Le 29 novembre 2019, à l’initiative du Comité d’action étudiant (Student Action Committee – SAC) des « Marches de la solidarité » ont été organisées dans plus de cinquante villes du Pakistan (et des territoires qu’il administre) par un mouvement jeune en pleine radicalisation, bénéficiant notamment du soutien d’enseignants [1]. Le SAC regroupe de nombreuses organisations auxquelles se sont parfois joints d’autres mouvements locaux.
Il s’agissait, en premier lieu, d’impulser la renaissance des syndicats étudiants et de porter des revendications spécifiques restées irrésolues depuis des décennies, autour de 9 revendications principales : la reconstitution des syndicats étudiants (en fixant une date d’élection) ; l’augmentation du budget de l’éducation, soit au moins 5% du PIB, et l’arrêt des coupes budgétaires ; l’abandon du règlement administratif exigeant des étudiant.es qu’ils s’engagent à n’avoir aucun type d’activités politiques ; la création de comités contre le harcèlement sur les campus, incluant une représentation étudiante ; la démilitarisation des campus et la fin des interventions sécuritaires ; une mise à disponibilité d’hôtels, transport et autres facilités sur les campus ; la fin du couvre-feu imposé aux étudiant.es dans les universités administrées et les hôtels ; l’introduction de politiques environnementales par le gouvernement ; la promulgation d’un jour férié le 13 avril en la mémoire de Marshal Khan Shaheed, un étudiant lynché parce que faussement accusé de blasphème et qui est devenu un symbole de la résistance étudiante aux discriminations et au sectarisme confessionnel. De plus, le gouvernement doit présenter des opportunités d’emplois aux diplômés universitaires ou doter d’une indemnité celles et ceux sans emplois.
La loi reconnait le droit à l’existence des syndicats étudiants [2], mais ils subissent depuis 35 ans une forme d’exclusion de fait, ce qui leur a interdit de jouer leur rôle dans la conduite des affaires universitaires. En conséquence, le mouvement ne reconnait aucune légitimité aux décisions prises par les autorités académiques en leur absence.
Plus profondément, une nouvelle génération militante s’affirme qui reprend le flambeau des décennies 1960-80 en chantant les mots d’ordre de l’époque, telle que « Oui, rouge, l’Asie est rouge ».
La mobilisation étudiante met à l’ordre du jour un renouveau générationnel de la gauche radicale, avec en perspective la possible constitution d’une nouvelle formation politique. Ammar Ali Jan est considéré comme l’un des principaux animateurs des « Marches de la solidarité ». Il explique, sur sa page Facebook, « Ce n’est que le commencement. Une nouvelle possibilité est apparue au Pakistan. C’est la possibilité d’une politique du peuple qui ne soit pas dirigée par des féodaux, des industriels ou l’establishment. Il s’agit d’une politique basée sur des campagnes de terrain menées par des citoyens ordinaires, dans lesquelles les sans-voix sont enfin entendus.
Nous devrons faire beaucoup plus pour approfondir notre travail auprès des masses. Nous sommes déterminés à continuer de lutter pour les droits sociaux et économiques au mieux de nos capacités. Avec l’unité, la discipline et la gentillesse, je suis certain que nous gagnerons. » Il caractérise notamment cette mobilisation de « mouvement pour les droits civiques », exigeant la mise en œuvre des droits reconnus au peuple dans la Constitution, des clauses introduites grâce à l’action des forces de gauche à partir de 1968. L’aspiration à l’égalité des droits est en effet très prégnante dans cette mobilisation dont la solidarité est le drapeau.
Le quotidien Dawn a interrogé au sujet des perspectives politiques divers organisateurs des marches étudiantes [3]. Quel peut être l’horizon de la vague actuelle de lutte ? Alors que le capitalisme s’avère incapable de justice sociale, faut-il créer un nouveau parti de gauche radicale porté par l’actuelle génération militante, et ce à court ou à moyen terme ?
Des personnes interrogées par Dawn soutiennent que ce parti politique donnera une représentation à toutes et tous. Ainsi, elles « clament que le parti donnerait une représentation égale à tous les segments de la société et qu’il n’y aurait pas de discrimination fondée sur le sexe, l’ethnie, la religion et le statut social ». « Nous exigerons la fin de toutes les lois discriminatoires à l’égard des femmes, des enfants et des minorités ». Le parti « se focalisera sur le progrès des communautés et segments de la société marginalisés, y compris les femmes, les personnes transgenres, les travailleurs et les minorités », explique l’un des organisateurs.
La répression
A l’occasion des Marches, un rassemblement de 250-300 personnes s’est tenu à Lahore. Le syndicat des ouvriers des briqueteries, soumis à des conditions féodales de travail, était présent, ainsi que de nombreuses organisations progressistes [4]. Alors même que des ministres et membres du gouvernement affirment leur sympathie pour le mouvement, la police a décidé d’accuser, au nom de l’Etat, une partie des participant.es à ce rassemblement d’une série de délits ou crimes allant de l’usage non autorisé de haut-parleurs [5] jusqu’à la sédition ! Le choix des personnes visées est très sélectif [6]. Il s’agit de :
• Ammar Ali Jan, figure centrale et très populaire du mouvement.
• Farooq Tariq, animateur du Front de Gauche de Lahore (Lahore Left Front) et bien connu pour ses multiples engagements à gauche au Pakistan.
• Iqbal Lala, le père de Mashal Khan, l’étudiant lynché à l’université de Wali Khan, Mardan. Son père, Iqbal Lala, a reçu une véritable ovation quand il est venu apporter son soutien à la mobilisation étudiante.
Iqbal Lala, père Mashaal Khan, intervenant au rassemblement de Lahore.
• Alamgir Wazir, dirigeant du Conseil pachtou de l’Univerité du Penjab et neveu d’Ali Wazir, membre de l’Assemblée nationale qui a lui-même subi une répression très sévère [7]. Alamgir Wazir est le seul à avoir été immédiatement incarcéré.
• Mohammad Shabbir, secrétaire général du Pakistan Bhatta Mazdoor Union (Brick Kiln Worker Union - syndicat ouvrier dans les briqueteries) et
• Kamil Khan, un militant étudiant.
Les militants ont déposé une caution préventive pour éviter d’être placés en détention, ce que la justice a accepté. Ces non-incarcérations sous caution doivent encore être confirmées. Alamgir Wazir pourrait être lui aussi remis en liberté sous caution. La bataille s’engage tant sur le terrain juridique que politique.
Ces mises en accusation font grand bruit au Pakistan, et au-delà. Des manifestations de soutien se déroulent dans les universités et dans les rues. Amnesty International s’est élevé contre la « violation flagrante du droit d’expression, de la liberté d’association et de la liberté de rassemblement pacifique » des étudiant.es. « Les accusations portées contre les organisateurs doivent être abandonnées et quiconque a été arrêté pour avoir participé pacifiquement aux protestations doit être libéré immédiatement et sans condition ». Amnesty souligne que l’origine des clauses du Code pénal utilisées contre les militants plonge dans l’ordre colonial britannique [8].
La Commission pour les Droits humains du Pakistan (Huma Rights Commission of Pakistan – HRCP) s’est notamment alarmée par la répression frappant les étudiant.es, ainsi que par la campagne de dénigrement menée dans les médias contre les Marches de solidarité. « Les étudiant.es ont le droit de s’opposer à l’augmentation des frais d’inscription, de demander que cesse l’intervention abusive des forces de sécurité sur les campus, d’exiger [la création] de comités contre le harcèlement comprenant une représentation étudiante et, par-dessus tout, la restauration des syndicats étudiants. Le HRCP affirme sa solidarité avec tous les étudiant.es engagé.es ce vendredi dans le pays. » [9]
Une délégation étudiante des Marches a aussi été reçue par le Comité des Droits humains du Sénat au sujet des accusations de sédition. Le comité a condamné les mises en accusation, en particulier celle contre Iqbal Lala, ainsi que le harcèlement à l’encontre des organisateurs des Marches. Il a aussi apporté son soutien aux syndicats étudiants. La délégation s’est déclarée d’accord avec la recommandation du comité sénatorial pour travailler avec l’administration sur la création d’un cadre commun et pour que les dirigeants du mouvement continuent à parler en conformité avec la cadre de la Constitution, tout en espérant que ceux qui ont enlevé des étudiants et les menacent s’engagent aussi à respecter la loi.
La question du respect des libertés constitutionnelles dépasse la question universitaire. La rédaction de Dawn, quotidien pakistanais de langue anglaise, a ainsi été assiégée par des manifestants à Islamabad et a reçu des menaces téléphoniques à la suite d’un article sur la récente attaque terroriste de Londres, menée par un Britannique dont la famille est originaire du Pakistan [10]. Blogueurs, syndicalistes, cadres paysans, nationalistes, défenseur.es des droits humains ou de l’environnement, activistes politiques sont souvent brutalement réprimés.
Marche de la solidarité à Peshawar
Le combat initié par la nouvelle génération militante qui s’est spectaculairement manifestée à l’occasion des Marches de la solidarité concerne toute la société au Pakistan. Il mérite d’être pleinement soutenu sur le plan international. L’enjeu de la vague de radicalisation jeune en cours est considérable.
Pierre Rousset