A l’issue de sa réunion, le 22 mars dernier, le Conseil européen a « condamné fermement la poursuite des actions illégales de la Turquie en Méditerranée orientale et en mer Egée et souligné sa pleine solidarité avec Chypre et la Grèce ». Réunis à Bruxelles, les dirigeants des 28 Etats-membres de l’Union Européenne (UE) ont également « rappelé l’obligation de la Turquie de respecter le droit international et les bonnes relations de voisinage, et normaliser les relations avec les Etats membres de l’UE y compris la République de Chypre ». Enfin, ils ont exprimé leur « grave inquiétude sur le maintien en détention de citoyens de l’UE en Turquie ». Quelques jours avant la réunion entre les dirigeants de l’UE et le président turc Recep Tayyip Erdogan prévue le 26 mars en Bulgarie, le ton plus ferme qu’à l’accoutumée peut surprendre. Il est, en fait, à la mesure des tensions qui augmentent depuis plusieurs semaines entre la Turquie et ses deux voisins, la Grèce et Chypre.
L’affaire la plus récente a débuté le vendredi 2 mars. Elle concerne deux soldats grecs arrêtés par l’armée turque. Selon l’état-major grec, les deux hommes patrouillaient par mauvais temps à la frontière nord entre la Grèce et la Turquie quand ils auraient pénétré de quelques mètres le territoire turc. Cette zone frontalière est réputée pour être un point de passage de migrants et de trafiquants. Ils étaient, indique le ministère de la défense à Regards, sur un itinéraire balisé et pistaient migrants et trafiquants. Athènes a immédiatement demandé leur libération à Ankara mais a essuyé un refus du tribunal turc. La justice du pays a décidé de maintenir les deux hommes sous les verrous.
L’affaire vient ajouter du venin dans les relations greco-turques qui, depuis la tentative de coup d’Etat en Turquie, le 16 juillet 2016, sont déjà fortement empoisonnées par le cas de huit militaires turcs... réfugiés en Grèce. Ces derniers sont soupçonnés d’avoir participé au putsch raté contre le président turc. Eux ont toujours démenti cette version des faits. Toutefois, une demande d’extradition a été formulée par Ankara, rejetée par la Cour suprême grecque. Pour elle, les huit militaires ne pourraient pas bénéficier d’un procès équitable dans leur pays et ils risqueraient d’être torturés.
Escalade des tensions
L’autre source de préoccupation a été clairement expliquée par Panos Kamenos, le ministre grec de la Défense, dans un entretien à Libération : « Les Turcs tentent d’exporter vers la Grèce les tensions [avec les Kurdes notamment, NDLR]. » Après la prise d’Afrin dans l’indifférence internationale, Recep Tayyip Erdogan a affirmé, lundi 19 mars : « En prenant hier [le 18 mars] le contrôle de la ville d’Afrin, nous avons laissé derrière nous l’étape la plus importante de l’opération » baptisée « Rameau d’olivier », a-t-il déclaré lors d’un discours à Ankara. « Maintenant, nous allons poursuivre ce processus jusqu’à la destruction totale de ce corridor constitué de Minbej, Aïn al-Arab [nom arabe de Kobané], Tal Abyad, Ras al-Aïn et Qamichli », villes tenues par les kurdes. Désormais, le président turc et l’AKP, son parti, dirigeront-ils leurs volontés expansionnistes vers la Grèce ?
A la frontière entre la Turquie et la Grèce, toutes les deux membres de l’OTAN, les sources de différends entre les deux pays sont multiples. Depuis l’accord signé le 18 mars 2016, la Turquie se retrouve en première ligne sur la question des migrants. Certes, la Commission européenne vient de débloquer une seconde aide de 3 milliards d’euros pour l’accueil des réfugiés syriens en Turquie. L’institution européenne utilise comme argument la baisse du nombre d’arrivées irrégulières en Grèce : il est « inférieur de 97% » à celui qui était observé avant 2016.
Mais de nombreuses associations s’inquiètent du sort réservé aux migrants qui sont sur le territoire turc. En outre, selon Panos Kamménos, « la Turquie utilise les migrants comme une arme dans leur dialogue avec l’Europe. » Ce que les termes mêmes de l’accord montrent : dans le cadre de l’accord migratoire de 2016, les ressortissants turcs devaient être exemptés de visas au sein de l’UE. Mais pour l’instant, l’UE n’a toujours pas appliqué cette décision. Quant à la Turquie, elle se plaint régulièrement du blocage de ses négociations d’adhésion lancées en 2005, quand les pays européens critiquent les dérives autoritaires du régime turc, déplorant notamment son durcissement après le coup d’Etat manqué de juillet 2016.
Proche de l’accident mortel
Parallèlement, au cours des 12 derniers mois, les violations des eaux territoriales ont augmenté de 450%, celles de l’espace aérien de 48%. Le ministre grec de la Défense affirmait même : « Nous sommes très près d’un accident mortel. » En Grèce, l’évolution du voisin turc est d’ailleurs une inquiétude globalement partagée. Ainsi, le 26 février, le quotidien Kathimérini titrait : « La Turquie, une bombe géopolitique » et soulignait les « méthodes des pirates » utilisées par le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, visant les violations des espaces aériens et maritimes, mais aussi l’exploitation des ressources gazières et pétrolières au large de Chypre.
L’île méditerranéenne divisée depuis 1974 cristallise les divergences de vue des deux pays alors même que les deux parties sont poussées par l’ONU à reprendre des négociations pour sa réunification. En 1974, les troupes turques ont envahi le tiers nord de l’île en réaction à un coup d’Etat visant à rattacher l’île à la Grèce. Depuis, le nord de Chypre est occupé par la Turquie, et reconnu uniquement par Ankara. Au sud, la République hellénophone de Chypre n’exerce son autorité que sur les deux-tiers de l’île mais est reconnue par la communauté internationale et membre de l’Union européenne.
Un incident a provoqué des tensions entre les dirigeants chypriotes-turcs et chypriotes-grecs : la marine turque a bloqué un navire de forage italien au large de Chypre. Pourquoi ? La République de Chypre a signé ces dernières années des contrats d’exploration avec des géants des hydrocarbures comme l’Italien ENI, le Français Total ou l’Américain ExxonMobil. Les dirigeants de Chypre-Nord ont averti qu’ils s’opposeraient à toute exploration offshore de gaz s’ils continuaient à être exclus du processus. Dans un entretien accordé à l’AFP, Kudret Ozersay, le « ministre » des Affaires étrangères de Chypre du Nord a assuré : « Nous ne permettrons pas que les Chypriotes-grecs ou les compagnies [internationales] agissent unilatéralement en notre nom. »
Chypre comme pomme de discorde
Récemment, le président turc a invoqué les « droits inaliénables » de la communauté chypriote-turque de l’île divisée sur ses ressources naturelles au sujet de l’exploitation du gaz dans les eaux chypriotes, dans l’est de la Méditerranée. La Turquie réclame la suspension de toute exploration par les dirigeants de la République de Chypre tant qu’une solution à la division n’est pas trouvée. En février, les Turcs ont même menacé de faire couler le navire de forage Saipem 12 000 de la firme italienne ENI qui devait entamer ses explorations dans les eaux chypriotes. Le bateau a finalement dû quitter la zone.
Mais la question la plus brûlante reste celle des frontières. Ainsi, au Forum de Delphes, un haut-responsable politique turc expliquait : « Les Grecs parlent de violation de l’espace maritime ou aérien. Mais tout dépend de la lecture des traités internationaux. Nous n’en avons pas la même qu’eux. » Le Traité ciblé est celui signé en 1923 à Lausanne. Il définit les frontières actuelles en Europe et au Moyen-Orient. En visite en Grèce, début décembre 2017, le président turc en avait demandé « la révision ». Membre du secrétariat international de Syriza, le parti de gauche dont est issu Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, Christos Kanellopoulos prévient : « la Turquie est devenue une force déstabilisatrice dans la région. Nous insistons sur le respect du droit international, la garantie des frontières et de la souveraineté. » Et il précise : « nous prenons au sérieux les menaces de l’armée turque. »
Dans un espace méditerranéen oriental déjà fortement déstabilisé, ces points de tension mêlent intérêts économiques, remises en question des traités internationaux, intérêts politiques nationaux et crispations nationalistes. Un cocktail qui, dans l’Histoire, n’est jamais de bon augure, surtout quand la situation économique est celle d’une crise qui dure.
Fabien Perrier