son humanité », défend le sayyed Al-Khoei. Comme tous, il se sait menacé et vit sous bonne garde. Son oncle, le sayyed Abdel Majid Al-Khoei, a été tué en avril 2003 par une milice chiite. Il n’exclut pas que l’ayatollah Al-Sistani le soit aussi. « On est inquiets malheureusement, on reçoit des menaces claires, dit-il. Dans le monde des mafias, tout est possible et dans celui des politiciens aussi. »
Hélène Sallon (Envoyée spéciale à Nadjaf (sud de Bagdad))
• Le Monde. Publié le 23 novembre 2019 à 10h31 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/23/en-irak-l-ayatollah-ali-al-sistani-soutient-la-contestation_6020259_3210.html
« C’est comme si ce pays était le leur » : en Irak, la colère des jeunes chiites contre l’Iran
A Kerbala, ville sainte du chiisme, les manifestants opposés au « système » s’en sont pris au consulat iranien.
Des manifestants, en grande majorité des étudiants, protestent contre le gouvernement sur la place de l’Education, à Kerbala, le 13 novembre. Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
Sur l’affiche mortuaire qui le présente en « martyr de la révolution » et en « serviteur de l’imam Hussein », Al-Radoud Ali Wissam a le visage bonhomme du garçon tout juste sorti de l’adolescence. Marié et père d’un jeune enfant à 19 ans, il a été tué, d’une balle dans le cœur, le 4 novembre, devant le consulat iranien de Kerbala, en marge des manifestations contre le pouvoir, qui convulsent la ville sainte chiite, depuis octobre. Loin de l’image de « saboteurs » attribuée par les autorités irakiennes aux jeunes hommes qui ont incendié le bâtiment ce soir-là aux cris de « l’Iran dehors », au prix de quatre morts, son père, Wissam Chaker, meurtri par le deuil, décrit un lycéen sérieux et pieux qui « manifestait pacifiquement pour ses droits. »
Al-Radoud Ali Wissam a été élevé dans la religiosité de la ville sainte, tout entière dévouée à l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mahomet et figure fondatrice de l’islam chiite, du mausolée de laquelle le dôme doré domine le centre historique. Il a grandi dans la périphérie misérable, dans l’un des nombreux bidonvilles négligés des autorités, qui ont donné le gros des volontaires partis combattre, en 2014, l’organisation Etat islamique dans les rangs des milices chiites de la Mobilisation populaire (MP) après la fatwa de l’ayatollah Ali Al-Sistani. La destruction de centaines de maisons dans une opération d’éradication des bidonvilles par les autorités, sans avertissement préalable, en septembre, a nourri la contestation. « Il voulait un meilleur avenir. Les étudiants ont des masters, mais pas d’emploi. Ils deviennent porteurs de pierres. Le gouvernement donne les contrats aux sociétés étrangères et à leurs ouvriers », déplore le père, combattant de la MP.
Le père accuse le gouvernement « corrompu », mais se risque d’une voix lasse : « Tous sont corrompus, même les chefs de la MP, qui nous ont utilisés pour prendre le pouvoir. On veut leur chute. Al-Sistani nous a dit de continuer jusqu’à ce que l’on obtienne nos droits. » Mais la gêne, et peut-être la peur, voile sa voix, à l’évocation des circonstances de la mort du « martyr ». « Mon fils ne disait pas : “L’Iran, dehors”. Il était de l’autre côté de la rue du consulat. On n’a rien contre le peuple iranien », assure-t-il. Al-Radoud Ali Wissam a accueilli, dans la modeste demeure familiale, onze pèlerins iraniens, mi-octobre, lors du pèlerinage de l’Arbaïn. Quatorze millions de chiites – dont près de trois millions d’Iraniens – ont rejoint à pied Kerbala pour marquer la fin des quarante jours de deuil de la mort de l’imam Hussein, assassiné en 680 par les troupes du calife omeyyade Yazid, durant la bataille de Kerbala.
« Critiquer l’Iran, les partis et les milices, ça peut valoir la mort »
En aparté, Sajjad, un ami d’Al-Radoud Ali Wissam, reconnaît pourtant qu’ils sont allés ensemble brûler des pneus devant le consulat iranien, quand des gardes ont commencé à tirer à balles réelles. Le père craint de désigner les responsables de ces tirs. Il se borne à dire que le docteur a identifié une balle à fragmentation Dum Dum. « Personne n’utilise ces balles, sauf peut-être des sociétés spéciales de sécurité ou les forces spéciales iraniennes dans le consulat. C’est interdit dans l’armée et la police irakiennes », précise l’oncle Abbas. Ce n’est qu’au moment de partir, devant la salle de bains construite dans le jardin pour les pèlerins iraniens, que le père lâche finalement : « J’ai construit cela pour eux et ils ont tué mon fils. »
La remise en question de l’Iran, parrain des partis religieux et des milices chiites qui dominent le pouvoir en Irak depuis 2003, est une mini-révolution à Kerbala. Encore inimaginable il y a quelques mois dans la ville sainte, où la présence iranienne se fait sentir plus qu’ailleurs dans le pays, le tabou a sauté chez les jeunes générations qui animent, depuis le 1er octobre, la contestation sur la place de l’Education, dans le centre-ville. Il reste encore bien ancré dans leurs familles et chez les plus anciens. « On a vécu dans une dictature, apeurés. Ces jeunes ont plus de pouvoir que nous, ils ont moins peur. Critiquer l’Iran, les partis et les milices, ça peut valoir la mort », dit Abdel Hamid Al-Asadi, un des rares contestataires retraités.
Sur la place de l’Education et dans les allées bordées de tentes portant des slogans révolutionnaires, des centaines d’étudiants, d’enseignants, d’avocats et de jeunes des quartiers défavorisés se retrouvent chaque matin. La présence des femmes est inédite pour cette ville conservatrice. « Ce n’est pas le gouvernement qui nous dirige, ce sont les milices. On ne veut plus de l’Iran, des milices qui tuent les gens et des partis religieux. On veut un gouvernement civil », dit Roussoul, une étudiante en droit de 23 ans, enveloppée d’un long voile noir. Elle n’est plus allée en cours depuis quarante jours, comme Mustafa, un étudiant en pharmacie de 22 ans, qui n’ose pas prononcer le nom de l’Iran. « C’est dangereux, dit-il. On n’a pas de liberté. D’autres pays décident de la manière dont on doit vivre et s’habiller. On ne trouve pas d’emploi sans adhérer à un parti. On en a marre du racisme, du confessionnalisme, on veut être irakiens et être gouvernés par des gens compétents. »
« C’est le consulat iranien qui gouverne »
Région de naissance de l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki (2008-2014), la ville de Kerbala est une chasse gardée de son parti, Dawa, et des autres partis islamistes chiites proches de l’Iran, qui sont arrivés au pouvoir depuis 2003. Sous leur règne, la présence de l’Iran dans la ville sainte s’est renforcée. « Oui, on est une ville religieuse chiite, et on est proche en cela de l’Iran, mais, quand on voit à quel point ils s’ingèrent en Irak et à Kerbala grâce aux partis religieux chiites, on est en colère, c’est comme si ce pays était le leur », critique Hussein Sabri, un coordinateur de la manifestation, âgé de 29 ans. La présence des Iraniens s’est accentuée lors du pèlerinage, ainsi que dans le tourisme religieux. « Leurs hommes d’affaires ont des hôtels et des magasins, et ils décrochent tous les contrats dans la vieille ville, autour du mausolée, mais aussi de l’aéroport ou du stade, grâce aux partis religieux qui contrôlent Kerbala. Ce n’est pas le gouverneur de Kerbala qui gouverne, c’est le consulat iranien », dit Abou Ali, un militaire qui se dit menacé par les milices chiites.
Certains accusent ces milices d’avoir participé, avec les forces antiémeutes, à la répression des manifestations. Hussein Sabri assure que plus de vingt personnes ont été tuées, huit cents arrêtées et une cinquantaine kidnappées. « Les forces antiémeutes utilisent des balles réelles, des grenades lacrymogènes et brûlent les tentes et les corans. Ce sont de vrais criminels », dit-il. Les autorités locales nient qu’il y ait eu autant de morts et dénoncent la violence des manifestants qui ont attaqué à plusieurs reprises le siège du gouvernorat et le consulat iranien.
« On veut la fin des corrompus »
L’appel au retour au calme du Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, qui a accusé, le 30 octobre, les Etats-Unis, Israël et « certains pays occidentaux » d’être à l’origine « des troubles » au Liban et en Irak, a attisé la colère des contestataires. C’est en direction de Nadjaf, où siège la marjaya, l’institution religieuse chiite du pays, que tous regardent. Le 11 novembre, l’ayatollah Ali Al-Sistani leur a renouvelé son soutien, les appelant à poursuivre le mouvement jusqu’à l’obtention de leurs droits, après une rencontre avec la représentante de l’ONU pour l’Irak, Jeanine Hennis-Plasschaert. « On est content de ce soutien, mais s’il nous le retire, on continuera : on n’a pas besoin d’une fatwa pour manifester, dit Hussein Sabri. L’ayatollah Sistani doit donner des ordres plus fermes pour qu’ils arrêtent de nous attaquer. »
L’appel d’Al-Sistani a suscité une autre mobilisation inédite à Kerbala, le 13 novembre. Un cortège de combattants de la MP, dont les chefs sont liés à l’Iran et soutiennent le maintien du gouvernement, a rejoint la place de l’Education. Sous l’œil indifférent des manifestants qui continuaient à crier « L’Iran dehors », ces quelques centaines d’hommes ont eux crié « Mort à l’Amérique, mort à Israël », et brûlé leurs drapeaux. « On veut la fin des corrompus et des criminels, ceux qui gouvernent depuis 2003 », clame Saïd Abou Ali, 47 ans, l’un des coordinateurs de cette manifestation. A ses yeux, cela n’inclut toutefois ni le premier ministre, Adel Abdel Mahdi – qui « n’est pas responsable de tout » –, ni les chefs de la MP, qui dirigent le deuxième bloc parlementaire – et « ne sont pas au gouvernement ». Le message ne semble pourtant pas avoir été bien unifié dans les rangs du cortège. « Je n’ai pas été payé depuis 2014, crie Hussein Ali, un combattant de la milice Badr. Le gouvernement et le Parlement nous mentent. Même la brigade Badr nous ment. J’ai voté pour eux en 2018, ils ont promis qu’on serait payés et je n’ai toujours rien reçu. »
Hélène Sallon (Envoyée spéciale à Nadjaf (sud de Bagdad))
• Le Monde. Publié le 15 novembre 2019 à 12h01 - Mis à jour le 16 novembre 2019 à 17h29 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/15/en-irak-la-colere-des-jeunes-chiites-contre-teheran_6019280_3210.html
En Irak, la classe politique unie dans le statu quo
Face à la contestation du pouvoir, l’ayatollah Sistani a critiqué l’absence de réformes dans un sermon virulent.
A Kerbala, le 13 novembre 2019, manifestation organisée par les miliciens de la Mobilisation populaire. Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
Au 45e jour de mobilisation, la contestation contre le pouvoir en Irak n’a plus la vigueur des premiers jours, mais elle ne semble pas vouloir s’éteindre après une répression qui a fait au moins 320 morts. Des manifestants ont encore campé place Tahrir, à Bagdad, vendredi 15 novembre, en dépit d’une explosion qui a fait au moins un mort. Plus tôt, le sermon de l’ayatollah Ali Al-Sistani avait sonné comme un encouragement à la poursuite du mouvement et un désaveu de la classe politique, unie dans le maintien du statu quo. « Si ceux qui sont au pouvoir pensent qu’ils peuvent se soustraire à de vraies réformes en gagnant du temps et en procrastinant, ils délirent », a déclaré le représentant du haut dignitaire chiite, Ahmad Al-Safi, ajoutant que « l’Irak ne serait plus le même » après ces manifestations.
Rarement le dignitaire religieux ne s’était autant exprimé. Son ascendant sur la rue chiite est contesté par cette jeunesse qui rejette toute autorité, politique ou religieuse. A chaque sermon du vendredi, elle lui a reproché sa posture timorée. Malgré son soutien aux demandes de réformes, sa condamnation de la répression et son rejet de toute ingérence étrangère, notamment iranienne, l’ayatollah Sistani se contente d’appeler la classe politique à un sursaut sans remettre en cause le système. Le haut dignitaire chiite a même dû démentir, le 9 novembre, un accord secret – révélé par l’Agence France-Presse – entre son fils, Mohamed Reza, le chef populiste chiite Moqtada Al-Sadr, le premier ministre, Adel Abdel Mahdi, et le général iranien Qassem Soleimani, pour étouffer la contestation.
L’ascendant de l’ayatollah sur la rue chiite est contesté par une jeunesse qui rejette toute autorité
Deux jours plus tard, Ali Al-Sistani endossait le plan onusien de sortie de crise qu’est venue lui présenter à Nadjaf Jeanine Hennis-Plasschaert, la chef de la mission d’assistance de l’ONU en Irak. Ce plan appelle à réformer la loi électorale et la Constitution, à lutter contre la corruption et à placer les armes des milices sous le contrôle de l’Etat. En dépit du soutien de la marjaya et des contestataires, l’ONU n’est pas écoutée par la classe politique. « Ces réformes sont impossibles à mettre en œuvre sous ce gouvernement : il fait partie du problème », estime Dhia Al-Asadi, un conseiller politique de Moqtada Al-Sadr, première force politique au Parlement. Seul le président Barham Salih a suivi ses recommandations dans le projet de nouvelle loi électorale, présenté cette semaine et aussitôt vidé de sa substance en conseil des ministres.
Lors d’une rencontre avec les ambassadeurs européens jeudi, Abdel Mahdi n’a pas évoqué les mots « réforme », « dialogue », ou « Nations unies ». Il s’est borné à regretter la violence de la répression, début octobre, qui avait fait 157 morts, et a rejeté l’entière responsabilité des violences survenues depuis le 24 octobre sur les manifestants. Vendredi, le ministre de la défense, Najah Al-Shammari, a pourtant accusé une « troisième partie » d’être responsable de ces violences et a nié que les grenades lacrymogènes qui ont causé la mort de nombreux manifestants fassent partie de l’arsenal des forces armées irakiennes, accréditant aux yeux de certains la thèse d’une implication des milices chiites et de l’Iran dans la répression.
Le chef du gouvernement est revenu sur sa décision de démissionner. « Il a fait l’objet de pressions. Il est désormais convaincu qu’il en vient de sa responsabilité éthique de ne pas laisser le pays dans un tel chaos et que certains problèmes sont créés par les partis eux-mêmes », estime Dhia Al-Asadi, qui réfute la thèse d’une perte d’autorité du chef du gouvernement. Certains évoquent en effet la place prépondérante jouée dans la répression du mouvement et la réponse politique qui y est apportée par son chef de cabinet, Abou Djihad Al-Hachemi, affilié à l’organisation Badr, proche de l’Iran et du général Soleimani, qui s’est rendu à plusieurs reprises en Irak depuis le début de la contestation.
Théorie d’un complot
Adel Abdel Mahdi peut compter sur le soutien des partis au pouvoir pour préserver le statu quo. « Jamais M. Abdel Mahdi n’avait eu un tel soutien parmi la classe politique ! », s’étonne un diplomate. Aucun n’entend concéder une réforme de la loi électorale et de la Constitution qui remettrait en cause sa mainmise sur l’Etat et ses richesses. Ni les partis religieux chiites conspués par la rue, ni les partis sunnites qui bénéficient du système des quotas confessionnels, ni les partis kurdes qui craignent de perdre les acquis conférés à la région autonome du Kurdistan irakien dans la Constitution. Même Moqtada Al-Sadr, qui s’était prononcé en octobre pour la démission du gouvernement et pour des élections anticipées, et dont la base assure encore discrètement la protection et la logistique des manifestations, a tu ses critiques après un voyage en Iran, début novembre.
La théorie d’un complot est alimentée par l’Iran, parrain des partis religieux chiites, jusque dans les Tweet du Guide suprême Ali Khamenei, qui a accusé les Etats-Unis et Israël, ainsi que d’autres pays « occidentaux » et « réactionnaires », d’être derrière l’agitation en cours. Elle trouve un écho chez les responsables irakiens. L’appel, le 11 novembre, du secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, à des élections anticipées, a été dénoncé comme une ingérence par les chefs des partis religieux chiites.
« M. Abdel Mahdi et les responsables politiques ont reçu des informations des services de renseignement, qu’un soutien financier est apporté de l’étranger et que certains blogueurs qui couvrent les manifestations sont liés aux Etats-Unis. Ils sont persuadés que Washington a tout orchestré pour punir l’Irak de son rapprochement avec la Chine après la visite d’Abdel Mahdi fin septembre », confie Dhia Al-Asadi. Aucun ne prend au sérieux le profond ressentiment qui s’exprime contre eux et contre leur parrain iranien dans la rue, préférant miser sur l’épuisement progressif d’une contestation qui ne s’est toujours pas structurée autour de leaders et de demandes unifiées.
Hélène Sallon
Bagdad, envoyée spéciale
• Le Monde. Publié le 16 novembre 2019 à 10h28 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/16/en-irak-la-classe-politique-unie-dans-le-statu-quo_6019424_3210.html
En Irak, inquiétude pour les disparus de la place Tahrir
Les manifestants dénoncent les pressions et les arrestations par les forces de l’ordre, qui ont reconquis les principaux ponts autour de la place de Bagdad.
Des portraits de « martyrs » et de disparus, au-dessus du « restaurant turc », immeuble emblématique du mouvement de la place Tahrir à Bagdad, le 6 novembre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Au sommet du « restaurant turc », l’immeuble emblématique de la contestation contre le pouvoir au centre de Bagdad, l’homme au drapeau tient sans faiblir sa position en surplomb de la place Tahrir. D’un mouvement ample, il fait virevolter une bannière à l’effigie de l’imam chiite Hussein, petit-fils de Mahomet et figure centrale du chiisme. Derrière lui, sur le toit, comme à chaque étage, le nombre de jeunes Irakiens qui campent face à la « zone verte » –un périmètre ultrasécurisé, où se trouvent le siège du gouvernement et plusieurs ambassades – s’est réduit.
« Dimanche soir, les forces de sécurité nous ont envoyé des bombes assourdissantes, beaucoup de jeunes ont eu peur et sont partis, explique Qarar, un ouvrier de 26 ans. Leurs familles faisaient pression depuis des jours pour qu’ils rentrent. Il y a sans cesse des rumeurs d’attaque et des menaces. On est en colère car beaucoup nous abandonnent, mais, même si Tahrir se vide, on restera ici. »
Aux côtés des slogans révolutionnaires et des photos de « martyrs » sont apparus sur les murs des avis de recherche. Sous la photo d’un adolescent souriant figurent son nom, un numéro de téléphone et la mention « disparu ». Plusieurs manifestants ont, comme lui, disparu mystérieusement. Les autres se disent menacés. « Un homme m’a interpellé en bas de l’immeuble par mon prénom, raconte Djamil. Il m’a dit de l’accompagner à sa voiture pour récupérer une affiche de martyr. Il m’a attrapé par le bras mais je me suis échappé. Il était en civil, mais c’est sûr qu’il était des renseignements. » Hossam, un autre manifestant, a été prévenu par sa famille que des hommes étaient passés chez lui pour qu’il se présente à un interrogatoire. « Si la manifestation se termine, je partirai en Turquie, parce que sinon ils vont m’arrêter ou me tuer », affirme-t-il.
Manifestants harcelés
Après la reprise, samedi, des ponts qui enjambent le Tigre par les forces de sécurité, les manifestants se sont repliés sur la place Tahrir. Ceux qui campent sur le sit-in ont du mal à fermer l’œil, la nuit. Régulièrement, la rumeur d’un assaut imminent circule. « Des gens propagent délibérément ces bruits pour faire partir les manifestants et ça commence à marcher », pense Nour, une soignante. Chaque jour, des manifestants viennent harceler les forces de sécurité face au pont Al-Sinak, au prix de blessés et de morts, fauchés par des grenades lacrymogènes et des tirs à balles réelles. A cette répression, qui a déjà fait plus de 319 morts à Bagdad et dans le sud du pays, selon la Commission irakienne des droits de l’homme, s’ajoute désormais une menace plus sournoise. Arrestations et kidnappings, avertissements et pressions, déciment les rangs de la contestation.
Des centaines de bougies ont été allumées près de la place Tahrir où le public vient prier à la mémoire des manifestants tués pendant les manifestations, le 10 novembre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Simple bénévole dans une équipe médicale, Saba Mahdaoui a été la première à disparaître depuis la reprise de la contestation, le 24 octobre. Elle a été enlevée le 3 novembre en rentrant chez elle. « Elle a été emmenée par des hommes circulant à bord de deux pick-up, dit Hassan Wahhab du centre Al-Namaa pour les droits de l’homme. C’est un message, peut-être des milices [chiites], pour dissuader les femmes de participer aux manifestations. »
Les bénévoles des équipes médicales se sentent aussi visés. « Depuis dix jours, des confrères reçoivent des SMS ou des appels leur disant de cesser leurs activités. Beaucoup d’entre nous ont l’impression d’être suivis et observés », relate un dentiste qui a requis l’anonymat. Des hôpitaux de campagne ont plié bagage après la mort de plusieurs soignants dans les heurts et des attaques aux bombes assourdissantes place Tahrir. « Le personnel soignant est délibérément ciblé par les forces de sécurité, poursuit le dentiste. Depuis samedi, il y a une baisse drastique du nombre de soignants. »
Au-dessus de la place Tahrir à Bagdad, le 7 novembre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Plus un jour ne passe sans que des familles viennent s’enquérir, place Tahrir, du sort d’un fils ou d’un frère dont ils sont sans nouvelles. Ammar Al-Okaibi, un Irakien de 60 ans résidant en Suède, revenu en Irak pour le pèlerinage, a disparu jeudi. « Il avait monté une tente place Tahrir pour aider les manifestants, raconte son frère Naïm Mohamed, un ouvrier de 34 ans, casquette pailletée et drapeau irakien sur sa djellaba noire. En rentrant, jeudi à 20 heures, il nous a appelés pour dire qu’il s’arrêtait dans un magasin de notre quartier. Il n’est pas rentré. Au magasin, des témoins ont dit avoir vu des hommes cagoulés, à bord de deux SUV Toyota, vitres teintées, l’emmener. On est depuis sans nouvelles. » Lui aussi, chef de la tribu des Al-Okaibi, a été menacé. « Une moto est venue déposer chez moi une lettre avec une balle et le message : “Quittez les manifestations”, mais je n’ai pas peur. Même si je devais perdre chacun de mes enfants, je ne quitterai pas Tahrir sans avoir obtenu mes droits. »
Listes d’activistes et de journalistes
Les pressions s’intensifient contre les activistes. Depuis la démobilisation des enseignants, qui ont mis un terme à leur grève générale dimanche, sous la menace de licenciement et de poursuites, les militants de la société civile sont plus exposés. « Des gens de notre groupe ne viennent plus, raconte Sajjad (le nom a été modifié), un militant. Beaucoup ont reçu des appels et des SMS. Certains ont été convoqués par la sûreté nationale. On les a prévenus qu’ils étaient sur des listes et que, s’ils n’arrêtaient pas, ils risquaient de tomber entre les mains des “mauvais gars”. »
La rumeur de deux listes d’activistes et de journalistes ciblés circulait déjà début octobre, l’une établie par les agences de renseignement officielles, l’autre par les milices pro-iraniennes. Après une série d’attaques contre des médias irakiens et régionaux, nombre d’entre eux ont déjà fui au Kurdistan irakien ou en Turquie. « On m’a dit que mon nom figurait sur une liste. Quand la manifestation sera terminée, on sera peut-être tués. On s’est préparé à cette idée », explique Sajjad.
Depuis le 1er octobre, des centaines de personnes ont été interpellées, dans les heurts, aux barrages de sécurité à l’entrée des villes et parfois même dans les hôpitaux, selon Hassan Wahhab. « Ils sont accusés de troubles à la sécurité nationale et relâchés dans l’attente du procès. Le gouvernement doit retirer ces accusations », plaide le directeur du centre Al-Namaa.
Mountazar Al-Zaidi, un journaliste devenu célèbre pour avoir lancé ses chaussures sur l’ancien président George Bush en 2008, est toujours sans nouvelles de son frère Barham, un activiste de 45 ans arrêté mercredi alors qu’il apportait de l’aide aux manifestants près du pont Al-Ahrar. « Ceux qui sont venus manifester vont soit repartir avec leurs droits, soit être arrêtés ou kidnappés, estime l’Irakien de 40 ans. On a un peu peur en voyant les manifestations baisser en intensité, mais on va trouver un moyen de remobiliser les gens. »
Hélène Sallon
Bagdad, envoyée spéciale
• Le Monde. Publié le 12 novembre 2019 à 1h56 - Mis à jour le 13 novembre 2019 à 12h55 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/12/en-irak-inquietudes-pour-les-disparus-de-la-place-tahrir_6018858_3210.html
Au cœur de Bagdad, les manifestants engagés dans la bataille des ponts
FACTUELLes opposants au gouvernement s’attendent à une répression encore plus violente alors que le dernier bilan fait état d’au moins trois cents morts depuis le 1er octobre.
Sirènes hurlantes, des tuk-tuks et des ambulances remontent l’avenue Al-Rachid, chargés de blessés, en direction de la place Tahrir. Au milieu de l’ancienne artère commerçante de Bagdad, bordée d’immeubles au charme décrépi, des dizaines de jeunes hommes sont massés autour d’un mur de blocs de béton qui interdit l’accès vers le pont des Martyrs (Al-Shuhada).
Dans la foule d’Irakiens en survêtement et jeans-baskets, le visage masqué d’un foulard pour se protéger des gaz lacrymogènes, certains ont un bras ou une jambe bandée, stigmates des échauffourées des jours précédents. Les esprits s’échauffent. Depuis les abords du pont, à une centaine de mètres de là, les tirs claquent. Les forces antiémeutes ripostent face à des manifestants venus les harceler, au mieux armés de billes et de frondes.
Un groupe d’hommes amène en courant un jeune ensanglanté, blessé à la jambe, et le charge dans un tuk-tuk. « Ils nous tirent dessus à balles réelles, avec des Kalachnikovs et des BKC [mitrailleuses russes]. Regardez, c’est le sang des martyrs ! », crie l’un d’eux, montrant ses mains tachées de rouge. Un jeune homme se met à pleurer. Certains sortent de leurs poches des douilles qu’ils ont ramassées. D’autres montrent les vidéos des heurts et des martyrs.
« Nous sommes des civils pacifiques. On n’a pas d’armes, juste des drapeaux irakiens mais ils nous tirent dessus ! Chaque jour, il y a des morts et des blessés. Ils ont même tué des médecins. Ils les ciblent délibérément pour empêcher de délivrer les premiers soins », crie Yasser. « Le gouvernement dit qu’on veut piller les banques mais ce n’est pas vrai : on veut seulement bloquer le pont pour empêcher la circulation », poursuit-il. A ses côtés, Essam, un commerçant du quartier, acquiesce : « C’est notre magasin là, et rien n’a été volé. »
« L’objectif est de couper les ponts pour bloquer la circulation, empêcher les fonctionnaires d’aller travailler et paralyser la ville »
Le mur de béton érigé près du pont des Martyrs est la nouvelle ligne de front entre les manifestants et les forces de sécurité. A la reprise de la contestation contre le gouvernement irakien, le 24 octobre, les manifestants s’étaient tous massés sur le pont de la République (Al-Joumhouria), qui relie la place Tahrir à la zone verte, le quartier ultrasécurisé de la capitale qui regroupe les institutions du pays. Depuis début novembre, ils se sont lancés à la conquête de nouveaux ponts qui enjambent le Tigre.
D’abord le pont Al-Sinak face à l’ambassade iranienne, puis celui des Hommes-Libres (Al-Ahrar) avant de s’emparer brièvement du pont des Martyrs. Des blocs de béton ont été disposés à la hâte pour leur barrer l’accès à la zone verte et les tirs à balles réelles ont repris, en plus des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Le bilan des victimes a grimpé en flèche : au moins 300 personnes ont été tuées depuis le 1er octobre.
« Leur objectif n’est pas d’entrer dans la zone verte mais d’obliger les forces de sécurité à couper les ponts pour paralyser la circulation entre Al-Rusafa et Al-Karkh [les deux rives du Tigre]. C’est un nouveau moyen de pression pour empêcher les fonctionnaires d’aller travailler et paralyser ainsi la ville », explique Ali, un militant de la société civile.
Dans le« restaurant turc », à Bagdad le 7 novembre, un bâtiment de onze étages occupé par des centaines de manifestants. Il est situé entre la place Tahrir et le pont de la République qui mène à la zone verte, quartier des autorités et des ambassades. LAURENT VAN DER STOCKT POUR LE MONDE
Des rumeurs d’un assaut imminent
Depuis plus d’une semaine, les rumeurs se multiplient concernant un assaut imminent contre le sit-in de la place Tahrir. Jusque dans les cercles diplomatiques, certains redoutent que l’opération conduise à un massacre parmi les manifestants qui y dorment jour et nuit. Le gouvernement montre des signes d’impatience. Internet est coupé de façon quasi permanente dans le pays depuis une semaine.
Le premier ministre, Adel Abdel-Mahdi, a appelé mardi, en vain, les contestataires à rentrer chez eux, invoquant le coût pour l’économie du pays. « Les manifestants pensent que le mouvement pourrait être étouffé bientôt si rien n’est fait », poursuit Ali. La mobilisation faiblit sensiblement sur la place Tahrir. Les appels à la désobéissance civile n’ont pas été suivis. Après deux semaines de grève générale, le syndicat des enseignants a lui-même appelé à la reprise des cours.
Près du pont des Martyrs, les manifestants tentent une nouvelle percée, rapidement repoussée dans le sang. « C’est la première fois que je vois les gens insister de la sorte, et ils n’ont peur de rien, je pense qu’ils vont gagner », est convaincu Essam, le commerçant. Face à eux, les forces antiémeutes sont pourtant déterminées à ne plus les laisser approcher du pont et des banques situées sur la rive d’en face. Les grenades lacrymogènes tombent. L’air devient irrespirable, des jeunes suffoquent. Les tuk-tuks se mettent en branle, suivis de dizaines de manifestants qui battent en retraite. Les forces de sécurité avancent. Certains manifestants cherchent refuge chez des habitants du quartier.
Des jeunes hommes veillent jour et nuit sur les blocs de béton recouverts de drapeaux, de graffitis et de slogans révolutionnaires.
Dans la demeure modeste de Karima Zeidan, des jeunes hommes reprennent leur souffle. Le thé est servi. Entièrement vêtue et voilée de noir, l’imposante dame les encourage. « Si je pouvais marcher, j’irais manifester. Je passe mes journées ici à me lamenter sur mes deux fils martyrs », dit la mère de famille de 55 ans, désignant leurs portraits accrochés au mur devant l’image du mausolée de l’imam Ali. L’un a été tué en 2006, l’autre en 2017, tous deux en pleine adolescence. « Ce sont les partis [chiites] et les milices qui me les ont pris. Ce gouvernement ne fait rien pour nous protéger ni pour nous rendre justice. J’ai trouvé un témoin du meurtre de mon dernier fils mais la police ne veut pas enregistrer son témoignage, elle a peur des partis, explique la mère de famille. Ces manifestations sont justes. »
Dehors, des guetteurs indiquent que les forces antiémeutes se sont repliées. Quelques manifestants se massent à nouveau près des blocs de béton, rue Al-Rachid. D’autres regagnent à pied le pont des Hommes-Libres. Une vingtaine de jeunes hommes veillent jour et nuit sur les blocs de béton recouverts de drapeaux, de graffitis et de slogans révolutionnaires. D’autres sont allongés sur des couvertures le long des garde-fous. Une équipe médicale réorganise sa tente. Des vêtements brûlent devant le mur de béton.
Bagdad, le 7 novembre. Des forces de l’ordre ont repoussé, avec des grenades lacrymogènes ou à balles réelles, des manifestants qui tentaient d’occuper un nouveau pont. LAURENT VAN DER STOCKT POUR LE MONDE
Espions infiltrés
« L’armée et la police antiémeutes sont venues tout brûler avant de se retirer. Elles ont pris nos téléphones et ont arrêté une trentaine de personnes », assure Ali, un étudiant ingénieur de 22 ans, habillé d’un tee-shirt sur lequel est écrit « Je veux un pays ». « On ne va pas partir. On n’a pas de vie, on n’a pas peur de la mort », promet Marwan. Concessionnaire automobile, le jeune homme de 28 ans n’est pourtant pas dans le besoin, comme beaucoup des autres manifestants qui dorment là. « Moi, je suis là parce que j’ai vu mes frères tomber en martyrs, dit-il. Quand l’organisation Etat islamique nous tuait, c’était notre ennemi. Là, ceux qui nous tuent sont de chez nous, c’est chiites contre chiites. Face à eux, on n’a jamais été unis comme cela, même les villes sunnites et kurdes nous soutiennent. »
La rumeur d’un assaut imminent court le long des ponts. Les militaires massés dans un immeuble près du pont Al-Sinak inquiètent les manifestants. « Ce sont des forces antiémeutes qui ont revêtu un autre uniforme, est convaincue Nour, une médecin postée sur le pont. Ils veulent faire partir les manifestants des ponts, un à un. Au moment venu, ceux-là vont nous encercler. » La jeune femme ne se déplace plus sans quelques gardes.
« Je n’ai plus le choix que de rester ici. J’ai peur de rentrer chez moi… »
Parmi la foule des manifestants, certains visages et certaines attitudes éveillent les soupçons. « Les manifestations sont infiltrées par des espions du gouvernement et des milices. Il y en a de plus en plus ces derniers jours. Certains prennent des photos. Certains ont des couteaux et des rasoirs. On pense qu’ils vont créer des problèmes de l’intérieur pour justifier un assaut des forces antiémeutes », assure Hassan, un jeune homme sur le pont Al-Sinak. Dans le petit groupe qui s’est constitué autour de Nour, ils évoquent le cas de manifestants qui auraient été kidnappés alors qu’ils rentraient chez eux se changer et des menaces formulées auprès des familles de manifestants et de médecins. « Je n’ai plus le choix que de rester ici, dit Ahmad, un adolescent. J’ai peur de rentrer chez moi. L’un de mes amis a été kidnappé et personne ne sait où il est. On a peur de ce qui arrivera quand les manifestations seront terminées. »
Hélène Sallon
Bagdad, envoyée spéciale
• Le Monde. Publié le 09 novembre 2019 à 10h59 - Mis à jour le 09 novembre 2019 à 12h23 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/09/au-cœur-de-bagdad-les-manifestants-engages-dans-la-bataille-des-ponts_6018612_3210.html
Etudiantes, mères de famille, militantes… en Irak, les femmes s’engagent dans les manifestations
Pour la première fois dans ce pays conservateur, les Irakiennes sont nombreuses à prendre part aux rassemblements contre le pouvoir. En espérant que cela contribue à faire évoluer la place des femmes dans la société.
Ses longs cheveux noirs cachés sous sa capuche et son visage masqué par un bandana, Arwa passe plusieurs heures par jour au milieu des jeunes hommes qui tiennent la ligne de front face aux forces de sécurité irakiennes sur le pont Sinak, près de la place Tahrir, à Bagdad. De longues heures à respirer les gaz lacrymogènes et à voir tomber les blessés, parfois à côtoyer les morts. « Je suis obligée de me camoufler, de me faire passer pour un homme, sinon les gars ne me laisseraient pas rester en première ligne. Ils disent que c’est trop dangereux pour une femme, qu’on est fragiles, mais moi, je ne le suis pas », raconte la jeune femme de 22 ans, les nerfs encore à vif des tensions accumulées pendant les affrontements.
« Mon père croit que je vais travailler » – Arwa
Loin des barricades, Arwa, originaire du quartier conservateur chiite d’Al-Kadhimiya, garde son bandana sur le visage pour ne pas être identifiée par les « espions de la sûreté nationale et des milices » ou être reconnue par des proches. « Mon père croit que je vais travailler. En fait, j’ai démissionné de la société où je travaillais car ils ne voulaient pas me donner de congés pour venir manifester. Les gens meurent ici, je ne vais pas rester les bras croisés ! », explique-t-elle. « Je ne crains personne, sauf mon père », ajoute-t-elle en riant.
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’Arwa impose ses choix atypiques à son père. De 2015 à 2017, Arwa a été photographe militaire, embarquée avec les forces irakiennes dans la bataille contre l’organisation Etat islamique (EI), blessée deux fois, puis a fait une dépression. « Je vais en première ligne car je n’ai pas peur, je suis vide à l’intérieur. C’est ma force, je dois l’utiliser contre ce gouvernement. Ce qui a empêché les gens d’agir pendant toutes ces années, c’est la peur. Moi, je ne veux pas vivre en zombie, comme eux », ajoute-t-elle.
« Avec ces jeunes hommes, on partage un même destin »
Rares sont les Irakiennes qui, comme Arwa, tiennent les barricades sur la place Tahrir mais, depuis le 25 octobre, elles sont nombreuses à participer aux manifestations contre le gouvernement, chose inédite dans cette société conservatrice. Lycéennes, étudiantes, mères de famille et militantes de la société civile, etc., elles viennent exprimer leur soutien par leur simple présence ou rejoindre les équipes de bénévoles qui prennent en charge les blessés, la logistique et la coordination du sit-in, ou même encore les groupes de réflexion.
« C’est la première fois que l’on voit autant de femmes dans les manifestations. La première semaine d’octobre, elles étaient peu nombreuses, mais depuis le 25 octobre, beaucoup se sont mobilisées face à l’ampleur de la répression », explique Sara (le nom a été modifié), une militante de la société civile de 28 ans. Au moins 270 personnes ont été tuées à Bagdad et dans le sud du pays depuis le 1er octobre, selon la Commission irakienne des droits de l’homme.
Les manifestants, même dans les milieux militants progressistes, ont d’abord tenté de dissuader les femmes de rejoindre le mouvement. Les ponts reliant la place Tahrir à la zone verte, le quartier ultrasécurisé qui abrite les institutions du pays, étaient encore ouverts et un assaut des forces de sécurité possible. « Jour après jour, la manifestation a pris de l’ampleur, la place est devenue plus sécurisée. Les militantes, journalistes, avocates et médecins sont venues. On a prouvé qu’on avait du sang-froid et que l’on pouvait apporter beaucoup au mouvement, même auprès des gens simples qui sont là », poursuit Sara. « Il y a des femmes qui restent très tard la nuit, ce qui est aussi nouveau, ajoute-t-elle. Je pensais que je serais témoin de cela à mes 50 ans, pas avant ! »
« Ici, les manifestants nous protègent. Si l’on est en danger, ils forment un bouclier humain » – Sama
C’est le cas de Sama, une vendeuse et mère divorcée de 27 ans du quartier de Yarmouk, qui s’est engagée en première ligne pour soigner les blessés parmi ceux qui tiennent les barricades. Elle se dit la première surprise de l’accueil qui lui a été réservé. « Dans nos sociétés arabes, les hommes ont l’esprit fermé envers les femmes. Ici, les manifestants nous protègent. Si l’on est en danger, ils forment un bouclier humain. Et sur mon passage, je n’entends que des “merci, merci” et “que Dieu te garde”. Avec ces jeunes hommes, on partage un même destin, on se repose là, devant, sur des matelas, les uns à côté des autres », dit la jeune femme, une casquette enfoncée sur la tête et un drapeau irakien autour du cou. Sama a été encore plus étonnée quand son cousin, soldat, l’a appelée pour lui intimer « de tenir position ». « Il m’a dit que je n’avais pas le droit de déserter le front », se souvient-elle en riant.
Une évolution des mentalités
Cet effacement des barrières entre les hommes et les femmes place Tahrir reflète, aux yeux de Sara la militante, une évolution des mentalités au cours des quatre dernières années et la plus grande liberté dont jouissent les femmes irakiennes, notamment dans la capitale. « La nouvelle génération est très présente et les jeunes femmes sont aussi très engagées dans la réflexion du mouvement. Ici, à Tahrir, ce sont aussi nos droits que nous venons défendre contre le gouvernement », abonde Ru’a, une comptable de 31 ans du quartier de Mansour, militante de la société civile depuis les manifestations de 2015.
La plupart des familles tentent d’empêcher les femmes de rejoindre les manifestations
Beaucoup de chemin reste encore à parcourir. « Depuis 2003, le régime et les partis islamistes au pouvoir font tout pour limiter la place des femmes, la réduire aux rôles traditionnels. Même avec l’ouverture au monde qu’ont apporté Internet et les réseaux sociaux, la plupart, malheureusement, se cantonnent encore aux blogs de cuisine ou de maquillage », explique Sara. La plupart des familles tentent d’empêcher les femmes de rejoindre les manifestations. « Même les oncles et les cousins s’y mettent pour faire pression. Il y a la peur, mais aussi la question de l’honneur. Nos familles craignent qu’on soit harcelées sexuellement pendant les manifestations ou si on est arrêtées », explique Sara.
Il a fallu dix jours à Ayat, une lycéenne de 15 ans du quartier Al-Djamaa, pour convaincre ses parents. « J’ai pleuré, pleuré, pleuré, jusqu’à ce qu’ils cèdent », raconte-t-elle avec malice. Mardi, elle est venue pour la première fois distribuer de l’eau aux manifestants avec un ami de sa mère. Elle s’imagine déjà, plus tard, devenir médecin pour soigner les blessés. « Ici, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes, nous sommes unis pour notre pays, contre la religion, dit la jeune fille avec beaucoup d’aplomb. Il y a beaucoup de respect pour les femmes, cela va créer un changement dans la société. »
« La révolution gagne en force quand les femmes y participent » – Sara
« La sûreté nationale joue des peurs des familles. Ses agents visent particulièrement les femmes actives car ils savent qu’elles peuvent avoir une grande influence sur le mouvement et dans la société. La révolution gagne en force quand les femmes y participent. C’est cela qui effraie les autorités », assure Sara, qui cite l’exemple de Naziha Al-Dulaimi, une pionnière du mouvement féministe, qui a pris part au renversement de la monarchie, en 1958.
Les manifestantes les plus actives se masquent le visage, d’autres évitent de publier des photos d’elles sur les réseaux sociaux, très surveillés. Leur crainte vient surtout des groupes armés, qui sont soupçonnés d’être derrière la vague d’assassinats qui a visé des jeunes femmes influentes sur les réseaux sociaux fin 2018, comme la blogueuse Tara Farès, ou des militantes de la société civile dans le sud du pays. La première semaine d’octobre, deux activistes ont été tuées à Bassora, dans le sud du pays, en marge des manifestations.
La crainte de représailles des autorités
La disparition, le 3 octobre au soir, de Saba Al-Mahdawi, engagée avec les équipes médicales de la place Tahrir, a été vue comme un message. « Saba Al-Mahdawi a été enlevée par deux 4 × 4 sans plaque d’immatriculation. Elle n’était pas une militante connue de la société civile mais, on pense tout de même que c’est un message, peut-être de groupes armés, pour limiter la participation des femmes dans les manifestations », estime Hassan Wahhab, directeur du centre Namaa pour les droits de l’homme. Le soir suivant, les femmes ont peut-être été un peu moins nombreuses place Tahrir, estime-t-il, puis les craintes se sont dissipées.
La docteure Adra n’a pas vu ses deux enfants depuis une semaine ; elle ne rentre dormir chez elle que quelques heures
« Cela ne nous fait pas renoncer. On continue à venir, et de plus en plus de femmes nous rejoignent », assure Adra, une médecin ORL de 35 ans qui travaille dans un hôpital de campagne près de la place Tahrir depuis le 1er octobre. « L’Irak est mon pays et je veux aider pour construire un avenir pour mes enfants. Je suis fière qu’autant de femmes participent, de tout âge. On s’encourage mutuellement », affirme cette mère de famille. Elle n’a pas vu ses deux enfants depuis une semaine ; elle ne rentre dormir chez elle que quelques heures.
La seule chose qu’elle redoute, ce sont les représailles des autorités. Employée au ministère de la santé, elle a posé des congés pour se porter bénévole. « Si le gouvernement ne change pas, je ne sais pas ce qu’ils vont nous faire au ministère », se demande Adra. Elle et ses collègues disent avoir eu la visite de personnes se présentant comme étant du gouvernement, qui leur ont demandé leurs noms pour leur offrir des compensations. « On ne les a pas crus, bien sûr, on a donné de faux noms. »
Les manifestantes de la place Tahrir sont convaincues que leur participation au mouvement est un premier pas vers un changement de la place des femmes en Irak. La docteure Adra voit déjà une inflexion, ne serait-ce que dans le regard porté par les hommes sur les manifestantes, nombreuses, qui viennent sans voile. « Les hommes de la place Tahrir se soucient peu qu’on porte le voile ou pas. Finalement, cela ne pose problème qu’à ceux que l’on combat. Si on change ceux qui nous gouvernent, il pourra y avoir un véritable changement pour les Irakiennes. »
C’est ce que pense aussi Sara : « Après la révolution, le rôle des femmes sera peut-être différent car la société aura vu de ses yeux ce qu’elles sont capables de faire sur le terrain. On a besoin de davantage de femmes engagées en politique. Tahrir va créer cette dynamique. »
Hélène Sallon
Bagdad, envoyée spéciale
• Le Monde. Publié le 09 novembre 2019 à 10h59 - Mis à jour le 09 novembre 2019 à 12h23 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/23/en-france-a-l-exact-inverse-des-discours-tenus-tout-semble-etre-mobilise-pour-favoriser-le-declin-de-la-biodiversite_6020221_3232.html
« On doit rester unis jusqu’à la chute du régime » : à Bagdad, la contestation de la place Tahrir résiste à la répression
En Irak, le mouvement antigouvernemental continue de mobiliser au-delà des divisions confessionnelles, contre le pouvoir mais aussi son parrain iranien.
Dès la nuit tombée, place Tahrir, au centre de Bagdad, les sirènes stridentes des ambulances recouvrent à intervalles rapprochés les rythmes de musique irakienne. A quelques mètres des haut-parleurs autour desquels s’agglutinent de jeunes danseurs enfiévrés, des blessés arrivent par dizaines, suffocants, vendredi 1er novembre.
Portés à bout de bras par leurs camarades ou transportés à l’arrière de tuk-tuk qui fendent la foule à toute vitesse depuis la « ligne de front », ils sont amenés au premier poste médical improvisé. Certains sont inconscients, d’autres secoués de tremblements, s’époumonent dans de profonds râles, jusqu’à vomir parfois. « On n’a plus d’oxygène, crie Mousab, un médecin militaire de 22 ans qui officie bénévolement. Ils sont empoisonnés. C’est un massacre ! »
A une centaine de mètres de là, les grenades lacrymogènes pleuvent sur les jeunes hommes, massés par centaines derrière des murs de blocs de béton à l’entrée des ponts Al-Joumhouria et Al-Sinak. Face à eux, séparés d’une centaine de mètres et d’autres blocs de béton, les forces de sécurité leur barrent l’accès à la « zone verte », le quartier ultra-sécurisé de la capitale qui regroupe les institutions du pays et les résidences des hommes politiques.
Les manifestants tombent comme des mouches. Rares sont ceux à porter des masques à gaz. Ils n’ont souvent que de simples foulards sur le visage, imbibés d’un mélange de levure et d’eau, ou des masques de protection médicale. Et des gants pour écarter les grenades.
« Ils ne tirent pas en l’air. Ils visent la tête »
« Les cartouches de gaz sont périmées depuis 2014. Depuis quelques jours, le gaz chimique est différent. Il engendre des symptômes étranges, des suffocations sévères et il affecte le système nerveux et musculaire. Certains en sont morts », indique le docteur Ahmed, un autre bénévole, dubitatif. Ces inquiétudes ont été relayées par la Commission irakienne des droits de l’homme qui a appelé, vendredi, le ministère de la santé à procéder à des analyses. Alors que déjà plus de 105 personnes ont été tuées à Bagdad et dans le sud du pays depuis le 25 octobre, selon un bilan provisoire, la commission gouvernementale déplore aussi un nombre accru de morts causées par des tirs de balles en caoutchouc.
L’une des dernières victimes de la place Tahrir est une jeune ambulancière bénévole, Nour Rahim, qui aurait été touchée à la tête par une grenade lacrymogène. « Ils ne tirent pas en l’air. Ils visent la tête », assure Mohamed, un manifestant de 27 ans du quartier populaire chiite de Sadr City. Au moins cinq autres personnes ont été tuées par ces grenades « brise-crâne », dix fois plus lourdes que la normale, a confirmé Amnesty International dans un rapport publié jeudi. D’origine serbe et bulgare, ces grenades « n’ont jamais été vues avant », affirme l’ONG, estimant qu’« elles visent à tuer et pas à disperser ». Cette nouvelle arme létale a remplacé les tirs à balles réelles, principale cause de la mort de plus de 157 personnes lors de la première vague de manifestations du 1er au 6 octobre.
Depuis les dix étages de l’immeuble du « restaurant turc », qui borde le pont Al-Joumhouria, des centaines de jeunes hommes font la vigie, jour et nuit. Cet immeuble désaffecté, qu’ils occupent depuis le 25 octobre, est une prise stratégique.
« L’Iran dehors »
De là, ils observent les mouvements des forces de sécurité. Des manifestants affirment avoir vu parmi elles de nombreux hommes barbus, preuve qu’ils n’appartiennent pas aux forces armées régulières, où son port n’est pas réglementaire. « Certains ne sont pas Irakiens, assure Hassan, un ouvrier de 22 ans de Sadr City. On a entendu parler persan. Ils nous font des gestes, un doigt sur la gorge, pour nous dire qu’ils vont nous tuer. »
« L’Iran dehors » est devenu le mot d’ordre de ces manifestants, qui voient la main du puissant voisin chiite dans le maintien du « régime » – les partis islamistes chiites et leurs bras armés au pouvoir depuis 2003 – dont ils veulent la « chute ». Le rappel à l’ordre adressé mercredi par le guide suprême iranien, Ali Khamenei, aux contestataires du Liban et d’Irak a attisé leur colère.
Des manifestants se sont filmés place Tahrir frappant à coups de balai une photo du guide suprême et du général iranien Qassem Soleimani. Le chef de la force Al-Qods des gardiens de la révolution serait, selon des responsables irakiens cités sous le couvert de l’anonymat par l’agence Reuters, venu à Bagdad début octobre pour organiser la répression, puis à nouveau mercredi, pour empêcher les deux principales coalitions chiites de précipiter la chute du gouvernement d’Adel Abdel Mahdi.
Après tout le sang qui a été versé, il n’est plus question pour ces jeunes hommes, pour la plupart issus des quartiers défavorisés ou diplômés chômeurs, de se satisfaire de promesses d’emplois et de services. « On ne veut pas seulement qu’Adel Abdel Mahdi démissionne, on ne veut plus du Parlement ni de tous ces partis islamistes. Ces criminels doivent être jugés », martèle Mohamed de Sadr City. Il n’espère plus rien des déclarations de l’ayatollah Ali Sistani, la plus haute autorité chiite, qui a redit vendredi son soutien au mouvement et s’est élevé contre les ingérences étrangères. Il ne veut surtout pas de l’ingérence des Etats-Unis, l’autre puissant parrain de l’Irak.
Chaîne humaine
Lui voit dans les Nations unies un possible levier pour accompagner une transition, mais nombreux sont ceux parmi ses frères d’armes qui n’envisagent qu’une seule alternative. « La seule personne indépendante est Abdel Wahab Al-Saedi, c’est un héros, un homme honnête », s’époumone Hassan, acclamé par ses camarades, à l’évocation du nom du général des forces spéciales, héros de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI), dont la mise à l’écart, fin septembre, par le premier ministre a créé l’étincelle de la contestation.
Dans l’immeuble du restaurant turc, que certains ont renommé « la montagne d’Ouhoud » du nom d’une célèbre bataille menée par le prophète Mahomet contre les Mecquois près de Médine en 625, la vie s’organise à tous les étages. « Si l’on reste dix jours ici, le gouvernement va tomber », assure Hassan. S’ils perdent l’immeuble, ils en sont convaincus : ils perdront la bataille.
Mais leur plus grande force s’étale désormais sous leurs pieds. Ils ne sont plus seulement une poignée d’irréductibles à tenir ces positions avancées : une véritable chaîne humaine s’est formée à l’arrière pour les soutenir. Chaque jour, des milliers de personnes – de tous milieux confondus et de tous les coins du pays – se joignent à eux pour quelques heures, donnant à la place Tahrir des airs de grand village gaulois festif. A la faveur du week-end, vendredi, ils étaient des dizaines de milliers – jeunes hommes et femmes, familles et cheikhs tribaux – à y déambuler, se prenant en photo devant le monument de la liberté de Jawad Salim ou sur le promontoire du restaurant turc.
Les chauffeurs de tuk-tuk sont devenus les héros de cette microsociété. Transports du pauvre dans certains quartiers de la capitale, les tricycles sont le principal moyen pour évacuer les blessés de ces allées bondées. « Je fais ça depuis trois jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, bénévolement. C’est mon devoir en tant qu’Irakien », explique Ta’a Naama, 23 ans, chauffeur de tuk-tuk à défaut d’avoir trouvé un poste d’enseignant de langue arabe. A toute berzingue, il déverse les blessés dans la dizaine d’hôpitaux de campagne érigés le long de l’avenue Saadoun.
Ralliement du syndicat des enseignants
Des personnels médicaux volontaires, sans emploi ou qui ont pris un congé, prodiguent nuit et jour les premiers soins. Médicaments, essence, couvertures, repas chauds, drapeaux… : des camionnettes se relaient toute la journée pour apporter des donations. « Tout cela vient de commerçants, de particuliers, de collectes d’argent… », explique Mohamed de Sadr City. Il n’exclut pas que certaines donations puissent venir, sans être affichées comme telles, du courant sadriste de Moqtada Al-Sadr, première force politique au Parlement qui s’est exprimé en faveur du mouvement de contestation.
Le ralliement du syndicat des enseignants, le 28 octobre, qui a décrété une grève générale d’une semaine, a radicalement changé la physionomie et l’ampleur du mouvement. Parti des quartiers chiites défavorisés, le mouvement a été rejoint par les professeurs, mais aussi les avocats et les dentistes. Défiant la peur et leurs familles, des centaines de lycéens et d’étudiants viennent depuis passer quelques heures par jour sur le sit-in.
Alors que leurs parents les croient en train de réviser, Zeina, une lycéenne de 18 ans, et ses amies du quartier aisé d’Al-Mansour, déambulent devant les peintures murales que de jeunes artistes sont en train de réaliser dans le tunnel qui plonge sous la place Tahrir. « Je veux me tenir aux côtés des gens et que ma voix soit entendue. Je veux un avenir, du travail. Les partis contrôlent tout, ils nous ont volé notre liberté et notre pays », explique Zeina, qui reconnaît, dans un rire jaune, avoir essuyé quelques salves de gaz lacrymogènes et de balles de caoutchouc, lundi.
Des irréductibles du quartier pauvre chiite de Sadr City aux lycéens d’Al-Mansour, un même leitmotiv s’exprime. « Sunnites, chiites... On ne veut plus des divisions confessionnelles que nous ont imposées les partis depuis 2003. Nous sommes une seule communauté, nous sommes Irakiens », revendique Mustafa Bachay, un joueur professionnel de futsal de 27 ans, de la ville mixte de Mahmoudiya, au sud de Bagdad. Lui passe tous les soirs deux heures dans les embouteillages pour rejoindre la place Tahrir avec ses amis, « sunnites, chiites, dans une même voiture ». Des convois de jeunes des villes sunnites de Fallouja ou de Mossoul ont aussi rejoint la place. Tous ont le sentiment que sur ce lieu emblématique de la contestation est entrain de renaître l’identité irakienne.
Cette aspiration à plus de libertés et de vivre-ensemble qu’elle défend depuis 2011 et les premières manifestations pro-réformes en Irak, Nour Ali la voit prendre corps, place Tahrir. « C’est une révolution populaire », se félicite la jeune avocate de 26 ans, consciente malgré tout des risques inhérents à ce mouvement sans véritable leader ni programme unifié. « C’est problématique que personne ne nous représente, c’est sûr, reconnaît-elle. Mais, on doit rester unis jusqu’à la chute du régime et voir où cela nous mène car ce serait dangereux que quelqu’un tente de récupérer le mouvement. »
Hélène Sallon
Bagdad, envoyée spéciale
• Le Monde. Publié le 12 novembre 2019 à 1h56 - Mis à jour le 13 novembre 2019 à 12h55 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/12/en-irak-inquietudes-pour-les-disparus-de-la-place-tahrir_6018858_3210.html
« Nous sommes prêts à manifester indéfiniment » :
Au moins quarante personnes ont été tuées lors de rassemblements à Bagdad et dans le sud chiite du pays, vendredi, pour dénoncer le gouvernement, les milices chiites et, à travers elles, l’Iran.
C’est dans une violence sans commune mesure qu’a repris, vendredi 25 octobre, le mouvement de contestation contre le pouvoir en Irak. Après une semaine de manifestations au début du mois, qui avaient fait 157 morts et plus de 6 000 blessés, et trois semaines d’une trêve implicite durant le pèlerinage chiite de l’Arbaïn, des milliers d’Irakiens, des jeunes hommes pour la plupart, se sont à nouveau réunis à Bagdad et dans les villes chiites du sud du pays pour dénoncer la corruption et l’incurie de la classe politique. Plus de 40 personnes ont été tuées et 2 300 autres blessées, selon des sources de sécurité et la Commission irakienne des droits de l’homme.
Les manifestations avaient débuté dans une atmosphère bon enfant, jeudi soir. Aux cris de « tous des voleurs », les manifestants avaient commencé à affluer place Tahrir, à Bagdad, pour réclamer « la chute du régime ». Dans la nuit et toute la journée de vendredi, les forces de sécurité leur ont opposé des barrages de gaz lacrymogènes, de balles assourdissantes et des tirs de sommation pour les empêcher d’accéder à la zone verte, le quartier ultrasécurisé qui réunit les institutions du pays et les représentations étrangères. Au moins huit personnes ont été tuées, dont plusieurs touchées à la tête par des cartouches de gaz lacrymogènes.
Le ministre de l’intérieur, Yassin Al-Yasseri, était pourtant venu sur l’emblématique place du centre de Bagdad, dire aux manifestants que les policiers les protégeraient. Dans une allocution télévisée après minuit, le premier ministre, Adel Abdel Mahdi, avait assuré que la liberté de manifester serait garantie, mais qu’aucune violence ne serait tolérée. « Où sont les snipers, oh Adel ? Dans ma poche ? », l’interpellaient, moqueurs, de jeunes hommes, en dénonçant les écueils du rapport d’enquête gouvernemental sur les violences de début octobre.
Le rapport n’apporte aucune réponse sur la présence de « tireurs non identifiés » dans les manifestations. Il se borne à reconnaître un usage « excessif » de la force, alors que 70 % des manifestants ont été touchés à la tête et au torse, et dédouane la classe politique de toute responsabilité. Quelques dizaines de commandants des forces de sécurité à Bagdad et dans le sud du pays ont été congédiés. « Je ne pense pas que ce soit la réponse adéquate. L’enquête n’a pas apporté de réponse sur le fond. Il y a eu plus de 150 morts et on n’ose pas dire qui a commis ce carnage », déplore un responsable irakien qui a requis l’anonymat.
Pour les manifestants aussi, les véritables responsables restent impunis. « L’Iran dehors, l’Irak restera libre », ont-ils à nouveau scandé, dénonçant l’ingérence de Téhéran dans les affaires du pays par l’intermédiaire des puissantes milices chiites qui dominent les unités de la Mobilisation populaire (MP), une formation paramilitaire, et la coalition Al-Fatah, deuxième bloc au Parlement. Ce sont elles que les manifestants accusent d’être à la manœuvre dans la répression. Si le porte-parole de la MP, Ahmed Al-Asadi, a réfuté ces accusations, deux hauts responsables de sécurité les ont corroborées à l’agence Reuters. Selon eux, les snipers présents dans les manifestations « étaient membres de milices répondant directement à leurs commandants plutôt qu’au commandant en chef des forces armées. Ils appartiennent à un groupe très proche des Iraniens. »
« Niveau de corruption fascinant »
Dans plusieurs villes du sud du pays, vendredi, des manifestants sont allés défier ces milices, au prix de nombreux morts. Plus de trente personnes ont été tuées par balles ou dans des incendies, alors qu’ils s’en prenaient à leurs quartiers généraux. A Nassiriya, au moins neuf manifestants ont été tués lorsque des membres de la milice chiite pro-iranienne Asaib Ahl Al-Haq (« Ligue des vertueux ») ont ouvert le feu sur des manifestants qui tentaient d’incendier ses locaux. Huit personnes ont trouvé la mort à Al-Amara dans des heurts avec cette même milice. Un manifestant a succombé à Samawa, où plusieurs sièges de partis et de milices ont été incendiés. A Diwaniya, douze manifestants ont péri dans l’incendie du siège local de l’organisation Badr, un mouvement pro-iranien.
« On entend dire que des miliciens sont allés jusque dans les hôpitaux pour tuer des manifestants blessés »
A Dhi Qar, où le siège du gouvernorat a été incendié, « la manifestation s’est divisée », témoigne Youssef, un journaliste local contacté par téléphone. « Les manifestations étaient pacifiques, assure-t-il. Il y avait des chants contre les partis et les milices soutenues par l’Iran. Certains manifestants sont allés mettre le feu au siège du gouvernorat et aux QG de partis. Il y a eu des tirs à balles réelles. On entend dire que des miliciens de Asaib Ahl Al-Haq sont allés jusque dans les hôpitaux pour tuer des manifestants blessés. »
Dans la ville, comme dans le reste du pays, les manifestants sont déterminés à poursuivre le mouvement. « Ils sont très en colère contre le gouvernement, les milices et les forces de sécurité qui ne les ont pas protégés », poursuit Youssef. Le désir de venger les « martyrs » les galvanise, tout autant que le mouvement de protestation au Liban, qui fait miroir à leurs revendications. Un véritable fossé d’incompréhension s’est creusé entre la classe politique au pouvoir depuis 2003 et cette génération qui ne partage pas sa mémoire de la dictature de Saddam Hussein ou de l’islamisme chiite porté par le mouvement Al-Daawa, de Mohamed Baqer Al-Sadr, en Irak, et par la révolution khomeyniste en Iran.
Révoltés contre le manque d’emplois et le délabrement des services publics et des infrastructures, ces jeunes en tiennent la classe politique pour responsable. Ils l’accusent de détourner la manne pétrolière à des fins personnelles, sans se soucier des conséquences d’une corruption devenue endémique, ou de celles de l’effondrement d’un tiers du pays aux mains de l’organisation Etat islamique en 2014, défaite militairement fin 2017. « Je veux un pays meilleur, sans corruption, sans répartition des postes par quotas confessionnels, des villes propres, a témoigné au Monde par téléphone Hasnin, un employé de banque de 22 ans de Bassorah, dans le sud du pays. Je n’espère pas beaucoup de ce régime dont le niveau de corruption commence à atteindre un niveau fascinant. Nous sommes prêts à manifester indéfiniment, car le gouvernement n’a pas fourni de solutions convaincantes aux jeunes. »
Pour apaiser cette colère, le premier ministre, Adel Abdel Mahdi, a refait, jeudi soir, le menu des réformes qu’il entend mettre en œuvre – remaniement ministériel, création d’emplois, baisses des salaires de la haute administration, pensions pour les familles des « martyrs ».« Le discours d’Abdel Mahdi les a davantage provoqués. Il aurait pu absorber la moitié de la colère des manifestants en annonçant la démission du gouvernement. Leurs demandes vont désormais au-delà », pointe Ayoub, un journaliste-citoyen à Bagdad, qui décrit une variété de revendications : sociales, politiques et de respect des libertés.
« La démission du gouvernement sans alternative constitutionnelle plongera le pays dans le chaos », a justifié M. Abdel Mahdi. Dans son sermon vendredi, l’ayatollah Ali Sistani, plus haute autorité religieuse chiite d’Irak, a abondé dans son sens. S’il a critiqué les lacunes du rapport d’enquête, son représentant, Abdelmahdi Al-Kerbalaï, a mis en garde contre « le chaos et la destruction qui créeront un espace pour plus d’ingérences étrangères » et feront de l’Irak « un champ de bataille pour des règlements de comptes entre forces internationales et régionales ».
Refus du patronage religieux
Nombreux sont les manifestants à refuser désormais ce patronage religieux, tout comme celui du chef populiste chiite Moqtada Al-Sadr, à la tête de la première force politique au Parlement. Après avoir réclamé début octobre la démission du gouvernement et des élections anticipées, l’ancien chef de milice avait appelé ses partisans à manifester vendredi. Vêtus de noir, ils étaient visibles dans les manifestations, mais ils ne les dominaient pas encore comme en 2015-2016, quand Moqtada Al-Sadr s’était érigé en héraut du mouvement proréformes.
La participation annoncée de ses « Brigades de la paix » pour « protéger les manifestations » laisse craindre des affrontements à venir avec des milices des unités de la MP, dont plusieurs des chefs ont redit leur « confiance » au gouvernement.
Hélène Sallon
• Le Monde. Publié le 25 octobre 2019 à 03h15 - Mis à jour le 26 octobre 2019 à 10h38 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/25/le-mouvement-antigouvernemental-reprend-en-irak_6016824_3210.html