L’Etat est le « premier responsable » du scandale du chlordécone aux Antilles. Telle est la conclusion sans appel de la commission d’enquête parlementaire mise en place pour faire la lumière sur ce « désastre sanitaire et environnemental » qui frappe la Guadeloupe et la Martinique. Après six mois d’auditions et plus de 150 personnalités interrogées, le rapport, auquel Le Monde a eu accès, doit être adopté mardi 26 novembre, à l’Assemblée nationale, avant d’être rendu public le 2 décembre.
Pesticide ultratoxique et ultra-persistant, le chlordécone a été utilisé massivement pendant plus de vingt ans dans les plantations de bananes afin de lutter contre le charançon. Banni aux Etats-Unis dès 1975, classé cancérogène possible par l’Organisation mondiale de la santé en 1979, la France a attendu 1990 pour décider de son interdiction et 1993 pour l’étendre aux Antilles après trois ans de dérogations. Et ce n’est qu’en 2008 que le premier « plan chlordécone » a été activé pour tenter de réduire l’exposition de la population à l’insecticide.
Une décennie plus tard, les sols, les rivières et toute la chaîne alimentaire sont toujours contaminés. Si bien que la quasi-totalité des Antillais (95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais, selon Santé publique France) sont imprégnés. L’exposition au chlordécone, également reconnu comme un perturbateur endocrinien, augmente les risques de prématurité, de troubles du développement cognitif et moteur des nourrissons ou encore de cancers de la prostate. Avec 227 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année, la Martinique est la région du monde la plus touchée.
« L’Etat a fait subir des risques inconsidérés, au vu des connaissances scientifiques de l’époque, aux populations et aux territoires de Guadeloupe et de Martinique », pointe le rapport, qui souligne que « le maintien de la production bananière a trop souvent pris le pas sur la sauvegarde de la santé publique et de l’environnement ». Selon les éléments rassemblés par la commission d’enquête, l’Etat connaissait la dangerosité de la molécule et son caractère persistant dans l’environnement… dès 1969.
De multiples alertes, largement ignorées
La première demande d’homologation du chlordécone (sous la dénomination commerciale Kepone) remonte au 8 mai 1968. Le 26 novembre 1969, le comité d’étude des produits antiparasitaires à usage agricole, instance rattachée au ministère de l’agriculture, s’y oppose, en raison de son caractère « toxique et persistant ». En 1971, le même comité révise sa classification des composés organochlorés : le Kepone rétrograde de la catégorie « toxique » à « dangereux ». L’année suivante, il l’autorise de manière dérogatoire (« relevant les hésitations, voire les réticences qu’avaient les services de l’Etat à l’époque », note le rapport), avant d’être officiellement homologué en 1981 sous une nouvelle dénomination, Curlone. L’autorisation sera prolongée jusqu’en 1993.
« Entre 1975 et 1992, de multiples alertes auraient dû conduire les autorités réglementaires à réexaminer l’autorisation donnée pour l’utilisation du chlordécone. Dans les faits, elles ont été largement ignorées », relève la commission, présidée par le député de la Martinique Serge Letchimy (Socialistes). Ces « alertes » émanent de scientifiques (l’Institut national de la recherche agronomique mène une mission d’enquête dès 1975), mais aussi du terrain.
En 1974, des travailleurs martiniquais entrent en grève contre le chlordécone. La répression du mouvement fait deux morts. « Deux ans après l’autorisation du chlordécone, les ouvriers agricoles de la banane entament l’une des plus importantes grèves de l’histoire sociale de la Martinique et demandent explicitement l’arrêt de l’utilisation de cette molécule parce qu’ils ont fait l’expérience de sa toxicité dans leur chair », rappelle Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS, lors de son audition devant les députés.
Ce n’est que sous la pression de l’Europe et l’arrivée de la directive de 1991 sur la mise sur le marché des pesticides que la France retire l’homologation du chlordécone, en février 1990. Mais, là encore, son usage va être prolongé aux Antilles jusqu’en septembre 1993 par deux dérogations successives signées par des ministres de l’agriculture de François Mitterrand : Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson.
La prolongation de l’utilisation du Curlone jusqu’en 1993 témoigne d’« une gestion défaillante par le ministère de l’agriculture », selon les députés. Curieusement, la direction générale de l’alimentation du ministère de l’agriculture (DGAL) n’a pas été en mesure de produire les comptes rendus de réunion de la commission de toxicité – qui a autorisé le chlordécone pendant vingt ans – entre février 1972 et juin 1989 : ils auraient disparu des archives.
Les archives que la DGAL a retrouvées permettent toutefois de reconstituer l’intense lobbying des groupements de planteurs et des industriels, les interventions de certains élus et le soutien explicite des services locaux du ministère de l’agriculture en faveur d’une « molécule miracle » jugée indispensable pour l’équilibre de l’économie antillaise.
« L’Etat fermait les yeux sur l’utilisation de cette molécule dans les bananeraies bien après l’interdiction », Guy Lordinot, ancien député de la Martinique
« Cette prolongation a donc fait l’objet d’une attention politique soutenue, avec des interventions à tous les niveaux de l’Etat », conclut la commission d’enquête, qui critique également une « gestion défaillante des stocks après 1993 ». Aucun dispositif n’avait été prévu pour retirer de la circulation et détruire les stocks non utilisés de chlordécone. Aussi, le Curlone a continué d’être utilisé et même vendu après son interdiction. « L’Etat fermait les yeux sur l’utilisation de cette molécule dans les bananeraies bien après l’interdiction », a témoigné devant la commission l’ancien député de la Martinique Guy Lordinot, soutien indéfectible de la « molécule miracle ».
ll faudra attendre 2002 pour qu’une campagne de récupération des stocks soit organisée par les préfectures. Quelque 9,5 tonnes de chlordécone seront récupérées auprès des planteurs de Martinique et 12 tonnes en Guadeloupe. Trois ans plus tôt, la présence du pesticide avait été mise en évidence dans des eaux de captage et en bouteille.
Entre cette détection du chlordécone dans l’eau en 1999 et la mise en œuvre du premier plan chlordécone, il s’écoulera encore neuf ans. Soit quinze ans après son interdiction. « Une prise de conscience beaucoup trop tardive par l’Etat », dénonce le rapport, qui déplore le « manque d’ambition » des plans qui se sont depuis succédé et leur « financement insuffisant ». Devant la commission, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a promis un quatrième plan « plus ambitieux » en 2020, avec un objectif prioritaire : « le zéro chlordécone dans l’alimentation ».
Une loi d’orientation pour « sortir du chlordécone »
La commission propose d’aller plus loin à travers une loi d’orientation et de programmation pour « sortir du chlordécone » et la nomination d’un délégué interministériel dédié au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique. « Seule une loi permettra de graver dans le marbre le principe d’actions pour réparer les préjudices subis par des populations en grande souffrance et de restaurer la confiance envers l’Etat », indique au Monde la rapporteuse, Justine Benin, députée de la Guadeloupe (Mouvement démocrate).
Elle préconise d’ériger la recherche sur le chlordécone comme une priorité stratégique de la recherche nationale, avec des financements fléchés. En matière de santé, d’abord : selon nos informations, l’Institut national du cancer doit annoncer avant la fin de l’année un fonds de recherche sanctuarisé. En matière de dépollution, ensuite : il n’existe toujours pas de technique permettant d’éliminer le chlordécone des sols.
La commission demande en outre à l’Etat de mettre en place un suivi sanitaire systématique pour les publics les plus exposés, de constituer un réseau d’éducation sanitaire et de prévention, ou encore d’accompagner les pêcheurs et les agriculteurs dans une démarche « zéro chlordécone », en favorisant les cultures hors sol et agrobiologiques.
Le président de la commission, Serge Letchimy, appelle aussi à la création d’« un fonds d’indemnisation de l’ensemble des victimes » financé par l’État et les producteurs et utilisateurs du chlordécone, au nom du « principe pollueur-payeur ».
Le rapport ne chiffre pas le coût de l’ensemble de ces mesures. « Ce serait de l’hypocrisie, nous ne savons pas le faire », répond Justine Benin. Pour la rapporteuse, la somme pour couvrir l’ensemble de ces « réparations » est « forcément astronomique ». Mais, comme elle le rappelle, Emmanuel Macron est le premier président à avoir reconnu, lors d’un déplacement en Martinique, en septembre 2018, que « l’Etat doit prendre sa part de responsabilité dans cette pollution. » Et selon le rapport de la commission, celle-ci est également « astronomique ».
Stéphane Mandard