Les animaux, leur statut et leur condition sont un enjeu électoral, voué à prendre une place de plus en plus importante. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer d’abord la manière dont la chasse est gérée, depuis de nombreuses années, par les gouvernements successifs.
Le contrôle de cette activité échappe à tous les principes qui fondent la vie collective, de la liberté de circuler à la préservation des biens communs, en passant par la protection de la santé publique et le respect de la propriété privée. La chasse fonctionne, en France, selon un régime de dérogations permanentes, multiples et inconditionnelles.
La France détient, avec soixante-quatre espèces aviaires chassables sur son territoire, le record d’Europe en la matière
La raison en est simple : le poids électoral des chasseurs, bien que faible, forme une force d’appoint facilement mobilisable. Et, pour cela, il suffit de préserver le droit à tuer le plus d’animaux possible, appartenant au plus grand nombre d’espèces possible, et à garantir ce droit sur les périodes de l’année les plus longues possibles.
Le gouvernement actuel compte au nombre de ceux qui misent le plus sur cette force d’appoint. Les concessions faites aux chasseurs depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée et la perméabilité du gouvernement d’Edouard Philippe au lobbying des milieux cynégétiques sont si étourdissantes qu’elles ont précipité le départ, à l’été 2018, du médiatique ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, au prix d’un considérable dégât d’image.
La France, rappelle la Ligue de protection des oiseaux (LPO), détient, avec soixante-quatre espèces aviaires chassables sur son territoire, le record d’Europe en la matière, la moyenne se situant à vingt-quatre. C’est plus de deux fois et demie moins. Et, sur ces soixante-quatre espèces, rappelle la LPO, vingt sont inscrites sur la liste des espèces menacées établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
Des dérogations en série
Le 15 novembre, Emmanuelle Wargon, secrétaire d’Etat auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, se félicitait précisément de l’accueil, en juin 2020, à Marseille, du congrès mondial de l’UICN. « Un message de mobilisation dans cette période essentielle pour la biodiversité », déclarait-elle. La logique est implacable : puisque la période est « essentielle pour la biodiversité », il convient d’en autoriser au plus vite la destruction.
A l’exact inverse des discours tenus, tout semble être mobilisé pour favoriser le déclin de la biodiversité. Les nouvelles règles d’encadrement de la chasse sont ainsi favorables aux chasseurs : la gestion de l’activité cynégétique est désormais dite « adaptative », les quotas d’oiseaux tués étant déterminés, en fonction de l’état des populations, par le Comité d’experts sur la gestion adaptative (CEGA). Quoi de plus vertueux qu’un avis d’experts ? Hélas : sans grande surprise, six des quinze membres du groupe sont notoirement proches des fédérations de chasse et leurs déclarations d’intérêts ne sont pas publiques.
L’équation politique est simple : résister à la chasse, c’est perdre les chasseurs sans gagner leurs contempteurs
Ce n’est pas tout : le nouvel Office français de la biodiversité sera cogéré par les fédérations de chasseurs, inscrivant dans le marbre institutionnel l’un des slogans préférés des porteurs de fusil, selon lequel les chasseurs seraient les premiers écologistes de France, slogan dont on peut mesurer l’acuité aux 7 000 à 8 000 tonnes de plomb dispersées chaque année dans la nature par la chasse. Une contamination de l’environnement par l’un des pires neurotoxiques connus, sur laquelle les autorités sanitaires et environnementales tirent pudiquement le voile de l’oubli ou du pardon.
Une logique politique en voie d’obsolescence
Ces dérogations en série semblent d’autant plus exorbitantes que la chasse souffre d’un rejet massif de l’écrasante majorité de la population. Une enquête d’Ipsos d’octobre 2018 indique que plus de 80 % des Français la rejettent, notamment au motif de l’insécurité qu’elle induit pour les promeneurs. En moyenne, la chasse fait une vingtaine de morts et plus d’une centaine de blessés par an.
En dépit de cette opposition largement partagée, l’équation politique est simple : résister à la chasse, c’est perdre les chasseurs sans gagner leurs contempteurs, et favoriser la chasse, c’est gagner les premiers sans perdre forcément les seconds.
Cet algorithme, mécaniquement appliqué par le monde politique depuis des décennies, est peut-être en voie d’obsolescence. Sous les effets conjoints de l’effondrement de la biodiversité et de l’activisme végan – qui donne à voir et dénonce, régulièrement, les conditions de vie indignes réservées aux bêtes dans les élevages intensifs –, le statut des animaux devient un enjeu politique. Et la rapidité de la conversion d’une petite part de l’opinion est surprenante.
Certains débats très confidentiels voilà quelques années s’invitent dans le débat public et contraignent les responsables politiques à prendre position
Aux dernières élections européennes, le parti animaliste a rassemblé 2,16 % des suffrages, soit plus que la liste des « gilets jaunes » et presque autant que le Parti communiste. C’est peu, bien sûr, mais déjà plus que le 1,73 % obtenu par Chasse, pêche, nature et tradition (CPNT) aux européennes de 2004, loin des sommets que le mouvement avait atteint cinq années auparavant à plus de 6 %, et juste avant qu’il ne s’associe à l’UMP.
Sur ces sujets, les mouvements d’opinion s’opèrent si vite que certains débats très confidentiels voilà quelques années s’invitent dans le débat public et contraignent les responsables politiques à prendre position.
Qui eût cru, voilà seulement une dizaine d’années, que des élus de premier plan devraient avoir une opinion sur l’exploitation des animaux sauvages dans les cirques, sur les delphinariums, sur la taille des cages des poules pondeuses, voire sur les méthodes les moins cruelles de dératisation ? Le gain politique des faveurs faites aux chasseurs pourrait, bien plus vite qu’on ne le pense, se changer en fardeau.
Stéphane Foucart
• Le Monde. Publié le 23 novembre 2019 à 01h30, mis à jour à 07h04 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/23/en-france-a-l-exact-inverse-des-discours-tenus-tout-semble-etre-mobilise-pour-favoriser-le-declin-de-la-biodiversite_6020221_3232.html
Les chasseurs, « premiers écologistes de France » ? Histoire d’une communication politique
Pour changer leur image, les chasseurs ont adopté une nouvelle stratégie : utiliser le vocabulaire des ONG qu’ils critiquaient jusqu’ici.
Depuis le 27 août, une question s’affiche en grand sur fond vert dans les couloirs du métro parisien, mais également à Lille, à Marseille, à Toulouse et à Lyon : « Les chasseurs, premiers écologistes de France ? » Sous le slogan de cette vaste campagne d’affichage de la Fédération nationale des chasseurs (FNC), un début de réponse : « Ils participent bénévolement à la sauvegarde de la biodiversité de nos campagnes. »
Outre ces affiches, une bande-son est diffusée sur 850 radios locales, ainsi qu’une vidéo sur les réseaux sociaux. Dans ce petit film musical, les verbes « découvrir », « étudier », « protéger », « aimer » défilent à l’écran, sur fond de couchers de soleil, d’opérations de comptage d’oiseaux et d’animaux sauvages gambadant à travers de grands espaces : aucune image de fusils, pas le moindre cadavre de gibier. Le verbe « chasser » a lui-même été occulté.
Cette campagne, « sans précédent dans l’histoire » de la FNC, à en croire son président, Willy Schraen, vise à corriger l’image de la chasse, écornée par des critiques récurrentes visant la chasse à courre et les rappels au respect du bien-être animal. Ce dernier peut déjà se féliciter d’avoir obtenu de l’Elysée une division par deux du prix du permis de chasse, le 27 août, un épisode évoqué par Nicolas Hulot lors de l’annonce de sa démission sur France Inter, et qui a remis le lobby des chasseurs au cœur du débat.
Depuis quelques années, les chasseurs ont adopté une nouvelle stratégie de communication : ils utilisent désormais le vocabulaire des organisations environnementales, qu’ils n’ont pourtant eu de cesse de combattre depuis les années 1980. « Nous avons laissé le champ libre à nos détracteurs, qui utilisent les réseaux sociaux et le monde médiatique pour diffuser des contre-vérités et une image erronée de la chasse française », explique Willy Schraen en introduction du plan de communication, avant de claironner : « Nous sommes les premiers écologistes de France ! »
Une réponse à l’échec du combat politique
Ce changement de discours s’est progressivement installé à la fin des années 2000. Investir l’écologie est alors apparu comme un nouveau moyen pour les 1,1 million de chasseurs français de porter leurs revendications. Cette approche constituait une réponse à l’échec des mobilisations massives : en 1998, 150 000 chasseurs avaient défilé à Paris contre les directives européennes encadrant la chasse des oiseaux migrateurs et instaurant les zones protégées Natura 2000, en vain.
« La création de Chasse, pêche, nature et tradition est clairement une réaction à l’entrée des Verts en politique » Paul Havet
Cette nouvelle stratégie vise également à compenser l’essoufflement des mouvements politiques affiliés aux chasseurs : à la fin des années 1990, l’opposition avec les partis écologistes se jouait encore sur le terrain politique. En 1989, « la création de Chasse, pêche, nature et tradition [CPNT] est clairement une réaction à l’entrée des Verts en politique », notait en 2003 Paul Havet, ancien directeur de l’Office nationale de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), dans une conférence intitulée « Comment réconcilier chasseurs et écologistes ? ». Mais depuis ses 4,23 % de voix obtenus lors de l’élection présidentielle de 2002, CPNT est en net déclin.
De l’eau a, depuis, coulé sous les ponts. Le combat s’est déplacé de l’arène politique aux sphères de la communication. Il s’agit aujourd’hui de gagner les cœurs. « On retrouve aujourd’hui des chasseurs qui contestaient, il y a vingt ans, la création des zones protégées Natura 2000, participant désormais à l’animation de ces mêmes territoires », explique au Monde le sociologue Ludovic Ginelli, membre de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea).
« Mais dans toutes ces nouvelles revendications, les chasseurs lambda ont gardé une ambiguïté sur leurs motivations, ajoute le sociologue. Ce positionnement se fait-il pour protéger la biodiversité ou pour développer l’activité cynégétique ? »
Légitimer une action sur l’environnement
Un scepticisme qui fait sourire Guy Guédon, président de la Fédération des chasseurs des Deux-Sèvres et administrateur de la fédération nationale, chargé de l’éducation à l’environnement : « Si notre engagement est aussi fort pour l’aménagement du territoire, c’est qu’il ne se limite pas à la chasse. Croyez-moi, on n’y passerait pas autant de temps. »
Au sein de sa fédération, les chasseurs consacrent chaque année soixante-dix-huit heures à des activités de « protection et de gestion de la biodiversité » : entretien des haies et des bords de chemin, remise en état de zones humides, etc. Au niveau national, la FNC revendique même un temps bénévole passé à « s’occuper de la nature » de « trente mille équivalents temps plein ».
« Nous avons tout tenté… Il ne nous reste plus que les études scientifiques » Yves Butel
Afin de rendre audible leur message auprès de l’opinion et des responsables politiques, les chasseurs s’appuient désormais sur des études. « Nous avons tout tenté, expliquait le président de la Fédération départementale des chasseurs de la Somme, Yves Butel, en 2005. Les manifestations, la politique, le droit : il ne nous reste plus que les études scientifiques. »
La fédération nationale cite ainsi, à l’appui de ses campagnes de communication, trois instituts désignés comme « [ses] organismes scientifiques » : l’Institut scientifique nord-est Atlantique (Isnea), l’Institut méditerranéen du patrimoine cynégétique et faunistique (IMPCF) et le Groupe d’investigation de la faune sauvage (GIFS). Principalement spécialisés dans l’observation et le comptage des oiseaux migrateurs, ces organismes sont amenés à produire les « faits quantifiables et vérifiables », voulus par Willy Schraen pour étayer l’argumentaire des chasseurs.
Une estimation difficile
La difficulté qu’il y a à définir précisément ce qu’est l’écologie et à évaluer rigoureusement les atteintes de la chasse à la biodiversité profite largement au discours des chasseurs. Ces derniers ne font d’ailleurs jamais mention, dans leur campagne, des animaux abattus chaque année, préférant le terme de « prélèvement ».
« Où sont les chiffres précis sur les prélèvements ? »
Pierre Maigre
« Il faut arrêter de prendre les résultats des études uniquement quand ils leur conviennent », soupire Pierre Maigre, président de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) de l’Hérault : « Nous avons des éléments de mesure des populations par espèces, notamment fournis par les chasseurs. Mais où sont les chiffres précis sur les prélèvements ? »
L’ONCFS possède bien des tableaux de chasse annuels pour le gros gibier (sanglier, cerf, etc.) mais la mesure est plus difficile pour les autres animaux. Lors d’une enquête nationale sur la saison 2013-2014, seules soixante espèces sur quatre-vingt-dix chassables ont pu faire l’objet d’une estimation de « prélèvements ». Avec des écarts parfois importants : pour le faisan vénéré, l’estimation se situe par exemple dans une fourchette entre 78 029 et 143 477 animaux abattus. Du simple au double.
Cette évaluation est d’autant plus difficile à chiffrer qu’un type de chasse tend à échapper aux statistiques officielles : celle organisée dans les parcs de chasse, qui désignent les domaines dans lesquels sont organisées des battues privées. « On assiste à des locations, voire à de la sous-location de terrain, pour la chasse, pendant lesquelles les prélèvements sont souvent beaucoup plus nombreux », souligne Pierre Maigre.
Simon Auffret
• Le Monde. Publié le 31 août 2018 à 09h53 - Mis à jour le 04 septembre 2018 à 17h23 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/08/31/les-chasseurs-premiers-ecologistes-de-france-histoire-d-une-communication-politique_5348399_3244.html