« Ici, c’est la jungle ! Les réfugiés n’en peuvent plus. Parfois, ils se battent même entre eux au couteau », témoigne Saïd, un Aghan de 18 ans. « Pourtant, je resterai ici aussi longtemps qu’il le faut pour obtenir des papiers. Après, je suis prêt à aller dans n’importe quel pays européen... pourvu que je vive en paix ! », poursuit le jeune homme. Il accepte de parler librement « mais sans photo », assis sous une tente arborant le sigle du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’ONU. Autour de lui, une dizaine de migrants, tous Afghans, l’écoutent attentivement, allongés sur des couvertures grises en guise de matelas. Tous approuvent. Ils ont vécu des histoires similaires : la guerre, la persécution par les talibans, des bombes qui explosent et déciment les familles... Ils ont la même ambition : vivre en paix.
Mais quand ils sont arrivés sur l’île de Lesbos, tous ont été confrontés à la même réalité : celle d’une île débordée, comme la plupart des îles grecques à quelques encablures de la Turquie. Sur ce caillou planté en mer Egée, le petit village de Moria est aujourd’hui essentiellement connu pour son « hot spot », selon dénomination officielle donnée par l’Union européenne (UE) à ce camp. C’est là qu’à leur arrivée sur l’île, les migrants sont enregistrés et triés entre réfugiés et migrants considérés comme économiques. Les premiers peuvent prétendre à une admission sur le sol européen quand les seconds sont renvoyés dans leur pays. Quant à la gestion des frontières, elle est confiée au voisin turc.
Entre avril 2015 et mi-mars 2016, environ 1,2 million de migrants sont passés par la Grèce, majoritairement sur les îles synonymes de portes d’entrée dans l’UE. Après la signature, en mars 2016, d’un accord entre Bruxelles et Ankara, le nombre de migrants qui tentaient de rejoindre les îles grecques avait diminué. Contre six milliards d’euros, l’UE déléguait à la Turquie le contrôle des migrations et des frontières, ainsi que la rétention, sur son sol, de ceux qui fuient la guerre ou la misère. Les « hot spot » font partie de cette politique.
Prévu, lors de sa création fin 2015, pour accueillir 3000 migrants, le centre de Moria en accueille aujourd’hui plus de 13.000. Le « hot spot », entouré de ses barbelés, a fini par s’agrandir sur une oliveraie avoisinante dans laquelle sont alignées les tentes du HCR. Mais l’île, que les migrants ne peuvent pas quitter tant qu’ils n’ont pas obtenu leurs papiers de la part des services de l’asile grec et européen, s’est transformée en prison à ciel ouvert.
Un WC pour 90 migrants, une douche pour 200
« Dans mon pays, moi et ma famille sommes pourchassés par les talibans. En arrivant en Europe, je pensais avoir gagné une terre humaniste. Or, ici, nous n’avons aucun droit... Nous ne pouvons même pas aller aux toilettes quand nous voulons : il faut toujours faire la queue », se désole Saïd. Selon les ONG, il n’y a qu’un WC pour 90 migrants, une douche pour 200 migrants sur le camp. Autour du seul point d’eau potable s’amoncellent des poubelles depuis plusieurs jours. L’odeur est si pestilentielle qu’elle force certains à éviter l’endroit. Mais autour, quelques enfants cherchent à tuer l’ennui en s’amusant avec l’eau qui déborde de la vasque. D’après le HCR, de janvier à fin septembre, 8300 enfants dont 1600 non accompagnés, ont été accueillis dans les camps surpeuplés des îles de la mer Égée – le plus grand nombre depuis début 2016. En visite à Lesbos, au début du mois d’octobre, Cécile Duflot, la présidente d’Oxfam France, a dénoncé une « situation dramatique, inhumaine ». Avant d’expliquer : « Elle est le résultat d’une politique de l’Union Européenne consistant à sous-traiter de fait aux cinq îles grecques la contention des réfugiés qui arrivent par la mer. Il est inacceptable de laisser des personnes, 13.000, dont presque la moitié d’enfants, vivre dans ces conditions sur le territoire européen. Cela montre l’impasse de choix des politiques migratoires européennes. » Cette politique délègue de fait aux pays « de première entrée », comme la Grèce ou l’Italie, la gestion des flux migratoires.
Mais en Méditerranée orientale, les migrants sont aussi au cœur des enjeux géopolitiques. « J’ai vécu 25 jours en Turquie, après avoir franchi la frontière depuis l’Iran... » La voix de Saïd s’étouffe. Puis il reprend : « Pendant 25 jours, j’ai été battu par un passeur. Je ne savais pas quand j’allais sortir de cet enfer... » La délivrance aura lieu un soir, où il est emmené dans un pick-up avec d’autres migrants sur la côte. Là, ils embarquent sur un rafiot et au bout de deux heures, parviennent à gagner les côtes grecques, celles de Lesbos, sans être interceptés par les garde-côtes. « C’était un soulagement, reconnaît-il. Puis la déception. »
Car depuis le mois de juin, le nombre de migrants que les passeurs envoient de la Turquie vers la Grèce ne cesse d’augmenter. De quelques dizaines en mai 2019, le nombre de migrants débarquant sur les îles grecques est passé à 3122 en juin, à 7122 en août et même à 10.258 en septembre. Chaque jour, des canots de fortune continuent d’arriver sur les îles. Actuellement, la Grèce abrite 70.000 migrants essentiellement originaires d’Afghanistan (40%), de Syrie (20%) et du Congo (10%). 31.700 d’entre-eux vivent sur les cinq îles de Lesbos, Samos, Kos, Chios et Leros, débordées face au manque de personnel et de moyens financiers, transformées de fait en prison à ciel ouvert. Arrivé au pouvoir en juillet, le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis (Nouvelle Démocratie, droite) a annoncé son attention de renvoyer 10.000 migrants vers la Turquie d’ici fin 2020 – pays « non sûr », pour les ONG – et espère ainsi faire pression sur son voisin.
Le chantage turc
Cette stratégie de la pression est aussi celle utilisée par le Président turc Recep Tayep Erdogan. Dans son viseur : la Grèce et l’UE. En septembre, Erdogan a même déclaré dans un entretien télévisé qu’il était prêt à « ouvrir les portes » aux migrants. Sous couvert d’anonymat, un officiel turc explicite :
« 3,5 millions de migrants dont l’UE ne veut pas vivent en Turquie. Nous les laisserons passer si Bruxelles ne nous aide pas sur un certain nombre de dossiers. »
Le premier d’entre-eux concerne une promesse faite par l’UE en mars 2016... mais toujours pas appliquée : la mise en place d’exemption de visas pour les citoyens turcs. Mais plus profondément, la question migratoire est devenue hautement politique sur le plan interne en Turquie, comme sur le plan géopolitique dans la région.
Ainsi, en Turquie, l’opposition à Erdogan a remporté la mairie d’Istanbul ainsi que six grandes villes. En instrumentalisant la question migratoire, Erdogan tente de redorer son blason. Comme le souligne le Professeur Filis, depuis que la Turquie est confrontée à une crise économique et sociale, « les Syriens n’y sont plus les bienvenus ». Ainsi, le président turc revendique-t-il depuis longtemps la création d’un « zone de sécurité en Syrie », sorte de tampon de 30km de profondeur, s’étirant de l’Euphrate à la frontière irakienne, afin d’accueillir une partie des 3,6 millions de Syriens réfugiés en Turquie. C’est ce qu’il veut obtenir en déclenchant l’opération militaire à la frontière syrienne.
Professeur à l’Inalco, à Paris, Alican Tayla estime que l’afflux de migrants est ainsi « l’illustration des messages de menace qu’Erdogan lance à l’égard de l’UE. Il leur montre qu’il est prêt à jouer cette carte si elle met des bâtons dans les rues des autorités turques sur sa politique syrienne et sur la démocratie interne. » Directeur de l’Institut des Relations internationales d’Athènes, le Professeur Konstantinos Filis ajoute : « Erdogan a instrumentalisé la question migratoire pour faire pression sur les Syriens et l’Union européenne ».
Car il existe d’autres points de tension entre Ankara et Athènes, entre la Turquie et l’UE. Ils ont trait à l’extradition de huit officiers turcs réfugiés en Grèce après le coup d’Etat de juillet 2016, aux forages gaziers turcs dans les eaux territoriales chypriotes [1]. Pour Konstantinos Filis, « plus Erdogan peut mettre de sujets sur la table des négociation, mieux c’est pour lui. Il veut ainsi montrer qu’il est un acteur incontournable, voire hégémonique, dans la région. » Incontournable, et prêt à tout pour le rester dans une région qui ressemble de plus en plus à une poudrière.
Fabien Perrier