Routes barrées, transports bloqués, écoles et universités fermées : Hongkong vit ce vendredi son cinquième jour de blocus.
Face à la détermination des militants prodémocratie, Pékin menace de remettre en cause l’autonomie du territoire.
« L’ambiance est post-apocalyptique. Il n’y a plus âme qui vive ici, à part les sangliers », témoigne Sonia, l’épouse d’un enseignant logé sur le campus de l’Université des sciences et des technologies de Hongkong (HKUST) dans les Nouveaux Territoires.
La cafétéria a été en partie saccagée. Les cours ont été suspendus. « Tous les étudiants chinois ont été évacués. S’ils étaient restés, la Chine les aurait accusés de soutenir le mouvement de contestation », raconte Sonia.
Ce jeudi matin, seuls le chant des oiseaux et le ronron d’un bus animent l’entrée. Deux étudiants et leurs grosses valises embarquent. Les derniers sans doute à partir.
Dans ce coin de verdure surplombant la baie de Sai Kung et ses îles à la végétation luxuriante, dans l’Est de Hongkong, il ne reste que des cerbères bloquant l’accès du campus, et ces fleurs séchées déposées en hommage à Alex Chow. Cet étudiant de la HKUST est mort vendredi 8 dernier, quatre jours après avoir chuté dans des circonstances obscures dans un parking de la cité-dortoir voisine de Tseung Kwan O, en marge d’une manifestation.
Depuis juin et le début de la contestation politique massive, la plus importante depuis la rétrocession, les manifestants prodémocratie s’étaient entendus pour ne pas bloquer de façon continue les transports en commun afin de ne pas s’aliéner la population. Avec le décès de l’étudiant, un verrou a sauté.
La colère provoquée par sa mort a précipité le déclenchement lundi 11 de l’opération « Aube » : un blocage concerté des transports visant à paralyser la ville et asphyxier l’économie de la troisième place financière mondiale.
Telle est la dernière stratégie en date des manifestants : prendre à la gorge le gouvernement local pour obtenir satisfaction sur les revendications phares, comme l’ouverture d’une enquête indépendante sur la brutalité policière et le lancement de réformes démocratiques.
Dans cette optique, certains campus se sont mués en citadelles pour bloquer les transports avec un entêtement presque irrationnel.
Climat inédit
Excentré, celui de la HKUST a été abandonné au profit d’autres universités plus stratégiques ou pour « tenir » Tseung Kwan O (TKO), une cité devenue une des multiples lignes de front de la mobilisation hongkongaise qui, depuis quelques jours, a tout du « soulèvement ». Là-bas, des manifestants cherchent à faire diversion pour attirer quelques cars de police et alléger le siège des universités.
Dans cette ville nouvelle de Tseung Kwan O, qui a poussé à partir des années 80 sur des terres gagnées sur la mer, c’est un climat inédit, mélange de tensions et d’incertitudes, qui règne désormais. Voilà près d’une semaine que les quelques carrefours qui rompent la monotonie de ses larges avenues sont presque en permanence « tenus » par des centaines de manifestants masqués. Des barricades y ont été érigées, un amas de vélos, matelas, barrières métalliques ou de poubelles. Des chaînes y ont été tendues. Et des monticules de briques constellent le bitume sur des centaines de mètres à l’instar de chevaux de frise qui permettraient de freiner une hypothétique offensive ennemie.
Sur les murs du parking où Alex Chow a chuté, la colère se lit en grosses lettres noires : « Il avait 22 ans », « On ne demande pas la liberté, on se bat pour l’obtenir ».
La nuit, les policiers anti-émeute multiplient les incursions ponctuelles pour tenter de nettoyer le quartier à coups de lacrymogènes. Chaque soir, un groupe tente d’incendier l’entrée du métro, « pour alléger la pression sur les universités que la police veut reprendre », explique une étudiante la voix chevrotante, guettant fébrilement l’imminente intervention des forces de l’ordre. « Quand la police arrivera, on va juste courir », espère la jeune femme.
Puis l’entrée prend feu. Jusque tard dans la nuit, comme les nuits précédentes, les dizaines de tours du quartier vont amplifier la déflagration d’un van incendié, les tirs de balles en caoutchouc, les invectives hurlées par la police, les cris des manifestants pourchassés.
Menaces de Pékin
« Ils nous traquent comme des bêtes. Ils nous ordonnent de rester chez nous, mais ils viennent nous poursuivre jusque dans nos maisons. On ne sait plus où aller pour être en sécurité, » se scandalise une retraitée, résidente d’un logement public. « Les policiers ont complètement perdu le contrôle et le gouvernement nous impose un couvre-feu sans l’admettre ouvertement, ils veulent terrifier la population. »
A plusieurs reprises, la police a pénétré dans des lieux privés. Elle a poursuivi manifestants et riverains dans le dédale d’allées au pied des tours. Certains se sont engouffrés dans le hall d’un immeuble, avec la complicité des gardiens, pour échapper aux matraques. Mais tapant sur leurs boucliers et hurlant sur la foule, des policiers les ont suivis.
Malgré ces raids impressionnants qui se soldent généralement par quelques arrestations, des manifestants s’acharnent chaque jour à allumer des contre- feux.
Le risque politique est pourtant de taille. La gradation des violences offre une occasion en or pour Pékin d’annuler les élections locales du
24 novembre, voire de reprendre plus directement les rênes de la région administrative spéciale.
Jeudi 14, le président Xi Jinping a prévenu que les violences menaçaient de remettre en cause le principe même d’autonomie de l’ancienne colonie britannique.
Pour l’heure, les mises en garde du président chinois ne semblent pas enrayer la contestation.
Vendredi 15, des milliers de manifestants prodémocratie ont à nouveau défilé à Hongkong. Mais les échanges sur les groupes trahissent une inquiétude grandissante sur la suite des évènements, forcément pire comme le résume un habitant : « Désormais au réveil, je m’attends à voir des chars au pied de ma tour. »
Le jour, contrairement au centre des affaires désormais théâtre de protestations les midis, un semblant de normalité paraît revenir à TKO. Mais la population se méfie désormais, en raison des violences commises de part et d’autre qui ont franchi lundi 11 un palier.
– Sur l’île de Hongkong, à trois kilomètres à vol d’oiseau de TKO, un policier a tiré à bout portant à balle réelle sur un manifestant désarmé.
– Dans le quartier de Ma On Shan (nord), un homme opposé à la mobilisation a été transformé en torche humaine par un manifestant qui l’avait aspergé d’un liquide inflammable. Les deux ont été grièvement blessés.
– Depuis, chaque jour charrie son lot de vidéos de pro-Pékin molestés et d’images de civils attaquant des manifestants.
– Et un homme de 70 ans est mort jeudi, blessé à la tête lors d’une manifestation à Sheung Shui.
Pendant des semaines, malgré la mobilisation dans le reste de l’ex-colonie britannique, la vie s’est écoulée paisiblement à TKO au milieu de cette jungle de tours d’habitation. A peine si les 400 000 habitants de cette ville nouvelle étaient perturbés par les actes sporadiques de vandalisme contre des magasins prochinois. Les manifestations pour l’autonomie de la région semi-autonome semblaient lointaines.
Mais l’ambiance a progressivement changé début octobre, quand les manifestants ont saccagé la station de métro locale, dont l’opérateur est accusé de faire le jeu des autorités.
Et aujourd’hui, les stigmates de la contestation sont innombrables, et les rondes de police sirènes hurlantes constantes. Les autorités ont ordonné mercredi 13 la fermeture de toutes les écoles et invité les familles à repousser les rendez-vous médicaux à l’hôpital, à ne fréquenter ni les PMI, ni les centres de soins pour retraités, ni les activités extrascolaires. En d’autres termes, consigne a été donnée au public de rester chez lui. Les supérettes sont dévalisées depuis vendredi.
« Le calme ne reviendra plus »
Jamais depuis juin les transports n’avaient ainsi été congestionnés ni la ville paralysée aussi longtemps. Les manifestants ont en quelques jours fait la démonstration de leur détermination.
Initialement, les autorités s’efforçaient au petit matin de réparer les dégâts provoqués la veille. Les actes de vandalisme étant désormais tellement récurrents, elles ne prennent plus la peine de panser les plaies. Et plusieurs stations du métro trop estropiées ne rouvrent même plus.
La ligne violette qui dessert ce coin enclavé dans des montagnes infranchissables est pourtant vitale pour emmener vers les bureaux de l’Ile de Hongkong les dizaines de milliers de cols blancs qui y résident.
La circulation des bus est incertaine, les taxis sont pris d’assaut et les Uber en profitent pour faire flamber le prix des courses. Alors beaucoup d’employés sont contraints au télétravail. « Je ne ne sais pas comment aller travailler, tout est bloqué, le métro, les bus, les carrefours. Tout est de la faute du gouvernement qui fait n’importe quoi, s’agace un quinquagénaire hongkongais. Le calme ne reviendra plus. »
Les manifestants imputent ce chaos à la police. « Alex Chow aurait pu survivre, estime Edmond, la voix à peine audible, le visage dissimulé derrière un tissu noir. Si la police n’avait pas bloqué l’ambulance, il serait encore en vie. » « Je n’ai pas l’intention d’attaquer la police, ni de combattre. Je veux défendre notre village », assure cet étudiant en train de traîner d’énormes barrières de chantier jaunes à Sheung Chun House, une énorme enfilade de HLM de 40 étages. A mesure que lui et des dizaines d’autres improvisent des fortifications de fortune, des employées en tailleurs empêchées de se rendre à leur bureau déposent pour eux des sacs remplis de barres chocolatées.
Depuis juin, dans tout Hongkong, la police a arrêté plus de 4 000 personnes, âgées de 12 à 83 ans.
Près d’un tiers sont des étudiants, et au moins 430 sont mineurs.
La cadence s’est accélérée ces derniers jours, avec plus de 550 interpellations entre lundi et mercredi. La police fustige « ces émeutiers engagés dans une escalade de la violence » précipitant l’Etat de droit « au bord de l’effondrement complet ».
« Si vous refusez encore de rompre les liens avec les émeutiers et si vous cherchez toujours des excuses pour les défendre, vous êtes sans conteste leurs complices », a lancé mardi 12 un chef de la police lors d’une conférence de presse.
Mais la menace n’a pas fonctionné. Chaque soir depuis, les mêmes scènes de violences : 200 manifestants environ, vêtus de noirs dans la rue, défonçant l’entrée du métro, bloquant les carrefours. Tous les soirs aux fenêtres, des riverains crient leur haine de la police. Certains descendent aussi, par curiosité. Ou en soutien.
Anne-Sophie Labadie correspondante à Hongkong