13h30. Esplanade Charles-de-Gaulle à Rennes. La manifestation contra la réforme systémique du régime des retraites et son monde prend fin. La déambulation à l’orée de l’hyper-centre, qui demeure « sanctuarisé » par une sorte de « ligne Maginot », n’aura duré qu’une heure à peine.
Du monde en ce mardi 17 décembre, sans doute davantage que le jeudi 5. 15 000 personnes, peut-être davantage. Les syndicalistes se congratulent, la mobilisation est repartie à la hausse. C’est déjà ça. Néanmoins, on ne retrouve toujours pas le niveau des manifestations de 2006, de 2009, de 2010 lorsque plus de 40 000 personnes avaient défilé dans les rues du centre-ville.
Il y a toujours trop d’absents, notamment les pans des jeunesses scolarisées, en dépit de la présence remarquables et remarquée de quelques centaines de jeunes gens enchâssés dans le « cortège unitaire » situé au devant de la banderole unitaire de l’intersyndicale.
D’aucuns escomptaient pour franchir un seuil critique sur le renfort annoncé des militants des syndicats dits « réformistes ». Bien mal leur en a pris. La CFDT a fait ce jour-là une remarquable démonstration de faiblesse : à peine 300 adhérents piétinants en fin de cortège, qui semblaient surpris, presque amusés, de se retrouver à manifester à nouveau, après une pause interminable...de presque dix ans !
De rapides interactions violentes avec les forces de l’ordre particulièrement vigilantes et réactives furent à relever, mais rien qui dépasse le niveau de l’anecdote. Le train-train de la manifestation n’a pas déraillé ; une heure de marche, la manifestation était pliée, déjà remballée : « Ainsi, font font font les petits manifestants. Ainsi, font font font, un petit tour, et puis s’en vont ».
Je regarde la manifestation marquée du sceau de l’ennui se désagréger. La colère existe sûrement, mais elle semble introuvable ; elle ne s’entend pas, elle ne se donne pas à lire sur les visages trop sereins des manifestant-e-s qui, pour la plupart, soit marchent en silence, soit discutent de tout et de rien avec leurs collègues de travail et leurs amis.
Manifestation de masse, mais trop policée, trop lisse, trop aseptisée, et finalement presque dormante. Il ne s’agit nullement de faire la leçon à quiconque, étant donné que nous-mêmes sommes demeurés silencieux pendant cette morte promenade, sans ardeur, sans inattendu, sans brèche ouverte. Nous avons marché au rythme des autres contestataires, en étant convaincu que nous étions à notre place, mais sans élan, sans allant. Tout cela fait échos à la parole prononcée par cette manifestante qui déclara consternée en faisant référence à la composition sociale de la manifestation : « C’est vraiment une manifestation de petit-bourgeois. Il n’y a aucune ambiance ».
Alors que nous nous apprêtons à quitter les lieux de la dispersion, nous rappelons le souvenir ému de ce samedi 1er décembre 2018, lorsque nous nous étions rendus à Paris pour participer à cette montée impétueuse tant redoutée par le pouvoir d’État. Des milliers de femmes et d’hommes, appartenant à la classe des inaudibles et des invisibles, avaient convergé vers la capitale pour ce troisième acte. Paris semblait redevenir, même de façon illusoire, même pour quelques heures seulement, cette « capitale des révolutions », comme l’avait magnifiquement décrit Walter Benjamin.
Nous étions peut-être un millier de « gilets jaunes » massés Avenue de Friedland, tandis que des milliers d’autres rassemblés à seulement quelques centaines de mètres avaient réussi l’exploit de faire reculer des forces de répression qui, dépassées, acculées Place de l’Étoile, étaient obligés de battre en retraite.
Un millier de manifestant-e-s, c’est-à-dire presque rien d’un point de vue purement comptable. Et pourtant, jamais nous n’avons éprouvé un tel vertige à l’occasion d’une manifestation de rue que pendant ces heures où, contestataire anonyme, nous étions insérés au sein de cette colonne désordonnée, incontrôlable, indisciplinée, mais surtout si bruyante qu’elle ressemblait à une nuée d’orage.
Habités autant par une colère sourde et terrible que par une joie communicative d’être là, ces femmes et ces hommes sortis de la nuit étaient capables de l’extérioriser sans retenue aucune, sans vergogne, sans complexe à travers l’éructation répétée d’un unique slogan cohésif « Macron Démission » et la reprise en cœur d’une Marseille redevenue, enfin, ce chant guerrier et révolutionnaire qui, depuis 1792, avaient été repris par les peuples en proie à des convulsions révolutionnaires irrésistibles.
Tétanisés, nos décideurs qui se croyaient intouchables, barricadés dans leurs palais dorés, frémissaient en entendant monter la sonorité grave de ses voix populaires, de ses voix colères qui claquaient dans les arrondissements les plus embourgeoisés de la capitale, tels des coups de tonnerre. Ils en garderaient à jamais un souvenir traumatique.
Les personnes autour de moi n’étaient pas habillées tout de noir, n’étaient pas masquées, n’étaient pas équipées pour se protéger de probables déviances policières. Arrivées au petit matin, venues de toutes les régions de France, elles revendiquaient une identité commune, celle qui exprimait la volonté de solder les comptes avec leur vie d’avant.
Le ciel était bas. Notre corps traversé de mille vibrations. Nous regardions fascinés ce spectacle au dessus-de l’ordinaire et du commun, celle d’une foule frondeuse et grondeuse qui, par ces éclats de voix à jet continu, par l’énergie illimitée qui suintait de tous ses pores, irradiait notre esprit trop habitué aux manifestations de rue dépourvues d’affects.
Tandis que nous observions des dizaines de « Gilets jaunes » harceler sans répit une rangée de gardes mobiles en poste à l’entrée d’une rue adjacente, nous nous tournâmes vers un de nos amis pour lui glisser : « Jamais, jamais nous ne pourrons retourner manifester comme avant » ; et pourtant, inertie des vielles habitudes oblige, nous continuons en définitive à manifester comme par le passé, en ne faisant peur à personne, surtout pas aux décideurs politiques et économiques...
Car les premier actes décisifs du mouvement des « Gilets jaunes » qui eurent lieu le samedi à Paris, mais aussi dans nombreuses villes de province, avant toutes autres choses, ce sont des expériences émotionnelles et sensorielles exceptionnelles. Ce sont d’abord des dizaines de milliers de femmes et d’hommes qui démontèrent à visage découvert leur capacité à habiter l’espace public autrement, c’est-à-dire avec fracas et éclats, avec une forte aspérité qui donnait un goût épicé à cette occupation collective des rues ; rompant ainsi avec la « civilisation des mœurs » et l’ambiance somnolente des manifestations syndicales.
Il nous faudrait dès janvier parvenir à « réensauvager » les manifestations syndicales, cela serait une bonne résolution pour la nouvelle année…
Hugo Melchior