Il y a trente ans, en hommage à un camarade trop tôt disparu, Dominique Ghisoni, nous éditions notre premier livre, Le Bicentenaire et ces îles que l’on dit françaises. Résolument à contre-courant de l’historiographie dominante du temps, l’ouvrage s’appuyait sur les révolutions anticoloniales du 18e siècle pour questionner la Révolution française qu’il décrivait comme un processus et non comme une fin.
Syllepse naquit alors pour échapper à l’air du temps, en tant que nécessité à un moment marqué à la fois par la disparition d’une des plus emblématiques maisons d’édition des années 1960 et 1970 et par une ambiance de « fin de l’histoire ». C’est ainsi qu’Henri Lefebvre, dont aucun éditeur n’avait voulu publier le dernier livre, entra très tôt dans notre catalogue et Lucien Bonnafé dans notre groupe « pour nous secouer le caberlot ». La période n’était donc pas des plus propices à la radicalité éditoriale, dans un paysage de l’édition où les grands groupes capitalistes se sentaient pousser des ailes, sur fond de recul des mouvements sociaux et des idéaux révolutionnaires.
Pourtant, au cours de ces années, de la grève de 1995 aux mouvements antifascistes et antiracistes, de l’altermondialisme au processus de renouvellement du mouvement syndical, des nouvelles vagues féministes aux luttes écologistes, des luttes LGBT au combat des sans-terres, les mouvements sociaux n’ont eu de cesse de nous rappeler les velléités d’émancipation des exploité·es et des opprimé·es. Au fil de nos rencontres, c’est leurs paroles, en écho avec celles et ceux qui les ont précédés, que nous avons pu transmettre. À l’opposé de ces dynamiques porteuses d’espoir, nous avons, lucidement, également veillé à analyser, à comprendre et sonner l’alarme – notamment avec Ras’lfront, Mauvais Temps et Visa – devant la montée des fascismes nouveaux, le renforcement des droites extrêmes et la brutalité d’un pouvoir d’État de plus en plus répressif et autoritaire.
Dans cette aventure collective, il nous fallut procéder par tâtonnements car si tous étions militant·es, aucun·e d’entre nous n’était éditeur. Dans un métier qui nécessite des savoirs, du matériel et de l’argent, la tâche était à la hauteur de notre enthousiasme. Les premières maquettes furent réalisées par un groupe d’Italiens exilés de ce côté-ci des Alpes. La mise de fonds initiale fut prestement réglée par un reste de trésorerie déterré d’un autre temps. Le métier – qui ne fut jamais d’ailleurs une profession – fut appris sur le tas. Le succès du premier livre, vendu comme des petits pains à Bastia, ville natale de son maître d’œuvre, a assuré la suite.
Le modèle coopératif et autogestionnaire commençait à prendre forme en même temps que le projet éditorial se précisait : un espace pluraliste d’expression de la diversité des expressions de la contestation et de la recherche des chemins de l’émancipation. Le choix de notre nom, Syllepse, ne doit donc rien au hasard [1]. Nous avons également « découvert » la mutualisation, un des principes qui fonde notre pratique d’éditeur « engagé mais non partisan » : les réussites permettent de financer les livres plus difficiles, mais non moins importants. Quant à la révolution scientifique et technologique, sur laquelle nous avions tant glosé, elle s’est invitée tout naturellement chez Syllepse. La démocratisation de l’informatique nous a permis de devenir éditeurs. Au cours de ces trente années, nombreux et nombreuses furent les auteur·es, individuel·es et collectifs qui nous ont accompagné·es – et parfois abandonné·es – au cours de ce périple. Les évoquer tous et toutes est un exercice qui semble difficile, mais il suffit en réalité de se plonger dans notre catalogue.
Nous allons tout de même tenter de retracer quelques moments forts. Toujours sous l’impulsion donnée par notre premier livre, l’anticolonialisme, d’hier et d’aujourd’hui, est un thème qui nous reste cher. Avec la réédition de Ben Barka, ses assassins de Daniel Guérin, en passant par LKP : Guadeloupe, le mouvement des 44 jours, jusqu’aux travaux de Claude Liauzu et à L’Indépendance au présent : identité kanak et destin commun, nous tissons sans cesse ce fil rouge. Sans oublier de mettre en lumière les angles morts d’une certaine gauche, avec La Partie et le tout, le livre de René Dazy, le troisième ouvrage que nous avons publié, qui traitait de la difficulté rencontrée par le PCF pour régler sa relation ambiguë à l’indépendance de l’Algérie.
Nous avons également voulu être des passeurs. C’est le sens des mémoires des engagements. Des livres qui racontent les luttes, les petites victoires et les grandes défaites, mais qui donnent à connaître celles et ceux qui en furent les acteur·trices. Loin de nous l’idée de verser dans un patrimonialisme, il s’agit au contraire de nous rappeler les trajectoires singulières et les formes de résistances, communes à une génération ou à un contexte donné. Il en va ainsi du livre de Simone Minguet, Mes années Caudron, témoignage d’une expérience autogestionnaire à la Libération. Ancrée dès les origines dans nos histoires idéologico-militantes, l’autogestion occupe d’ailleurs une place particulière dans la vie de Syllepse.
C’est pour nous un principe politique fondamental, une boussole indispensable aux pratiques de l’émancipation. L’Encyclopédie de l’autogestion, « œuvre monumentale » amorcée en 2010, et dont les six premiers volumes viennent ainsi de paraître, symbolise cette volonté de donner à voir la richesse, la diversité, l’actualité et la force transformatrice de l’autogestion. Nous avons donc à cœur d’en relater les expériences, d’en tracer les limites et d’esquisser les possibles qu’elle ouvre sur le chemin d’une politique de l’émancipation.
Afin de penser l’émancipation, nous nous sommes évidemment évertués à montrer la polyphonie et le contenu libertaire du marxisme, attentifs à ne pas nous laisser enfermer dans nos propres conceptions. Éditeur « apartisan », bien que cela ne soit pas encore toujours bien compris, nous recherchons les chemins de traverse dans un état d’esprit toujours hétérodoxe. Nous puisons dans l’invitation à faire des concepts et des orientations un usage contextuel sans cesse renouvelé d’un Daniel Bensaïd, dans la perspicacité et l’intransigeance critique d’un Pierre Naville, d’un Moshe Lewin ou d’une Raya Dunayevskaya. Nous cherchons à travailler les angles morts – en particulier de la tradition française – avec Otto Bauer, Kevin Anderson, C. L. R. James ou Roman Rosdolsky, sur la question des nationalités et des minorités. Nous explorons la synthèse du marxisme et de l’indigénisme radical dont rend compte José Carlos Maríatégui. Nous redonnons vie aux économistes tels que Evguéni Préobrajensky et Isaak Roubine, à un certain Karl Marx avec la biographie de Franz Mehring, sans oublier les combats de celles et ceux du Yddishland, rayé·es de la carte et bientôt des mémoires.
C’est dans cette diversité qu’il nous semble essentiel d’aller puiser pour traiter la diversité des enjeux auxquels nous faisons face. Bouleversant les prêts-à-porter politiques, l’écologie politique impose à tout un chacun sa nécessaire prise en charge. Sur ces questions aussi, nous souhaitons réaffirmer que les enjeux environnementaux ne sont pas déconnectés des questions de classe. C’est ce qu’on voit apparaître au fil des numéros de la revue Alternatives Sud, qui aborde régulièrement les enjeux et les conséquences de la division internationale du travail, tant au niveau social et politique qu’écologique. Un projet qu’on retrouve dans l’ouvrage coordonné par Michael Löwy, Écologie et socialisme. Sa critique radicale du capitalisme et l’aspiration à une alternative globale dont elle est porteuse nous invitent à la convergence et l’enrichissement mutuel du « rouge » et du « vert ». Une articulation entre domination de classe, de race et écologie, qui affleure également avec L’Ouragan Katrina qui ravagea la Nouvelle-Orléans en 2005. En effet, bien plus qu’une catastrophe naturelle, c’est d’une catastrophe sociale et écologique et d’une ségrégation raciale provoquée par le développement même de l’industrie capitaliste.
Le surréalisme, la poésie, la fiction, le cinéma, le théâtre, la chanson, le rap, le jazz et le vin se sont également installés dans notre catalogue, comme pour nous rappeler que sous les pavés... il y a la plage.
Nos publications ne sont pas le résultat d’une planification idéologique préalable, mais bien le fruit d’une volonté d’aller à la rencontre des paroles de la lutte. Les partenariats avec la FSU, la CGT, l’Union syndicale Solidaires, le CADTM, le CETRI, le CETIM, la Fondation Copernic, le GERME, ATTAC et bien d’autres sont là pour en témoigner. Ce qui rythme la vie de notre maison d’édition, c’est d’abord l’actualité du mouvement social qui réactive les liens tissés au fil des années. Il en va ainsi, par exemple, de notre relation avec l’Union syndicale Solidaires. En 1993, seulement cinq ans après la création du syndicat, nous publions L’Acharnement qui relatait la sévère répression qui frappa les postiers lillois et la bataille pour leur réintégration qui l’accompagna. Il fut suivi en 1999 par un second livre, Syndicalement incorrect : SUD-PTT, une aventure collective. Ces liens politiques et humains s’inscrivant dans le temps long, il faudra attendre vingt ans pour que ce partenariat se réitère et prenne la forme de la jeune revue Les Utopiques dont la huitième livraison prend à bras-le-corps une question vive et centrale dans les mouvements sociaux actuels : « Antiracisme et question sociale ». Enfin, last but not least, le numéro 10 est consacré aux « Chemins de l’autogestion » et le n° 11 à la révolte sociale des Gilets jaunes.
La question raciale est particulièrement au cœur de nos préoccupations éditoriales, et c’est des États-Unis que sont venues de nombreuses contributions – la collection « Radical America » en témoigne – particulièrement éclairantes, il faut bien le dire, pour le « débat français ». Sur cette question particulière, nous avons donné la parole à ceux qui s’opposent à la dynamique du racisme en France : Une parole juive contre le racisme, le livre de l’UJFP, à ceux qui subissent et combattent le racisme d’État, le collectif Angles morts avec Permis de tuer, et 100 Portraits contre l’État policier, le livre de Cases rebelles. Plus récemment, notre catalogue s’est ouvert au collectif Mwasi, qui renoue avec son Afrofem avec une tradition féministe vivace dans l’après-68 en articulant les questions du racisme et du féminisme analysées par le prisme de leur condition de femmes noires en France. Ce livre, qui est aussi un succès de librairie, nous permet de mesurer notre fonctionnalité vis-à-vis de certains segments du mouvement social. Syllepse contribue ainsi à donner une visibilité nouvelle au travail de ce collectif, comme nous avions pu le faire à l’époque des premières publications d’Attac ou d’Agir ensemble contre le chômage (AC !).
De féminisme, il est aussi souvent question dans le catalogue Syllepse, et ce « penchant » ne semble pas devoir être démenti, au vu de la force, de la vitalité et de la pluralité du mouvement féministe à l’échelle de la planète. Le développement de la problématique féministe au sein de notre catalogue est profondément lié à une rencontre : celle de Christine Delphy. Sa collection « Nouvelles questions féministes » permet de réunir à la fois des ouvrages théoriques fondateurs comme L’Ennemi principal et Penser le genre, avec des contenus plus pratiques comme Le Manuel de grammaire non sexiste et inclusive ou encore Un Troussage de domestique, agissant à propos de l’affaire DSK comme un révélateur « du sexisme comme idéologie rationalisant les atteintes aux droits des femmes ». La dynamique féministe est inhérente à notre projet et les contributions féministes sont désormais régulières et diverses au sein de notre maison d’édition, allant de la traduction française d’une figure du féminisme nord-américain comme Andrea Dworkin à Toutes à y gagner, un recueil de textes issus de vingt années de rencontres du collectif féministe intersyndical.
Depuis trente ans, l’abondance et la diversité de nos publications permettent de mesurer le chemin parcouru. Sur ce chemin, nous avons tenté de ne pas nous laisser confiner à la marginalité, tout en évitant les compromis faciles. Avec plus de 450 titres publiés, et la ferme volonté d’en publier encore au moins autant, nous devons tenter de tracer quelques perspectives pour les années à venir. Avant tout, continuer d’être un bastion critique et pluriel nous semble relever d’une double nécessité parce que la loi du marché pousse à l’homogénéisation des publications. D’autre part, parce que le renouvellement des repères politiques qui ont cimenté le siècle dernier est un processus qui reste largement inachevé. Dépasser les limites de la pensée du 20e siècle ne nous a pas encore amenés à percevoir clairement quel sera le langage critique du 21e siècle. L’hétérogénéité de nos publications, qui ne sont pas dépourvues d’oppositions ni de contradictions, a l’ambition de mener à une compréhension commune des formes de domination et d’exploitation.
Il s’agira également de continuer à publier des auteur·es collectif·ves venu·es des mouvements sociaux. Donner la parole directement aux acteur·rices dans leur diversité afin ne pas réserver l’expression écrite aux intellectuel·es autorisé·es. C’est ce défi que Syllepse a voulu, entre autres, relever. Nous souhaitons rester attentif·ves à articuler le dire et le faire en restant curieux·ses de comprendre le monde qui nous entoure. Internationalistes, voire cosmopolites, nous avons agi pour mettre en place, de par le monde, des partenariats avec des maisons d’édition qui nous ressemblent ou qui partagent avec nous des objectifs communs : M Éditeur et Remue-Ménage au Québec ou Page 2 en Suisse. Une Internationale de papier pourrait bien être en train de naître... Qui sait ?
Malgré les hauts et les bas, les éditions Syllepse rajeunies, continuent leur petit bonhomme de chemin, avec un salarié, un local, une diffusion et une distribution assurées par une équipe attentive, un catalogue conséquent et des projets pour les vingt ans à venir. Établir une maison d’édition au service du mouvement social émancipateur, cette idée a pour nous une valeur stratégique fondamentale. Syllepse existe pour résister aux modes et aux vents qui tournent. Syllepse a l’ambition que l’on puisse, un jour, dire aux gratte-ciel : « Rendez-vous, vous êtes cernés ! »
Syllepse est un bien commun !