À Qamishli, la bannière des Forces démocratiques syriennes (FDS) flotte encore. Quasi quotidiennes, les manifestations rassemblent des habitants de la ville devant le siège de l’ONU où ils brandissent le drapeau jaune de la milice comme un pied de nez à l’accord russo-turc qui prévoit son retrait de la zone. « Nous sommes-là pour soutenir les FDS. C’est pour cela que nous venons devant les bureaux de l’ONU, pour faire entendre notre voix, afin que la Turquie arrête son offensive, que celle-ci soit condamnée de manière plus ferme, plus officielle et plus cohérente par la communauté internationale », explique Mohamed Ahmed, le coprésident du Conseil de la jeunesse kurde du Rojava, l’un des organisateurs de la manifestation du 28 octobre.
Depuis le début de cette opération [1], l’armée turque s’est emparée d’un large corridor le long de sa frontière allant de Ras Al-Ayn à Tell Abyad, en coupant l’autoroute M4. C’est sur cette voie reliant Qamishli à Manbij que des djihadistes s’étaient illustrés en assassinant des civils désarmés, dont la femme politique kurde Hevrin Khalaf.
ACCORD TACTIQUE
En parallèle à l’accord russo-turc qu’appliquent les FDS, et depuis la trahison de leur parrain américain, l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (Aanes) [2] a fait appel au régime syrien via une médiation russo-iranienne pour renforcer ses défenses. Cet accord tactique a permis le déploiement de soldats du régime sur de nombreux fronts, mais n’a pas pour autant rendu caduque l’administration autonome, qui continue de gérer la région appuyée par ses services de sécurité.
« Le régime est venu dans le cadre d’un dialogue de Syrien à Syrien […]. Il souhaite revenir et se réinstaller. C’est un problème pour l’auto-administration. Nous n’avons pas discuté de ce projet, mais uniquement de la venue de soldats pour protéger la frontière », précise Berivan Khaled, la coprésidente du Conseil démocratique syrien, la plus haute instance politique de l’Aanes. Comme elle, la plupart des cadres de l’administration autonome de Ayn Issa se sont repliés à Rakka, désormais menacée par l’offensive turque. La dernière route reliant l’ancienne capitale de l’organisation de l’État islamique (OEI) aux villes de l’est passe plus au sud, via Hassakeh notamment.
Dans la ville encore ravagée par la bataille contre l’OEI, l’administration autonome s’est installée dans les locaux du conseil cantonal de Rakka, lui-même situé dans une ancienne université reconvertie en bâtiment administratif et placé sous haute surveillance. De nombreuses fois visés par les attentats de l’OEI ces derniers jours, les représentants rencontrés semblaient particulièrement tendus. « J’ai survécu à un attentat il y a deux jours », raconte Abd El Salem Hamsourak, le coordinateur local des affaires humanitaires, visiblement éprouvé par l’incident. Il nous explique que l’opération turque a engendré une résurgence soudaine des actes terroristes orchestrés par des cellules dormantes de l’OEI.
Dans un bureau voisin, nous rencontrons Ibrahim Hassan, un Turkmène de la région de Tell Abyad. Un an et demi plus tôt, il a survécu à un attentat qui lui a coûté l’usage de ses jambes. « Je suis le coresponsable [3] des travaux de reconstruction de la ville. Depuis la libération, nous avons bien entamé la reconstruction de la ville. Mais cette nouvelle guerre va interrompre nos efforts pour les mois à venir. »
Même analyse pessimiste de la part d’Abd El Kader Mowahed, le coprésident du bureau pour les affaires humanitaires de la région. « Avec l’arrivée du régime, les organisations internationales qui travaillaient dans le nord-est ont brusquement évacué leurs employés étrangers, souvent les plus qualifiés, et mis un terme à de nombreux projets, alors que la crise humanitaire enfle de jour en jour », déplore-t-il. « En plus de cela, l’ONU se retrouve coincée par le régime qui n’a pas donné son accord pour la construction de nouveaux camps dans la région alors qu’elle en a grandement besoin. On est obligé de trouver des places dans les camps déjà existants ou chez l’habitant. Avec l’hiver qui approche, la crise humanitaire risque d’être dramatique », conclut Mowahed, amer.
Prompt à envoyer ses soldats sécuriser les frontières de la Syrie, mais beaucoup moins à collaborer pour une assistance humanitaire, le régime syrien espère pouvoir enfin reprendre le contrôle de la région qui lui échappe en majeure partie depuis le début de la guerre en 2011. Depuis l’annonce de l’accord entre les FDS et le régime, l’éventualité d’un retour de l’appareil d’État baasiste est sur toutes les lèvres. Dans Amoudeh, lors d’un conseil des communes qui gèrent les affaires de quartier, regroupant chacun environ 1 500 habitants, un cadre politique est venu expressément rassurer la population et le personnel enseignant que l’accord en vigueur n’ouvrait pas la voie à un retour du régime. « Nous avions peur que ce soit la fin de notre programme scolaire. Nous ne voulons pas être forcés d’enseigner le programme de Damas qui est idéologique et nie la pluralité de la nation syrienne », nous explique une directrice d’école. Dans ses déclarations, le régime semble avoir mis l’éducation en troisième priorité derrière l’armée et la police concernant la réintégration dans le giron baasiste des institutions de la région autonome.
« Nous n’avons aucune confiance dans les acteurs sur le terrain quel qu’ils soit », explique Abd El Karim Omar, le responsable des relations diplomatiques de l’Aanes. Malgré la position extrêmement délicate de l’administration, les institutions semblent tenir bon. Les différents accords internationaux ont cependant poussé les FDS à se replier officiellement en dehors d’une bande de 32 km de la frontière turque sous supervision russe. Savoir si ce retrait est effectif est une autre question. Les FDS se sont préparés à l’offensive turque depuis des mois. Dans toutes les villes frontalières des centaines de kilomètres de galeries souterraines ont été creusées pour soutenir un siège, se protéger des bombardements et prendre l’ennemi à revers. Ces travaux se sont fortement accélérés ces dernières semaines. « Les FDS ne se sont jamais vraiment retirées de la frontière. Ils font partie de la population. Qui défendrait nos villes si la Turquie procédait à une attaque-surprise ? », nous déclare anonymement un habitant d’Amoudeh.
IMBROGLIO MILITAIRE
L’évacuation partielle de la région par les forces américaines a permis l’entrée en action des militaires russes qui organisent désormais des patrouilles le long de la frontière avec la Turquie. Grâce au retrait américain, pour la première fois depuis le début de la guerre en Syrie, le drapeau russe flotte dans les rues de Qamishli, d’Amoudeh et de Hassakeh. De leur côté les marines suivent des ordres confus et contradictoires. Après avoir abandonné leurs installations dans la région de Kobané et Ayn Issa, ils ont finalement établi un nouvel objectif de contrôle des champs de pétrole situés entre la région de Deir Ezzor et Jezireh, dans l’est du pays. Cette mission difficilement justifiable permet aux États-Unis de se maintenir en Syrie.
Après avoir tenté en vain de rapprocher les FDS des rebelles djihadistes d’Idlib, les Américains semblent désormais vouloir éloigner les contingents arabes des Kurdes pour garder le contrôle de la zone, pendant que la population de la région manifeste régulièrement contre un retour du régime syrien.
LE POIDS DE L’AVIATION
Désormais, la frontière syro-turque vit au rythme des curieuses allées et venues de patrouilles militaires tantôt russo-baasistes, russo-turques, russo-Asaysh [4], baasiste-Asaysh, quand ce ne sont pas des convois militaires américains escortés par des hélicoptères qui vont et viennent sans que personne ne comprenne vraiment quelle est leur destination. Malgré la présence pléthorique de ces forces de maintien de l’ordre censées faire appliquer l’accord de cessez-le-feu, les forces turques ont continué leur poussée dans certains secteurs.
« Si les avions turcs n’opéraient pas en Syrie, leurs forces au sol ne pourraient pas prendre une seule ville. Il n’y a pas de doutes là-dessus. À Ras Al-Ayn, ils ont avancé dans la ville de jour et les FDS ont repris le dessus la nuit », soutient Zaidan Al-Assi, le coprésident du conseil de la Défense de l’Aanes. Renforcée par des contingents de djihadistes, l’armée turque menace désormais la région de la rivière Khabbour, peuplée entre autres de populations chrétiennes. « La communauté syriaque du Khabbour subit une menace existentielle du fait des opérations turques. Sa sécurité doit être assurée », nous alerte Kino Gabriel, porte-parole des FDS et commandant du Conseil militaire syriaque.
Mais il n’y a pas que les minorités chrétiennes qui luttent pour se maintenir dans la région. Les Arabes sont également inquiets et ont été tout aussi prompts à se mobiliser pour contrer la menace turco-djihadiste. « Les Arabes forment plus de 70 % des FDS. Il ne faut pas l’oublier. Venez voir les martyrs tombés ces derniers jours, la majorité d’entre eux sont arabes », lance Zaidan Al-Assi, lui-même un ancien commandant arabe d’une milice laïque de l’Armée syrienne libre (ASL) originaire d’Hassakeh et ayant rejoint les FDS après l’islamisation de l’opposition syrienne.
À ces contingents déjà engagés se sont joints des combattants spécialement mobilisés issus des tribus arabes solidaires de la lutte contre l’invasion turque. Loin d’avoir divisé les communautés de la région autonome, l’offensive turque semble les avoir rassemblés. Comme lors de l’opération Rameau d’olivier à Afrine en 2018, l’agression par Ankara a ravivé l’unité nationale syrienne.
Livrés à eux-mêmes et malgré un rôle central joué dans la traque et l’élimination d’Abou Bakr Al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’OEI, les FDS se retrouvent acculées par une armée turque dirigée par un président qui a juré de leur « casser la tête ». Parallèlement, la fragilisation de l’l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (Aanes) [5] pourrait aider à concrétiser le souhait de Damas de réimposer son autorité sur une région qui lui échappe depuis des années. Néanmoins, les représentants de l’Aanes rencontrés ces derniers jours insistent sur le fait qu’ils ne sont pas prêts à renier si facilement une autonomie si chèrement gagnée. « Nous avons eu 11 000 martyrs et 24 000 blessés pour libérer nos territoires des djihadistes, nous n’allons pas baisser les bras et continuerons de résister. […] Une fois qu’on aura stabilisé [la région] sur le plan militaire, nous aurons un dialogue avec le régime sur la question de l’auto-administration et nous espérons qu’il y aura un soutien international lorsque celui-ci aura lieu », ajoute Berivan Khaled.
Raphaël Lebrujah
Sylvain Mercadier
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