Le philosophe, sociologue et musicologue Theodor Wisegrund Adorno est un des plus grands penseurs juifs-allemands du XXe siècle. Cofondateur avec Max Horkheimer de l’Ecole de Francfort, il a contribué à la constitution d’une nouvelle forme de pensée, à vocation interdisciplinaire et émancipatrice : la Théorie Critique.
Adorno obtiendra son doctorat à l’Université de Francfort en 1924, avec une thèse sur Husserl, et son habilitation en 1931, avec un travail sur Kierkegaard, tout en s’intéressant déjà à la musique, à la psychanalyse et au marxisme (notamment à travers l’œuvre de Georg Lukacs). Après avoir enseigné pendant deux ans à l’Université de Francfort, il perdra son poste et sera contraint à l’exil par l’avènement du nazisme ; il s’établira d’abord en Angleterre, jusqu’à 1938, et ensuite aux USA. Pendant cette période, il sera de plus en plus étroitement associé aux activités de l’Institut de Recherches Sociales de Frankfort en exil, dirigé par son ami Max Horkheimer. Proche, à plusieurs égards, de Walter Benjamin (resté à Paris), il ne critique pas moins son projet d’article sur Baudelaire pour la revue de l’Institut, au cours d’un échange de lettres en 1938.
C’est pendant les années noires de la Deuxième Guerre Mondiale qu’il va écrire deux parmi les plus importants de ses travaux : La Dialectique de la Raison, en collaboration avec Horkheimer (publié en 1947), une critique radicale de la rationalité instrumentale occidentale et de ses conséquences catastrophiques pour la civilisation, et Minima Moralia, une série de notes et fragments « sur la vie mutilée » (1951). Les deux ouvrages ont leur point de départ dans la critique marxiste du capitalisme, du fétichisme de la marchandise et de la réification, mais vont bien au-delà de Marx ou de Lukacs en développant une approche nouvelle et en explorant des terrains nouveaux : la domination technologique sur la nature, la présence de la barbarie au sein de la modernité, le rôle de l’industrie culturelle, la signification de l’antisémitisme. A partir de 1944, il participe, avec plusieurs collègues de l’Institut de Recherche Sociale, à une grande enquête sur l’antisémitisme, dont les résultats seront publiés dans l’ouvrage collectif La personnalité autoritaire (1950).
En 1949 Adorno, qui se sent malgré tout étranger à la culture américaine, décide de revenir en Allemagne, et collabore avec Horkheimer au rétablissement de l’Institut de Recherche Sociale à Frankfort. En 1961, il mène une débat célèbre, connu comme « La dispute autour du positivisme », avec le philosophe de la science Karl Popper, qui sera publié sous le titre La logique des sciences sociales (1969). Ses travaux sur la sociologie de la musique (1962), sur Hegel (1963), sur la littérature - plusieurs recueils à partir de 1958 – témoignent de la diversité de ses préoccupations intellectuelles. En 1965 il publie une violente polémique contre Heidegger, Le Jargon de l’Authenticité, et peu après, un de ses ouvrages philosophiques les plus important, la Dialectique Négative (1967). Si l’on peut constater une continuité dans la tendance méthodologique et philosophique de ses travaux après le retour d’exil – opposition au positivisme et à toute forme de « réconciliation avec la réalité », son évolution politique vers un pessimisme radical et une sorte de désespoir « résigné » l’éloigne des formulations les plus radicales de la Théorie Critique. Il en résultera un conflit de plus en plus aigu avec le mouvement étudiant radical des années 1968-69, qui se voulait héritier du message subversif de l’Ecole de Frankfort première manière, et qui était dirigé, en partie, par ses disciples (Hans-Jürgen Krahl). La rupture aura lieu en janvier 1969, quand Adorno fera évacuer par la police l’Institut de Recherche Sociale, occupé par des étudiants contestataires.
Quelques mois après, en août 1969, Adorno décédait d’une attaque du cœur. Son dernier grand ouvrage, la Théorie Esthétique, sera publié posthumément en 1970.
Contrairement à Hegel et à certains marxistes, Adorno n’accepte plus d’identifier le cours de l’histoire avec la marche conquérante de la Raison et du Progrès humain. A la lumière de la Deuxième Guerre Mondiale, il réécrit dans Minima Moralia la célèbre formule de Hegel : l’esprit du monde n’apparaît plus « monté sur un cheval » - Napoléon selon le philosophe d’Iéna – mais « sur les ailes d’une fusée ». Comme pour W. Benjamin - mais avec un accent différent – la critique des idéologies du progrès sera un des fils ouvrages qui traversent l’ensemble de son œuvre, et qui contribuent, de façon déterminante, à l’élaboration de ses idées sur l’histoire, l’art, la littérature et la culture. Dans cette démarche il lui arrive d’utiliser les écrits d’auteurs romantiques ou même directement régressifs (Oswald Spengler !), mais c’est toujours d’un point de vue qui reste fidèle aux objectifs émancipateurs des Lumières et qui ne cesse pas de se référer à Marx : une des tâches les plus importantes , écrit-il dans Minima Moralia pour la pensée aujourd’hui c’est « de mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste ».
Dans La Dialectique de la Raison Adorno et Horkheimer insistent non seulement sur le mauvais usage des sciences et des techniques par les forces sociales dominantes, mais ils montrent, plus radicalement, le potentiel de déshumanisation qui se trouve dans la racine même de l’entreprise scientifique occidentale. Il s’agit d’une tendance à la domination progressive liée à l’articulation de deux aspects constitutifs du projet scientifique : la réduction du qualitativement différent à une identité purement quantitative (« Science is Measurement ») et la maîtrise de la nature. La manipulation instrumentale de la nature mène inexorablement à l’instrumentalisation de l’être humain, tout comme la transformation du monde en pur objet conduisait à la réification des rapports humains.
Le destin réservé aux femmes dans la civilisation moderne a valeur paradigmatique de la déshumanisation qu’entraîne, selon Adorno, cette double condition préalable au progrès : le nivellement ou le rejet du qualitativement différent et la domination de la nature.