Brillant étudiant, ayant bénéficié d’une bourse dans le cadre du prestigieux programme Fulbright qui lui avait permis d’étudier aux États-Unis, Junaid Hafeez Khan était revenu en 2011 au Pakistan pour y enseigner la littérature anglaise, la poésie et le théâtre.
À l’université de Bahauddin Zakariya de Multan, une ville de deux millions d’habitants dans le centre du pays, lorsqu’un poste de maître de conférences s’était libéré, en 2013, c’est lui qui avait été choisi au détriment des candidats soutenus par la formation islamiste Jamiat-e-Talaba qui, le trouvant trop libéral, lui avait demandé de ne pas prétendre à cette fonction et l’avait ouvertement menacé.
D’après ses parents, qui ont raconté son histoire aux médias pakistanais, le jeune professeur, de confession musulmane, s’en était inquiété mais pas au point de renoncer à son poste. Dès sa nomination, des accusations sont lancées contre lui, notamment dans des tracts.
On lui reproche d’inviter à ses conférences des militantes du droit des femmes et même d’être un agent américain. Puis, une accusation absolument imparable, celle de blasphème. En l’occurrence, avoir dénigré le prophète en mars 2013 sur son compte Facebook. Son arrestation par la police est survenue peu après.
Après six ans et demi d’instruction, le verdict est tombé le 21 décembre, le condamnant « à la pendaison par le cou jusqu’à sa mort ». « Merci à Dieu, cette affaire est arrivée à sa juste conclusion », a commenté pour l’AFP le procureur Zia ur Rehman. Sans surprise, comme après chaque condamnation à mort pour blasphème celle-ci a suscité des manifestations de joie à Multan, y compris au sein du barreau de la ville, où des avocats ont distribué des sucreries en chantant « Allah Akhbar » (« Dieu est le plus grand ») ou encore « Mort aux blasphémateurs ».
« Il ne peut y avoir de procès équitable dans les affaires de blasphème », a commenté, de son côté, son avocat Assad Jamal qui fera appel du verdict.
Pour Junaid Hafeez, toute l’instruction du procès n’aura été qu’un épouvantable calvaire. Menacé dès son arrivée en prison par ses codétenus, dont certains voulaient le tuer, il a dû être placé à l’isolement dans une minuscule cellule. Ses conditions de détention ont encore empiré cette année : il est désormais enfermé dans une pièce de 8 m2, au sein d’un baraquement dont il est le seul prisonnier et dont il n’a pas le droit de sortir.
Son nouvel avocat, qui vient de Lahore, se voit souvent refuser de lui rendre visite au prétexte qu’il n’y a pas d’électricité ou que c’est l’heure du déjeuner pour les gardiens. Depuis, son état mental et physique n’a cessé de se dégrader.
À la différence d’Asia Bibi, une ouvrière agricole du Pendjab, de confession chrétienne, analphabète et assimilée aux intouchables de l’Inde voisine, qui a passé plus de huit ans dans le couloir de la mort avant d’être innocentée en janvier 2019, Junaid Hafeez, avait les moyens de se défendre. Le jeune professeur, aujourd’hui âgé de 33 ans, vient d’une riche famille de joailliers de Rajanpur. Malgré cela, il lui fut d’abord difficile de trouver un avocat.
Le premier a dû rapidement renoncer après avoir été assailli par quelque deux cents de ses collègues. Le deuxième, le « légendaire » Rashid Rehman – et le seul avocat de Multan à avoir accepté de le défendre en dépit des risques encourus –, a été menacé de mort dès la première audience par l’avocat général. Un mois plus tard, il était assassiné dans son bureau par un « justicier » qui n’a jamais été appréhendé. D’où l’immense difficulté qu’a eue sa famille à lui trouver un autre défenseur.
C’est un gage « d’impunité pour d’autres éventuels justiciers en puissance. Dans de telles circonstances, un juge pourrait-il prendre le risque de rendre justice ? », se sont interrogés la famille de Junaid Hafeez et ce nouvel avocat dans un communiqué.
Effectivement, sur les dix magistrats qui se sont succédé depuis que l’instruction a commencé, neuf ont été transférés dans d’autres juridictions. Ce qui fait dire à l’avocat du prévenu dans le même communiqué que « le verdict a moins à voir avec le bien-fondé juridique de l’affaire qu’avec l’environnement sociopolitique dans lequel les juridictions inférieures opèrent » au Pakistan. Amnesty International parle, de son côté, « d’erreur judiciaire flagrante ».
Selon Dawn, le grand quotidien de Karachi, c’est avec l’invitation faite à l’écrivaine féministe anglo-pakistanaise Qaisra Shahraz de donner une conférence à l’université de Multan que la cabale contre le jeune professeur a sérieusement commencé. On lui reproche alors d’être complice de la romancière accusée d’avoir écrit des passages blasphématoires dans l’un de ses livres.
« Ces allégations ont été répétées pendant le procès, écrit le journal, et quand l’avocat de Junaid Hafeez a apporté le livre devant la cour, il est apparu que les accusateurs n’avaient pas pu le lire puisqu’il était écrit en anglais et qu’ils ignoraient cette langue. »
Aucune preuve concluante de blasphème n’a pu non plus être trouvée dans son ordinateur qui n’a fait l’objet d’aucun examen scientifique. Toujours selon Dawn, le seul véritable témoin à charge n’a même pas pu être entendu par la défense : il était parti « en congé » avec l’assentiment du tribunal.
« Toute l’affaire Junaid et son long procès ont été une parodie de justice, déplore, de son côté, Rabia Mehmood, une chercheuse d’Amnesty International. Le gouvernement doit le libérer immédiatement et abandonner toutes les charges retenues contre lui. »
À présent, avant que l’appel soit examiné par une juridiction supérieure, avec un verdict incertain, le jeune professeur risque de passer encore de longues années à l’isolement.
À ce jour, en dépit de nombreuses condamnations à mort pour blasphème, personne au Pakistan n’a été exécuté mais des dizaines de personnes, dont des avocats et des ministres, comme le gouverneur du Pendjab Salman Taseer et le ministre des minorités Shahbaz Bhatti, ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires ou de lynchage, comme dernièrement un étudiant d’une université de l’État de Khyber Pakhtunkhwa.
L’acquittement fin octobre dernier de la chrétienne Asia Bibi, après huit années dans les couloirs de la mort pour un blasphème qu’elle a toujours nié, avait provoqué des manifestations violentes dans tout le Pakistan et obligé l’armée à intervenir. Elle vit désormais au Canada avec sa famille.
Dans un article très courageux, Dawn estime que l’ouvrière agricole est plus chanceuse que le professeur de littérature, dont le sort demeure très incertain. Et il ose s’en prendre à ceux qui défendent le blasphème : « Même s’il était possible de calculer la valeur de ses huit années de vie [le temps d’incarcération d’Asia Bibi – ndlr], huit années de traumatisme et d’une peur qu’on peut difficilement imaginer, Qari Salim [l’imam qui avait porté plainte contre elle – ndlr] et ceux qui l’avaient faussement accusée ne payeraient pas un centime, ni ne perdraient une seconde de leur vie. Même le chef de la justice Assif Khosa, qui a souvent et à juste titre dénoncé le fléau des faux témoignages, a été forcé de déplorer que les accusateurs d’Asia Bibi, sans aucun doute coupables de parjures, auraient dû être condamnés à la prison à vie, si l’affaire n’avait pas été aussi sensible. C’est un aveu. »
Jean-pierre Perrin