Durant ces quatre premières semaines de lutte, les travailleurs ont fait preuve d’une grande ténacité. Mais le gouvernement maintient son projet de réforme, comptant sur l’épuisement des grévistes et cherchant à diviser les syndicats, à opposer les salariés entre eux : la guerre d’usure et aussi une guerre de manœuvre. Et pour cette guerre, le gouvernement dispose d’armes redoutables que les travailleurs, les militants, doivent neutraliser.
Un mouvement polymorphe
L’une des caractéristiques du mouvement de grèves et manifestations qui s’est engagé le 5 décembre est son caractère polymorphe. Cela est manifeste dès le premier jour. D’emblée, le mouvement s’est développé sous une triple forme :
– pour les salarié·e·s de la SNCF et ceux des transports parisiens (ceux de la RATP), le 5 décembre était le début de la grève illimitée ;
– pour le plus grand nombre, il s’agissait d’une journée d’action destinée à être répétée, d’un premier temps fort ;
– pour certains, (dans l’enseignement notamment), il s’agissait de transformer, par la grève reconductible, une « journée d’action » en grève continue.
Ces trois formes distinctes sont plus ou moins combinées entre elles. Par exemple, à la RATP, la grève a été lancée par un appel intersyndical à la grève illimitée, mais elle est reconduite par des assemblées qui se tiennent dans les dépôts. De même à la SNCF. Néanmoins, dans ces deux secteurs, la grève reste « cadrée » par les positions nationales des syndicats. Ces positions nationales peuvent elles-mêmes être contestées par la base.
De même, les grèves reconduites entre deux « temps forts » : pour certains militants, l’objectif est de surmonter un dispositif jugé inefficace, et d’essayer de généraliser la grève. Mais le plus souvent, il s’agit de « maintenir la pression » entre deux temps forts. Cet objectif ne gêne nullement les dirigeants de l’intersyndicale (CGT, FO, FSU, Solidaires) : chaque fois que l’intersyndicale appelle à un nouveau temps fort (5 décembre, 10 décembre, 17 décembre…), elle précise qu’elle « soutient » les assemblées générales qui reconduisent la grève, considérant ces grèves reconduites sont complémentaires des journées « saute-mouton ».
Il en est de même avec d’autres actions apparues après le 5 décembre, visant à harceler le gouvernement : coupures d’électricité, blocage de dépôts pétroliers, grèves d’abord partielles dans deux raffineries. Ces actions « durcissent » le dispositif des « temps forts » (actions souvent impulsées par des secteurs de l’appareil syndical tenant des discours plus « combatifs »).
Le produit d’une lutte entre salariés et appareils syndicaux
Ce caractère polymorphe et complexe de la mobilisation doit être lu comme la résultante d’un rapport de force hésitant, instable, d’un combat entre la masse des salarié·e·s et les directions syndicales.
Le fait même que la grève de masse ait surgi, et que le 5 décembre fut le point de départ de cette grève de masse, en est une première illustration.
Rappelons que c’est la puissance de la grève en défense des retraites, à la RATP le 13 septembre, qui contraignit des syndicats de cette entreprise à appeler à la grève illimitée à partir du 5 décembre, appel ensuite repris par plusieurs syndicats de la SNCF. Or cette grève du 13 septembre et les appels qui s’ensuivaient survenaient alors que des concertations sur le projet de réforme des retraites s’étaient déroulées durant plus de 18 mois entre les syndicats et Jean-Paul Delevoye, le représentant du gouvernement, et ces concertations avaient précisément comme objectif… d’éviter le surgissement de la grève.
Avec ce même objectif visant à « pacifier » les relations sociales, ces concertations reprirent durant l’automne. Mais une seconde fois, les concertations n’atteignirent pas leur cible : bien que les confédérations, la CGT notamment, aient d’abord traîné des pieds, la pression de la base les contraignit à se rallier à la date du 5 décembre. Mais elles le firent à leur manière, se refusant à appeler à la grève illimitée jusqu’au retrait du projet de Macron, et en s’engageant dans une tactique de journées d’actions successives.
Cette pression des salarié·e·s sur les appareils syndicaux s’est manifestée ensuite entre le 17 et le 20 décembre, alors que Macron et différents responsables syndicaux tentaient d’obtenir une « trêve de la grève » durant la période des fêtes de fin d’année.
Pas de trêve pour la grève à la SNCF et à la RATP
Après les « temps forts » des 5 et 10 décembre, le gouvernement engagea la bataille : le 11 décembre, il exposa l’architecture de son projet et fixa son calendrier [1]. Il s’ensuivit trois nouveaux « temps forts » (12, 17 et 19 décembre), d’ampleur inégale, le plus fort étant le 17 décembre.
Corrélativement, et non sans difficultés, se sont poursuivies les grèves reconductibles, en particulier dans les établissements scolaires. Mais avec les congés scolaires à partir du 20 décembre, c’est sur les épaules des salariés de la SNCF et de la RATP qu’a porté le poids et l’avenir de la mobilisation. Pour le gouvernement, l’objectif était alors simple, et essentiel : au nom de l’intérêt des familles, obtenir la trêve (et, de fait, un probable arrêt définitif) de la grève des trains et des métros.
Dès avant le temps fort du 17 décembre, il avait fait connaître cette exigence. Plusieurs dirigeants syndicaux avaient pris le relais, à commencer par Laurent Berger, le dirigeant de la CFDT. Celui-ci déclare le lundi 16 au matin : « Oui, il faut une trêve à Noël ».
De même Laurent Escure, le principal dirigeant de l’UNSA (Union nationale des syndicats autonomes), déclare ce même 16 décembre à propos des transports parisiens et du transport ferroviaire : « personne n’a envie qu’il y ait des perturbations à Noël ». Cette position pouvait peser d’autant plus que ce syndicat – ultra-conciliant avec le gouvernement – et d’importance moyenne occupe néanmoins la première place à la RATP, et la deuxième à la SNCF.
Peine perdue : l’espoir d’une trêve fut balayé sous la pression de la base. Et tout se joua entre le 17 et le 20 décembre.
17 au 20 décembre : un moment décisif
La journée du 17 avait d’ailleurs mal commencé pour le gouvernement puisque, la veille, il avait dû enregistrer la démission de son ministre Jean-Paul Delevoye, en charge du dossier des retraites et organisateur des concertations conduites depuis presque deux ans avec les syndicats. Ce monsieur avait tout simplement « oublié » de déclarer une dizaine de charges ou fonctions, dont certaines rétribuées, incompatibles avec sa fonction de ministre.
Le 17 fut une journée d’une exceptionnelle ampleur, de nature à conforter les salarié·e·s dans leur volonté de poursuivre le combat contre Macron.
Avec 1,8 million de manifestants selon la CGT, et 260 manifestations dans tout le pays, on retrouve au minimum le niveau du 5 décembre, avec des cortèges plus dynamiques et davantage d’enseignants : 30’000 manifestants à Nantes par exemple, 10’000 à Saint-Nazaire, 40’000 à Lyon, 15’000 à Saint-Etienne, 4000 à Bourg, etc. À Paris, la progression est sensible : les syndicats annoncèrent 350’000 manifestants (au lieu de 250’000 le 5 décembre).
Des cortèges aussi dans un grand nombre de villes petites et moyennes. Ainsi, dans le Finistère, outre Brest (15 à 20’000 manifestants), il y eut des défilés à Quimper (7000), Morlaix (3500), Carhaix (800) et Quimperlé (1500).
Mais il faut attendre le lendemain soir pour que l’intersyndicale (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, MNL, FIDL et UNL) publie un communiqué titré « pas de trêve jusqu’au retrait ! ». Le texte se veut ferme. Les organisations appellent « à poursuivre et renforcer la grève, y compris reconductible là où les salarié-es le décident (…) ». Mais le texte a deux particularités : il ne fixe aucune véritable nouvelle échéance nationale si ce n’est le lendemain « 19 décembre par des mobilisations locales ». Et il est silencieux, totalement silencieux, sur le fait que le 18 comme le 19 décembre sont organisées de nouvelles discussions entre syndicats et gouvernement. Et toutes les organisations invitées ont répondu « présent ! » lors des concertations bilatérales du mercredi 18 et de celles, multilatérales, du jeudi 19.
La fonction de ces deux nouvelles journées de concertation à la veille des vacances est pourtant claire : il s’agit de diviser les syndicats et de porter un coup brutal à la grève en obtenant que plusieurs syndicats (la CFDT-Cheminots et l’UNSA au minimum) appellent à suspendre la grève durant les fêtes de Noël. Pour cela, au cours de ces entretiens, le Premier ministre [Edouard Philippe] concède aux dirigeants syndicaux conciliateurs quelques miettes. Ainsi, concernant la pénibilité, une légère modification des seuils du travail de nuit (110 nuits par an au lieu de 120 aujourd’hui).
Aussitôt, la direction de l’UNSA-Ferroviaire, constatant « des avancées notables », appelle à « une pause pour les vacances scolaires », « dans un souci de dialogue social et de continuité du service public ».
Il y a là de quoi porter un coup aux plus déterminés, cela au 15e jour de grève.
D’autant qu’au même moment, un nouveau communiqué de l’intersyndicale (avec, en outre, la signature de la CFE-CGC-« encadrement ») fixe une future échéance nationale : une journée de manifestations et de grèves le 9 janvier, c’est-à-dire 21 jours plus tard ! Même pour ceux qui sont prêts à la grève durant les fêtes de fin d’année, cette annonce est perçue comme un coup de massue. Laurent Djebali, dirigeant de l’UNSA-RATP, dira : cette date « nous emprisonne, et nous met en difficulté ».
Mais ensuite, rien ne se passe comme prévu.
La base se rebiffe
Comme prévu, SUD-Rail et la CGT-Cheminots (laquelle représente un tiers des conducteurs de train) appellent le 19 à poursuivre la grève.
Mais le 20, ce qui était moins prévu, la CFDT-Cheminots refuse elle aussi la trêve parce que « les avancées obtenues ne sont pas suffisantes ».
Et dans l’UNSA-Ferroviaire, une grande partie de la base rejette la trêve décidée par la direction du syndicat. Dans les Assemblées générales, beaucoup d’adhérents votent la poursuite de la grève. L’appareil syndical se fissure : nombre de sections régionales de l’UNSA-Ferroviaire se sont prononcées contre la trêve. La section Paris Sud-Est déclare : « nous, militants et adhérents de terrain, refusons de plier face aux dirigeants de tous bords qui tentent de nous imposer leurs choix. ».
Quant à l’UNSA-RATP, elle n’appelle pas à la trêve. L’UNSA-Traction Paris sud-est twitte « la grève appartient aux grévistes et aux assemblées générales. La trêve c’est la défaite. Nous arrêterons quand nous aurons gagné ».
21 décembre – 5 janvier : un long tunnel, et beaucoup de courage
À partir du 21 décembre, les grévistes de la RATP et de la SNCF s’engagent dans un long tunnel : ils sont quasiment seuls à poursuivre la grève, avec les grévistes de l’Opéra de Paris, et excepté un nouveau foyer de grève dans certaines raffineries.
Le gouvernement cherche à faire croire que la grève s’effrite. En réalité, si la fréquence des trains et métros varie d’un jour à l’autre, cela est dû au fait que les directions des deux entreprises concentrent les moyens disponibles sur certains jours et heures. Mais, globalement, la grève « tient ».
À la SNCF, la situation la plus fréquente, c’est un TGV sur deux en service, et 20 à 30% pour les diverses autres catégories de train. Parfois moins, d’autres jours un peu plus.
À la RATP, le réseau est totalement bloqué certains jours. D’autres jours, la direction annonce que la moitié des lignes fonctionnent, mais c’est seulement à certaines heures, sur certaines sections, et avec un faible débit.
En fait, selon l’UNSA – RATP, la direction ne dispose, le 29 décembre, que de « 240 conducteurs de métro sur 2700 » (réserve générale incluse) et d’« une centaine de conducteurs du RER disponibles sur 870 ».
Et face à un gouvernement qui joue le pourrissement, les travailleurs s’organisent pour une guerre d’usure.
Caisses de grève, piquets de grève, manifestations multiples
La constitution de caisses de grève est une vieille tradition du mouvement ouvrier (il y en eut en 1831 et 1834 lors de la révolte des Canuts, à Lyon).
Dans le combat en cours, elles retrouvent une grande place, et une nouvelle jeunesse avec Internet. Nombreuses, et récoltant des sommes parfois importantes, elles ont une fonction politique (marquer la solidarité ouvrière) et financière : éviter l’asphyxie financière des grévistes.
On en trouve dans nombre d’établissements scolaires, pour aider des vacataires, des agents, etc. C’est là une entraide entre collègues. Il en existe d’autres destinées aux grévistes de la RATP et de la SNCF : aide interprofessionnelle traduisant un soutien politique à deux catégories de salariés qui sont aux avant-postes du combat contre Macron et sa politique. Cela peut passer par des collectes « en ligne » ou par des militants récoltant des soutiens devant une librairie, un centre commercial, etc.
Autre expression de cette solidarité : durant leurs vacances, un nombre significatif d’enseignants et de travailleurs d’autres secteurs ont participé, avec des cheminots, à des actions diverses (tractages, piquets de grève, rassemblements, etc.).
Des manifestations sont organisées, notamment le 28 décembre, dans une quarantaine de villes.
Manœuvres de division, et double langage
Alors que les grévistes s’organisent pour « tenir » jusqu’à début janvier, espérant qu’alors le mouvement rejaillira avec force, le gouvernement ne perd pas un instant pour tenter de neutraliser certaines professions.
C’est ainsi qu’il a garanti aux policiers et aux gardiens de prison qu’ils ne perdraient rien dans le cadre de la réforme, puis qu’il a assuré aux militaires le maintien de leurs pensions hors du nouveau système. Il est vrai que Macron ne serait plus grand-chose si ces forces lui faisaient défaut.
Autre secteur menaçant : celui du transport aérien. Cela concerne d’abord les hôtesses de l’air, les stewards et les pilotes, qui ont décidé la grève à partir du 3 janvier. Un accord est trouvé après deux jours de négociations : l’âge anticipé de départ à la retraite sera maintenu, et leur caisse de retraite complémentaire riche de 5 milliards d’euros sera préservée. Le principal syndicat des pilotes, le SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne), lève alors son préavis de grève, de même que (le 24 décembre) syndicats de stewards et d’hôtesses de l’air, dont l’UNSA, mais aussi FO. Or, la confédération FO affirme quant à elle vouloir le retrait du projet de réforme à points…
Mais cet accord semble bien problématique puisque, le 2 janvier, deux syndicats d’Air France (le SPAF pour les pilotes et le SNGAF pour les navigants) appellent à la grève pour la semaine prochaine, en défense de leur Caisse de retraite complémentaire qu’ils jugent menacée.
Quant aux contrôleurs aériens, le SNCTA (Syndicat National des Contrôleurs du Trafic Aérien), principal syndicat de cette catégorie, fait savoir le 23 décembre qu’un accord est probable : dans le cadre du nouveau régime à points, les contrôleurs garderaient le droit de partir à la retraite à 52 ans, et la baisse prévue de leur retraite dans le cadre du système à points serait entièrement compensée (le SNCTA est hostile à la grève contre le projet de réforme).
Ainsi, contrairement à ce qui a pu être expliqué, ces accords ne garantissent pas le maintien des « régimes spéciaux » ; ils promettent simplement que, dans le cadre du nouveau système à points et universel, certaines catégories professionnelles bénéficieront d’aménagements particuliers. Mais ces accords particuliers impliquent bien l’acceptation du projet à points défendu par Macron.
De ce point de vue, on ne peut que juger contradictoires les propos du dirigeant de la CGT. Philippe Martinez affirme d’un côté que « le retrait du projet » est une condition à la reprise du travail et critique l’UNSA et la CFDT : « que peut-on obtenir en aménagement un système où tout le monde est perdant ? » (Le JDD du 29 décembre 2019). Mais de l’autre, quand le journaliste l’interroge sur l’échec que serait l’adoption de la réforme, il répond : « Vous savez, avec la grève, on obtient toujours quelque chose. Regardez, depuis deux semaines, on apprend chaque jour que tel ou tel régime spécial sera finalement maintenu ». Or, on l’a vu, non seulement cela est faux mais cela induit l’idée que l’on pourrait aménager, améliorer le système à points macronien. C’est là une autre logique : celle de la grève par épisodes successifs pour « faire pression » sur le gouvernement et améliorer son projet plutôt que la grève jusqu’au retrait pur et simple de la réforme.
Ce type de déclaration, comme les accords sectoriels, encourage le gouvernement à persévérer.
Nouvelle rafale de concertations
Le Premier ministre peut donc poursuivre la mise en œuvre du calendrier des discussions prévues à partir du 7 janvier 2020 avec les syndicats, calendrier annoncé le lundi 23 décembre : une série de « rencontres thématiques » portant sur des éléments précis du projet gouvernemental (pénibilité, gestion des fins de carrières, évolution du minimum des pensions, transitions). Ce sont là des thèmes qui importent en particulier pour les syndicats favorables au système à points (CFDT, CFTC, UNSA…).
De plus, pour répondre à ces organisations, le Premier ministre doit proposer, dans la semaine du 6 au 13 janvier, une « méthode de travail » destinée à régler la question de l’équilibre financier et de « l’âge pivot », proposition qui sera faite à la suite des « consultations qu’il poursuivra d’ici-là ».
Enfin, pour plusieurs ministères, des discussions sectorielles se tiendront, comme dans la santé (en lutte depuis 10 mois) ou dans l’enseignement. Dans ce dernier secteur, la colère est d’autant plus forte que les enseignants sont menacés de la double peine : non seulement ils perdront massivement sur leurs retraites (au moins de 30%), mais le ministre Jean-Michel Blanquer leur propose un marché de dupes. Cela consisterait à « revaloriser » leurs salaires (bloqués depuis 2010) de manière à préserver le niveau des retraites. Mais outre que les sommes annoncées sont dérisoires, la prétendue revalorisation « impliquerait une redéfinition du métier d’enseignant ». En clair : une destruction de leur actuel statut et une aggravation de leurs conditions de travail (nouvelles tâches, réduction des vacances, mobilité…). On « compenserait » ainsi une attaque… par une seconde attaque. Et le ministre Blanquer envisage pour cela six mois de concertations.
N’importe quel enfant doué de bon sens dirait : « Je ne veux pas de gâteau au poivre. Je ne veux pas m’asseoir à table pour en goûter. Non, c’est non ». Mais les dirigeants syndicaux sont des adultes « responsables » soucieux de préserver le dialogue avec le ministre. Certes Benoît Teste, le nouveau secrétaire général de la FSU (Fédération syndicale unitaire) s’inquiète : « Profiter de ces discussions sur la retraite pour redéfinir le métier enseignant, pour nous ce n’est pas raisonnable » car « c’est remettre sur le tapis un sujet conflictuel qui énerve les enseignants ». Mais la FSU, principal syndicat de l’enseignement, participera à ces « négociations ».
Quant à Philippe Martinez, il justifie d’une curieuse manière la participation aux discussions prévues (sur la revalorisation des enseignants, sur la pénibilité…) : « La stratégie du gouvernement est de nous faire croire que les sujets de ces discussions sont liés à la retraite (…). Je ne vois pas pourquoi on n’irait pas, alors que ça fait des années qu’on la réclame ! Mais il ne faut pas que ce soit un piège pour faire croire aux Français qu’on reculerai ». L’ennui, c’est que ces discussions sont bien « liées à la retraite » puisqu’elles se tiennent officiellement dans le cadre du dialogue préparant cette réforme …
« L’heure n’est pas à la négociation avec ce gouvernement »
Durant les semaines écoulées, des AG d’établissement (lycée Champollion à Grenoble…), des Unions syndicales départementales (94…), etc., avaient déjà affirmé que le projet de Macron n’était pas négociable. À la SNCF, la CGT et SUD-Rail avaient refusé de discuter de la réforme. Cette position, fût-elle peu souvent formulée, n’en continue pas moins de se manifester, en particulier parmi les enseignants menacés d’être doublement perdants.
C’est en ce sens que s’est prononcé le conseil de maîtres de l’école maternelle Jules Ferry des Mureaux (Yvelines-78) le vendredi 13 décembre 2019. Les 15 enseignants de cette école dénoncent en particulier le fait que le gouvernement « recherche une issue de secours avec les appareils syndicaux pour diviser la mobilisation ». L’appel énumère toutes les organisations syndicales qui « acceptent de négocier avec ce gouvernement » et affirme : « L’heure n’est pas à la négociation avec ce gouvernement. L’éducation, l’augmentation des salaires des personnels de l’éducation est une priorité. Mais elle ne doit pas servir de caution à la mise en œuvre du projet de retraite à points.
L’heure est donc au renforcement de la grève (…).
Nous lançons un appel aux directions départementales et nationales des syndicats (…) : Qu’elles cessent tout appel à négocier ou amender cette réforme. Qu’elles exigent le retrait pur et simple du projet de retraites à points ».
Les salarié·e·s de l’Opéra de Paris rejettent la clause « du grand-père »
Une autre expression de cette résistance est la position adoptée par les danseurs et personnels de l’Opéra de Paris, en grève depuis le 5 décembre. Le régime spécial des danseurs en particulier, qui remonte au XVIIe siècle, tient compte du fait qu’ils ne peuvent danser sur scène au-delà d’un certain âge. Pour mettre fin à la grève, le ministre de la culture finit par leur proposer la clause dite « du grand-père », c’est-à-dire que seuls les futurs embauchés seraient touchés par la réforme. Cette clause avait été promue par Alain Minc, un « conseiller politique » inquiet de voir Macron s’enliser dans la crise ; et reprise par divers dirigeants syndicaux soucieux de désamorcer le conflit.
Mais cette proposition fut rejetée par un communiqué du 29 décembre dans lequel les danseurs et danseuses indiquent : « Nous ne sommes qu’un petit maillon dans une chaîne vieille de 350 ans. Cette chaîne doit se prolonger loin dans le futur : nous ne pouvons pas être la génération qui aura sacrifié les suivantes ». De plus, cette proposition n’est faite qu’aux danseurs et danseuses, non à l’ensemble des 1800 salariés (musiciens, techniciens). Or, « nos spectacles sont le fruit des efforts communs de toutes nos corporations ».
Une telle position constitue un réel point d’appui.
« Le combat est sévère »
Dans les premiers jours de janvier, chacun prend donc sa place pour la poursuite du combat.
Macron réaffirme qu’il ne reculera pas.
Le Premier ministre est chargé de trouver un accord, rapidement, avec les syndicats les plus conciliateurs (UNSA, CFDT, CFTC…) sur la question notamment de l’âge pivot et de l’équilibre financier du système.
Presque tous les dirigeants syndicaux (CGT, FO, FSU inclus…) s’engageront dans la nouvelle phase de concertation, refusant ainsi de rompre le dialogue avec le pouvoir.
Mais quasi tous les dirigeants se heurtent à la résistance de la base, qui fissure les appareils.
Et – c’est l’essentiel – la volonté des salarié·e·s, d’une grande part de la population, d’infliger une défaite politique à Macron est plus grande que jamais. C’est sur cette aspiration que se fondent les militant·e·s pour formuler des mots d’ordre clairs : unité pour le retrait du projet de réforme à points, rupture de toute concertation avec le gouvernement.
Corrélativement, d’autres catégories professionnelles rejettent le projet de Macron ; ainsi, le 30 décembre, le CNB (Conseil national des barreaux) appelle à une semaine de grève à partir du 6 janvier, cette grève pouvant être reconduite.
Ainsi, en dépit des manœuvres et du brouillard des mots et des déclarations, la place que chacun prend dans le conflit est de plus en plus claire, et cette clarification est nécessaire pour permettre aux salarié·e·s de mieux s’organiser, de manière indépendante, sur leurs propres objectifs, dans un combat majeur et difficile.
Ce qui peut aussi se dire en plagiant Bertolt Brecht : « Le combat est sévère. Pourtant, d’ores et déjà notre époque s’éclaire ». [2]
Serge Goudard
Notes
[1] Sur ce système à points, voir par exemple : L’arnaque des retraites par points :
https://www.insurge.fr/bulletins/bulletins-2019/l-insurge-no37/l-arnaque-des-retraites-par-points,695.html
[2] Maître Puntila et son valet Matti. Prologue.
• A l’encontre. Article reçu le 3 janvier 2020. Publié le 4 janvier 2020 :
http://alencontre.org/europe/france/france-en-defense-des-retraites-un-combat-severe-et-quelques-enseignements.html
Décembre 2019. La grève de masse déferle (2)
Avec le discours d’Edouard Philippe, la « bataille » est engagée
Un puissant mouvement de grève et de manifestions a balayé le pays le jeudi 5 décembre, puis s’est poursuivi de manière inégale et différenciée jusqu’au lundi 9 décembre. Une nouvelle vague de grèves et manifestations a eu lieu le mardi 10. Puis deux nouveaux « temps forts » ont été annoncés pour le jeudi 12 et le mardi 17 décembre tandis que la grève massive et continue paralyse les chemins de fer et les transports parisiens.
Cette politique de « temps forts » s’est chronologiquement articulée avec les manœuvres du gouvernement qui a tenté de fissurer la mobilisation en organisant de nouvelles réunions avec les syndicats le lundi 9, puis en exposant son projet le mercredi 11 décembre avant de proposer… de nouvelles concertations.
En décidant d’exposer l’architecture de son projet de réforme des retraites et en fixant le calendrier, Macron fait ainsi le choix d’engager la « bataille » (au sens premier du terme), et de jouer l’avenir de son gouvernement.
Tout dépend désormais de la capacité du mouvement profond à durer, à se renforcer donc à surmonter les manœuvres, à imposer en particulier à l’intersyndicale une vraie rupture avec le gouvernement, et à s’organiser sur cette base.
Mardi 10 décembre : une détermination inentamée
Après l’exceptionnelle journée de grève du jeudi 5, le nouveau « temps fort » décidé par l’intersyndicale (CGT, FO, Solidaires et FSU) avait valeur de test, de même que le niveau de la grève à la SNCF et à la RATP, ininterrompue depuis le 5 décembre.
Certes le mouvement fut moins exceptionnellement massif. Il n’en reste pas moins que la journée du 10 décembre prouva encore la puissance du mouvement.
La grève ? Elle demeura massive à la SNCF et à la RATP. Elle rebondit de manière importante dans l’enseignement. Et elle toucha, de manière inégale mais réelle, bien des entreprises et nombre d’administrations. Mais dans le privé, la grève se réduisit souvent à de simples débrayages.
Les manifestations ? Elles furent massives et nombreuses. Moins importantes ? Sans doute. En général, d’importance moitié moindre : 5000 à Saint-Nazaire, par exemple, au lieu de 10’000 le 5 décembre ; 20’000 à Lyon au lieu de 40’000. Au total, les syndicats annoncèrent près de 900’000 manifestant·e·s dans tout le pays. Même le nombre de participants indiqué par les préfectures (qui minorent la participation réelle) est encore à un niveau très élevé : 7000 à Rennes, 5000 à Limoge, 12’000 à Toulouse et à Marseille.
Néanmoins, les cortèges étaient massifs, et souvent plus dynamiques que le jeudi précédent.
À cela se sont ajoutés des blocages de lycées et de quelques universités.
Entre cette seconde journée massive du 10 décembre et la précédente se sont intercalées quatre jours d’actions.
Entre deux « temps forts » : continuité, et reconductions du 6 au 9 décembre
Le vendredi 6 décembre eurent lieu nombre de « reconductions » de la grève, en particulier dans les établissements scolaires. De même le lundi 9, ces grèves reconductibles étant « soutenues » (verbalement) et encouragées par les directions syndicales (avec une impulsion plus forte donnée par Solidaires). Pour ces grévistes (souvent minoritaires dans leur établissement) il s’agit souvent de maintenir une continuité entre deux « temps forts », parfois d’espérer engager un processus allant vers la grève générale, ou tout simplement de combattre une politique jugée intolérable.
De telles grèves reconduites jour après jour, et à l’échelle locale, exige de la part des militant·e·s qui les organisent une dépense d’énergie considérable. D’autant que le temps « libéré » par la grève est alors mis à profit, souvent, pour aller dans d’autres établissements et entreprises afin d’étendre la grève. Le risque est alors de s’épuiser dans « l’activisme » (au détriment parfois de la réflexion).
Simultanément, se développe en continu la grève à la RATP et à la SNCF. Dans ces deux secteurs, quel que soit le rôle que peuvent jouer les Assemblées générales quotidiennes (dans les dépôts, centres, etc.), la mobilisation est « cadrée » nationalement par les syndicats qui, dans ces deux secteurs, ne sont pas dans une logique de « temps forts ». Cela contribue à la puissance et à la ténacité de la grève.
Il n’en reste pas moins que, dans ces deux entreprises, de même que dans l’enseignement, ou d’autres secteurs, il manque un outil (du type coordination nationale de délégués mandatés par les travailleurs) permettant aux grévistes de contrôler leur lutte… et leurs syndicats.
Cela s’avère particulièrement utile quand on combat un gouvernement qui ne cesse de promouvoir le « dialogue » avec les syndicats, et multiplie les offres de rencontre comme ce fut le cas le lundi 9 décembre.
Lundi 9 décembre : nouvelles concertations
Ce jour-là, le haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, reçoit les « partenaires sociaux », afin de « tirer les conclusions » de la concertation relancée en septembre. Tous les syndicats sont représentés.
À l’issue de cette réunion, peu d’informations sont données.
Un communiqué CGT alors publié indique cependant, en creux, le rôle de cette rencontre : « Avec la séance d’aujourd’hui, ce sont 24 réunions qui se sont déroulées. 24 réunions auxquelles la CGT a participé et durant lesquelles elle n’a eu de cesse de présenter ses propositions pour un régime de retraite solidaire ». Et la CGT déplore « l’absence de réponse à ses propositions ».
En clair : cette réunion a permis au gouvernement de constater que la grève en cours n’empêche pas de poursuivre le dialogue social mené antérieurement.
Et elle permet au gouvernement de procéder aux derniers ajustements avant que l’architecture de la réforme soit exposée le 11 décembre par le Premier ministre Édouard Philippe.
Mercredi 11 décembre : Macron droit dans ses bottillons
Macron s’est-il senti encouragé par la tenue (et la teneur) de ces discussions ? Puis par l’apparent fléchissement des mobilisations le 10 décembre ? N’a-t-il pas compris, lui et son équipe déconnectée de la réalité sociale, que les directions syndicales étaient soumises à une forte pression de la base, de l’ensemble des salarié·e·s ?
Le fait est que le Premier ministre fut envoyé au front par Macron comme s’il était acquis que les organisations syndicales favorables au système universel à points, la CFDT et la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) notamment, pouvaient ne pas réagir, ou que le gouvernement pouvait se passer de leur soutien. De fait, dans le discours prononcé par Édouard Philippe devant le Conseil Économique et Social, qu’il appelle la « chambre des corps intermédiaires et du dialogue social », non seulement l’essentiel était maintenu mais quasi rien n’était concédé à ces organisations.
Sur l’essentiel, tout restait en place, avec un système universel qui fusionne les régimes des salariés avec les caisses diverses des indépendants (notaires, pharmaciens, etc.). Cela gomme un peu plus la frontière de classe et la solidarité entre salariés.
En outre, le système à points dénature ce que sont les cotisations sociales (dites « salariales et patronales ») qui sont toutes une part mutualisée du salaire. Avec le système à points, on acquiert obligatoirement un certain nombre de points en fonction de son salaire ou de sa contribution (indépendants, notaires, etc.). Avant de pouvoir les utiliser 20 ou 45 ans plus tard. Quant à la « valeur » de ces points, aucun texte ne peut la garantir sur une telle échelle de temps.
Or le dispositif Macron inscrit dans le marbre que le volume total des retraites ne doit pas dépasser 14 % du PIB… même si le nombre de retraités augmente de moitié (passant de 18,6% de la population active aujourd’hui à 26,2% en 2050).
Un projet de réforme sans concessions
Sur les mesures annexes qu’espéraient les syndicats conciliateurs, même intransigeance :
• aucune concession pour les travailleurs de la SNCF et de la RATP qui sont renvoyés au « dialogue avec les présidents » de ces entreprises publiques alors que ces entreprises sont asphyxiées financièrement. Pas question de concéder pour ces régimes spéciaux « la clause du grand père » qui mettrait à l’abri de la réforme les salarié·e·s déjà embauchés. Dans le discours de Philippe, ces entreprises ne sont même pas nommées.
• aucune concession non plus pour les enseignants à qui ont fait la promesse qu’ils ne perdront pas « le moindre euro de pension »… mais qui, en réalité, perdront beaucoup même s’ils acceptent de re-négocier leur statut avec le Ministre de l’enseignement pour véritablement repenser le métier d’enseignant », discuter « des carrières et des organisations du travail ».
En clair : pour que les enseignants puissent compenser (un petit peu) l’effondrement prévu de leur pension de retraite, il leur faudrait en plus accepter une augmentation du temps de travail et une aggravation de leurs conditions de travail.
À cela s’ajoute une mesure annexe, une pièce rapportée sur le projet de réforme : l’exigence du retour à l’équilibre financier, au plus tard en 2027, du régime actuel des retraites. Cette mesure dite « paramétrique » (que par avance la CFDT qualifiait de « ligne rouge ») est destinée à combler les prétendus déficits du régime des retraites (déficits provoqués par la politique gouvernementale).
Ce retour à l’équilibre financier passerait par un départ plus tardif à la retraite : certes, l’âge légal de 62 ans serait inchangé, mais tout serait fait pour « inciter » les travailleurs à partir plus tard, à un âge dit « d’équilibre » (ou âge pivot) fixé à 64 ans. Le moyen utilisé serait un système de bonus-malus incitatif. Pour le Premier ministre, ce serait « la seule solution ».
Et qui déciderait de ces mesures de bonus et malus ? Ce devrait être les représentants syndicaux…
« Gouvernance » et co-gestion de la politique anti-sociale
La dangerosité de cette mesure n’a pas été assez soulignée. Pourtant, Édouard Philippe enfonce le clou, insistant sur le fait que les partenaires sociaux gérant ce système devront se soumettre à l’objectif : « Sur le retour à l’équilibre : À terme, je l’ai dit, ce sera la responsabilité des partenaires sociaux. (…). Il leur reviendra donc de fixer une trajectoire de retour à l’équilibre, puis de maintenir celui-ci. Si les partenaires sociaux s’entendent sur une telle trajectoire, le Gouvernement la prendra à son compte. Mais nous devons être prêts à prendre nos responsabilités. (…)
Les responsables de la nouvelle gouvernance auront à définir le bon système de bonus-malus pour aller vers ces 64 ans. Dans l’hypothèse où les responsables de la nouvelle gouvernance ne présenteraient pas une trajectoire d’équilibre, ou les moyens de la garantir, la loi-cadre aura prévu ces mécanismes. »
On a ici l’aboutissant de tout un processus. Rappelons qu’à l’origine, la Sécurité Sociale (Assurance maladie et Retraites) aurait dû être gérée par les seules organisations syndicales ouvrières puisque son financement provenait exclusivement des cotisations sociales qui sont une part mutualisée du salaire (qu’elles s’appellent cotisations « salariales » ou « patronales »). Le compromis passé avec la bourgeoisie après la Seconde Guerre mondiale conduisit à une gestion paritaire (syndicats de salariés et représentants patronaux). Puis avec de Gaulle fut introduite la gestion « tripartite », l’État s’invitant dans cette gestion. L’emprise de l’État se renforça ensuite avec le financement d’une partie de la caisse d’assurance maladie par l’impôt (la CSG-Contribution sociale généralisée) qui compensait les cadeaux faits au patronat (par les exonérations de cotisations). Et enfin, fut imposé un contrôle général par le vote annuel de la loi de finance de la sécurité sociale.
Avec le projet Macron, la branche retraite passe totalement aux mains du gouvernement (et de son Parlement obéissant) : les représentants syndicaux sont transformés en serviteurs du pouvoir, en simples exécutants de la politique dictée par la bourgeoise.
L’enjeu n’est donc pas simplement financier, il est aussi très politique.
Pour ces raisons, Macron doit désormais aller vite. Ainsi, le projet de loi devrait être présenté en conseil des ministres le 22 janvier, et mis en discussion au Parlement à partir de la fin février 2020.
Des réactions syndicales hostiles au projet Macron
Comme cela était prévisible, les directions syndicales (CGT et FO, Solidaires et FSU) se montrèrent hostiles à au projet présenté ce 11 décembre.
Moins attendue fut la réaction des organisations dites « modérées », en particulier celle de la CFDT favorable au système universel à points et n’ayant participé ni aux grèves ni aux manifestations, sauf exception telle que la fédération CFDT-Cheminot qui avait dû se rallier au dernier moment à la grève. Le dirigeant de cette fédération particulière de la CFDT, Didier Aubert, fut d’ailleurs le premier responsable syndical à réagir, dans la minute qui suivit le discours gouvernemental.
Ce dirigeant expliquait la veille encore : « si le gouvernement nous accorde la clause du grand-père, on sort du conflit tout de suite ». En même temps, il s’inquiétait : « La CFDT cheminots ne jouera pas au pompier pendant que le gouvernement joue au pyromane. (…). Et, attention, on est en train d’arriver à un moment – au bout de six-huit jours de conflit – où les gens ont trop perdu pour reprendre le travail avec rien ou trois fois rien. J’ai connu 1995 et j’ai vu arriver ce point de bascule où la grève prend une dimension qui peut devenir irrationnelle ».
Après la présentation du projet de réforme, sa réaction est à la hauteur de ses inquiétudes : « le compte n’y est clairement pas ». Négocier avec le patron de l’entreprise ? « Il n’a pas de marge de manœuvre budgétaire ». Un âge pivot à 64 ans ? « Cela ne me satisfait pas », et « Je ne me vois pas entrer dans les dépôts et dire que la CFDT accepte les dispositions et lève le préavis », même si « certaines dispositions vont dans le bon sens ».
Un moment plus tard, la position confédérale tombe : « la ligne rouge est franchie » déclare Laurent Berger. Puis la CFDT appelle à participer aux manifestations prévues la semaine suivante (mais non aux grèves).
À la base de toutes ces réactions, celles des syndicats regroupés dans l’intersyndicale mais aussi, pour une part, celles des syndicats conciliateurs, il y a l’hostilité profonde des salarié·e·s au projet, la puissance de la mobilisation qui se réfracte jusqu’au sommet des appareils syndicaux.
En témoignent les réactions immédiates d’institutrices du 18e arrondissement parisien et interrogées par des journalistes : « on n’attendait pas grand-chose et on ne s’est pas trompé ». C’est « un discours d’enfumage (…) Je suis encore plus déterminée ».
Mais si l’hostilité des salarié·e·s demeurait entière à ce projet, la réponse pratique de l’intersyndicale (CGT, FO, Solidaires, FSU et UNEF) demeura dans les rails qu’elle avait tracés antérieurement : poursuite des actions « saute-mouton », avec des actions délocalisées le jeudi 12 et un temps fort national le mardi 17 décembre, tout en continuant de soutenir les « reconductions » décidées localement. Avec, toujours, une exception : la grève massive et continue à la SNCF et à la RATP.
Cette position générale inchangée reste néanmoins plus difficile à tenir en ce qui concerne la question des concertations avec le gouvernement, avec des évolutions parfois nettes pour quelques syndicats.
On ne se concerte pas avec l’ennemi
Au début de la grève comme dans la phase antérieure à la grève engagée le 5 décembre, bien peu nombreux étaient les militants à défendre l’exigence que les syndicats cessent de se concerter avec le gouvernement, et plus rares encore ceux qui faisaient prendre position dans leur AG et dans leur syndicat. Cette exigence étant souvent incomprise du fait que, depuis des décennies, s’est institutionnalisée une pratique de « dialogue social » et que se sont multipliées les instances de « dialogue », de « concertation » de « participation ». De ce fait, bien des militants même radicaux évitaient soigneusement ce combat, disant ne pas trop en comprendre l’intérêt.
Pourtant, la situation d’affrontement et le mûrissement politique ont conduit à l’expression de cette nécessité.
Déjà l’Union Départementale CGT94 s’était prononcée en ce sens (cf. l’article précédent). Mais le 9 décembre, cette exigence devient unitaire dans ce département. Le communiqué de l’intersyndicale du Val-de-Marne (94) est alors titré en gros caractère : « Plus que jamais : Ni négociable, ni amendable, retrait du projet Macron-Delevoye ».
Fait notable : ce communiqué est signé par la CGT 94 mais aussi par quatre autres organisations départementales : FO 94, Solidaires 94, FSU 94 et UNEF. C’est là un point d’appui.
Mais le communiqué ne va pas pour autant jusqu’à conclure sur la nécessité de boycotter tout dialogue avec le gouvernement.
Après le discours gouvernemental du mercredi 11, cette nécessaire rupture avec les concertations prit davantage de force.
Conviées le jeudi matin par la direction de la SNCF à une réunion prévue pour évoquer des questions propres à l’entreprise, la CGT-Cheminots, l’UNSA ferroviaire et SUD-Rail découvrirent que la question des retraites avait été mise à l’ordre du jour. SUD puis la CGT claquèrent alors la porte. « Cette rencontre ne visait qu’à permettre à la direction de l’entreprise et au gouvernement de pouvoir déclarer que les organisations syndicales cheminotes étaient autour de la table de la concertation » déclarait SUD-Rail. « Il n’y a rien à négocier sur ce dossier avec la direction », ajouta la CGT.
À la RATP, le PDG voulut recevoir jeudi matin (le 12 décembre) les syndicats. La CGT refusa de venir, en déclarant : « Nous demandons l’abandon du projet de réforme et pas son aménagement à la RATP ». Par contre, l’UNSA et la CFE-CGC de la RATP ont accepté la rencontre. Les concertations contribuent ainsi à diviser les syndicats.
Après le discours d’Édouard Philippe, l’exigence qu’il faille rompre le dialogue avec le pouvoir est aussi exprimée dans diverses AG de base. Ce dont témoigne la position adoptée le 12 par l’Assemblée générale du lycée Berthelot (Saint-Maur 94), qui déclare en particulier : « Nous exigeons le retrait pur et simple de la réforme des retraites. Ce projet est ni amendable ni négociable. Nous appelons l’ensemble des directions syndicales :
– à exiger, dans l’unité, le retrait de la réforme des retraites dans son intégralité,
– à refuser toutes les concertations et négociations avec le gouvernement, sur n’importe quel sujet, tant que la réforme des retraites ne sera pas retirée ».
Le même jour, un communiqué national de SUD éducation est titré : « Rendez-vous avec les syndicats : SUD éducation ne se rendra pas à la mascarade de Blanquer », le ministre de l’enseignement.
« SUD éducation, ainsi que l’Union syndicale Solidaires, ne se rendront à aucun rendez-vous ni dans aucune instance dans la période de mobilisation d’ampleur, et boycotteront notamment le Conseil Supérieur de l’Éducation du 18 décembre prochain.
L’heure n’est pas la négociation avec un gouvernement fébrile et discrédité. »
Le même jour, Solidaires (dont fait partie SUD) affirme : « nous ne sommes pas dupes des appels à la négociation. Nous ne nous laisserons pas enliser dans des rencontres dans les salons des ministères pour négocier la régression sociale secteur par secteur. Nous n’avons qu’un mot d’ordre : NI AMENDABLE, NI NÉGOCIABLE, RETRAIT DU PROJET ». (Bulletin des luttes n° 7 du 12 décembre). Mais il n’est pas fait grande publicité à cette position.
Les directions sous pression maintiennent leur cap
Mais de telles positions sont encore bien minoritaires. Pour l’essentiel des directions syndicales, la même stratégie demeure : l’exigence du « retrait » n’est pas toujours clairement affirmée ; on poursuit l’enchaînement des « temps forts » deux fois par semaine (en « soutenant » ceux qui reconduisent la grève entre deux temps forts) ; et on persiste à demander des négociations sur la question des retraites.
En témoigne le communiqué de l’intersyndicale (CGT, FO, FSU, Solidaires, et de quatre organisations de jeunesse) publié le 11 décembre après la présentation du projet de réforme. Ce communiqué, qui inclut en outre la signature et le logo de la CFE-CGC (qui syndique les cadres) est d’une grande modération. Il appelle le gouvernement « à renoncer à un tel projet pour ouvrir des négociations immédiates pour améliorer le système par répartition actuel ». Il n’est donc pas question de boycotter les discussions annoncées par le gouvernement. Les signataires vont donc pouvoir poursuivre les concertations. C’est ce que va faire la CFE-CGC. C’est ce que la FSU se prépare à faire.
C’est sur cette base que les signataires appellent à se mobiliser : « Plus que jamais, les organisations syndicales réaffirment leur appel à renforcer la mobilisation par la grève et sa reconduction quand les salariés le décident et par les manifestations notamment les 12 et 17 décembre prochains ».
Une telle position fragilise grandement le mouvement.
La « bataille » est engagée
Édouard Philippe avait introduit son discours en disant : « cette réforme n’est pas une bataille. (…). Je ne veux pas de la rhétorique guerrière, je ne veux pas entrer dans ce rapport de force. »
Pourtant, c’est bien d’une guerre de classes dont il s’agit et, après plus de 18 mois de concertation, après 6 jours de grève massive à la RATP et à la SNCF, et après le déferlement des manifestations le 5 décembre et encore le 10, c’est bien la « bataille » que vient d’engager, le 11 décembre, le gouvernement : le conflit est ouvert, frontal, et derrière le Premier ministre, c’est Macron qui se lance dans la mêlée.
Au sens fort du mot, la bataille est donc engagée, et avec elle l’avenir du gouvernement. De ce fait, le combat prend toute sa dimension politique.
Mais ce combat ne se réduit pas à celui de deux camps. Dans ce combat, Macron ne compte pas seulement sur l’usure du mouvement (et, si nécessaire, sur une plus brutale répression policière et judiciaire). Il compte beaucoup sur la division du mouvement, et donc sur les concertations au cours desquelles il pourrait remplacer l’âge pivot par un dispositif analogue.
Du côté des opposants à la réforme, il y a donc le combat entre les travailleurs qui veulent le retrait de la réforme et les dirigeants qui cherchent le compromis : non seulement les directions syndicales dites « modérées », prêtes à tourner casaque si le gouvernement reculait sur l’âge pivot, mais aussi les directions « classiques » (dont la CGT, FO et la FSU) qui persistent à discuter avec le gouvernement.
Tout dépend donc désormais de la capacité du mouvement profond à submerger ces obstacles et ces manœuvres, et du possible surgissement d’un mouvement spontané. Et dans ce combat, les militant·e·s ont un rôle important à jouer.
Serge Goudard, 14 décembre 2019
Notes
• A l’encontre. Article publié le 8 décembre 2018 :
http://alencontre.org/europe/france/france-decembre-2019-la-greve-de-masse-deferle-mais-doit-surmonter-de-reels-obstacles.html
Décembre 2019. La grève de masse déferle, mais doit surmonter de réels obstacles
Le 5 décembre, une grève de masse – accompagnée de puissantes manifestations – a déferlé en France pour défendre le système de retraites, pour imposer le retrait du projet gouvernemental visant à instaurer un système « universel » de retraites à points.
Cette grève, qui avait été convoquée deux mois auparavant par ses initiateurs comme une grève à la fois sectorielle et illimitée, a ensuite cristallisé la volonté générale de combattre le projet de Macron et, au-delà, le rejet de toute la politique gouvernementale. Pour nombre de militant·e·s, l’heure est désormais venue de la « grève générale », et le plus souvent de sa reconduction. Mais dans ce combat, le pouvoir en place dispose d’outils qu’on ne peut négliger.
5 décembre : Puissance de la mobilisation
On savait que la grève serait massive : elle le fut. La région parisienne fut paralysée par la grève des transports en commun, les chemins de fer à l’arrêt, les écoles, les collèges et lycées fermés dans tout le pays, de même que la poste et nombre d’administrations.
Une grève d’une ampleur exceptionnelle mais ne touchant que partiellement les entreprises privées, notamment de l’industrie et du commerce
Significatif : des professions et des catégories sociales souvent loin des préoccupations ouvrières se sont associées à cette grève, comme les avocats.
Significatif aussi : le ralliement à la grève de quelques syndicats membres de la CFDT ou autre confédération favorables au principe même de la retraite universelle à points, qui est la base du projet Macron. Ce « ralliement » contraint (qui peut aussi annoncer de futures désertions) traduit la force de la colère des salarié·e·s.
D’où des manifestations de grande ampleur, la puissance des différents cortèges : 250’000 manifestants à Paris, beaucoup piétinant des heures entières avant de pouvoir se mettre en mouvement (le cortège étant bloqué à la suite d’incidents avec la police), 40’000 à Lyon avec – comme ailleurs – une présence dominante des rangs cégétistes, 20’000 à Montpellier, etc. Au total : 250 cortèges réunissant plus de 1,5 million de manifestants selon la CGT.
Fait notable : la puissance inhabituelle des cortèges dans nombre de villes « petites » ou moyennes. Ainsi, dans l’Oise : plus de 2000 manifestants à Nogent-Sur-Oise, 3500 à Compiègne et 6200 à Beauvais.
Un mouvement profond
Ce jaillissement ne peut être séparé d’une série de mobilisations qui ont eu lieu depuis un an. Pourtant, les grèves ne furent pas particulièrement nombreuses ni intenses dans le secteur privé, et les plus importantes grèves dans le secteur public (contre la réforme des lycées ou contre la casse du statut des cheminots) se sont terminées par des échecs. Mais certaines mobilisations sont remarquables par leur spontanéité et leur durée : c’est le cas des Gilets jaunes, mouvement à la fois confus et tenace. C’est le cas de la grève des personnels hospitaliers des services d’urgences, qui se poursuit depuis 9 mois : mouvement organisé à partir de quelques revendications claires, et centralisé en une coordination nationale appuyée par les syndicats. Cette mobilisation est profondément populaire (à 88% selon les sondages), et met en difficulté le gouvernement qui a tenté en vain, à trois reprises, d’éteindre ce foyer de lutte avec de pseudo-concessions.
Car, en toile de fond, il y a la volonté générale parmi les salarié·e·s de briser l’offensive de Macron, en particulier dans des secteurs déjà frappés par cette politique. C’est le cas dans l’enseignement ; c’est le cas à la SNCF où ont éclaté, fin octobre début novembre, deux grèves locales de quelques jours, grèves spontanées prenant de court les appareils syndicaux, l’une à la suite d’un accident et l’autre, victorieuse, pour préserver un acquis local que remettait en cause la direction de la SNCF.
C’est dans cette situation générale de mécontentement croissant qu’eut lieu, le 13 septembre dans les transports en commun parisiens, une journée de grève exceptionnellement massive : tellement massive qu’elle amena une série de syndicats de la RATP (mais sans la CGT) à décider d’une grève illimitée devant commencer… 11 semaines plus tard, c’est-à-dire à partir du 5 décembre, contre la destruction de leur régime de retraite.
Titré « en décembre : illimité ! » et signé par cinq syndicats qui « rejettent le projet de réforme de retraite du gouvernement » (l’UNSA-RATP, la CFE-CGC-RATP, SUD-RATP, SOLIDAIRES-RATP et FO-RATP), cet appel daté du 20 septembre déclare que ces cinq syndicats « s’organisent d’ores et déjà pour un mouvement illimité à partir du 5 décembre 2019 ».
Cette action à la fois sectorielle et pour le moins décalée dans le temps est devenue, paradoxalement, le point de convergence d’une aspiration profonde à en découdre avec le gouvernement.
Une préparation intense… avec des objectifs différents.
Entre-temps eut lieu le mardi 24 septembre une journée nationale d’action contre le projet de réforme des retraites. Les manifestations, limitées, furent « cadrées » par le dispositif fixé par les appareils syndicaux : celui d’une simple « journée d’action ». Le même jour, le gouvernement annonçait que, après 18 mois de concertation avec les syndicats, allaient se tenir le 3 octobre des concertations concernant l’application de cette réforme à la fonction publique.
Pour un nombre croissant de militants syndicaux et politiques, la date du 5 décembre devint alors, peu à peu, un objectif central : faire de cette date le point de convergence pour engager la grève générale. En particulier durant les deux semaines précédent la grève, l’activité des militants fut intense pour faire de cette grève le point de départ d’une mobilisation générale.
Cela correspondait à une aspiration réelle à un combat uni, aspiration que les différentes organisations syndicales durent prendre en compte en se ralliant plus ou moins vite à cette date du 5 décembre.
Mais ce ralliement des directions syndicales fut fait à « leur » manière.
D’abord ce fut en transformant l’appel à une grève illimitée en une grève « reconductible ». Ce n’est pas pareil. Surtout si on ne précise pas à quel rythme cette grève est reconduite : chaque jour ? Un jour par semaine ?
Ensuite, les confédérations transformèrent l’appel au 5 décembre en appel à une « première » journée d’action. En témoigne le texte des confédérations (du 16 octobre), signé de la CGT et de FO, de Solidaires et de la FSU, ainsi que des organisations de jeunesse FIDL (Fédération indépendante et démocratique lycéenne), MNL, UNL et UNEF. Les signataires « s’engagent à construire un plan d’action contre le projet de réforme de retraites par points » et appellent « à une 1re journée de grève interprofessionnelle le jeudi 5 décembre 2019 ».
On est donc loin d’une logique de grève illimitée, mais dans une logique de « journées » d’action successives.
Mais l’aspiration à la grève jusqu’au retrait de la réforme étant très forte, cela s’est ensuite combiné avec un soutien aux travailleurs qui voudraient « reconduire » la grève du 5.
C’est ainsi que le SNES-FSU annonce qu’il « soutient les reconductions qui seraient votées par les équipes » pour le vendredi 6 décembre. Et pour la suite ? « Pour s’organiser dans la durée, nous vous informerons au plus vite des décisions de l’intersyndicale nationale. »
C’est ainsi que l’intersyndicale fonction publique CGT, FA, FO, FSU, SOLIDAIRES, le 29 novembre, appelle pour la suite du jeudi 5 à « s’inscrire dans la durée selon des modalités diverses, grèves, manifestations… y compris par la reconduction de la grève là où les agents le décideront ».
Quant à ces fédérations syndicales elles-mêmes, elles annoncent alors qu’elles feront le « point sur la situation le 6 décembre » à la suite de l’intersyndicale des confédérations du même jour. Ce qui revient à dire qu’elles n’appelleront pas à la grève pour le 6 décembre.
Enfin, l’ambiguïté régna quant à l’objectif : retrait du projet Macron de réforme à points ? Retrait d’un projet ni négociable ni amendable, et refus de tout projet « universel à points » ? Ou bien simple pression pour « améliorer » le projet gouvernemental ?
Ce ne sont pas de simples querelles de mots. De ce fait, le débat à l’intérieur des syndicats, de la CGT notamment, fut souvent orageux. En témoigne la déclaration publique d’une Union départementale, celle du 94 (Val-de-Marne) adressée le 24 septembre au bureau confédéral : ce courrier, évoquant « l’appel unitaire à la grève illimitée du 5 décembre prochain à la RATP » proteste avec force contre les propos d’un dirigeant confédéral qui aurait laissé entendre que « la CGT était plus favorable à des actions périodiques », propos qualifiés d’« ineptie ».
À la veille du 5 décembre, les ambiguïtés persistaient donc. Grève générale ? Illimitée ? Reconductible ? Jusqu’au retrait pur et simple du projet ?
Ce sont ces questions non résolues qui se sont reposées dans les assemblées générales le jeudi 5 décembre après les manifestations et le vendredi 6 au matin.
Vendredi 6 décembre : une reconduction partielle et diverse
Comme cela était prévisible, la grève s’est poursuivie massivement dans quelques secteurs structurellement centralisés (RATP, SNCF…) et de manière fragmentée dans des secteurs tels que l’enseignement, et beaucoup plus rarement dans le privé.
À la SNCF, la grève est restée massive, et les Assemblées générales ont été très combatives. Le nombre de conducteurs grévistes (plus de 87%) et de contrôleurs (80%) est même en hausse. 90% des TGV et 70% des TER sont annulés, les trois premiers syndicats de la SNCF, CGT, Unsa et SUD ayant lancé un appel unitaire à une grève illimitée, reconductible par période de 24 heures, contre la réforme des retraites et pour le maintien du régime spécial des cheminots.
De même à la RATP : 10 lignes sur 14 sont purement et simplement fermées, et la reconduction est votée jusqu’à lundi. 9 lignes seront encore fermées samedi.
Des universités sont fermées (telle celle de Lyon 2, le blocage ayant été décidé par une assemblée d’étudiant·e·s) et des lycéens tentent de bloquer leur lycée, aussitôt pris à partie par la police. Au lycée Ampère-Saxe de Lyon, un jeune lycéen est blessé par un tir de LBD.
Dans cette même ville, ce vendredi 6 décembre, une nouvelle manifestation intersyndicale se tient, rassemblant 3 à 4000 personnes.
Dans le pays, les dépôts de carburants de 5 raffineries sont bloqués. Et deux syndicats de police appellent à « poursuivre le service minimum ».
Difficulté de la reconduction
Mais dans l’enseignement, le nombre de grévistes ayant reconduit est bien moindre, bien que significatif.
En l’absence d’une centralisation nationale de la lutte, d’une coordination nationale de délégués mandatés par les AG, comment prendre une décision dans une AG en ignorant les positions adoptées ailleurs ? Quand un noyau militant motivé agit dans un établissement, une entreprise, la reconduction est possible. Mais combien d’entreprises, de services, de salles de professeurs sans militant actif ?
Certes, il y eut bien mise en place de coordinations locales, mais elles ne peuvent guère suppléer à l’absence d’une centralisation nationale. Rien d’analogue à la coordination nationale dont se sont dotés depuis 9 mois les personnels soignants des urgences hospitalières.
Dans ces conditions, la grève reconductible à la base peut prendre un caractère auto-disloquant. Dans les Assemblées générales de ville, comme à Lyon le 5, s’est exprimées cette difficulté : certains établissements reconduisent la grève le 6, mais de manière minoritaire puis souvent, « sautent » le lundi en attendant mardi, d’autres « sautent » le vendredi et le week-end pour reconduire lundi, et d’autres suspendent la grève pour attendre mardi 10 décembre. De facto, mesurant plus ou moins nettement le flou des déclarations syndicales, nombre d’enseignants préfèrent « économiser » leurs forces. On a même l’exemple d’un lycée organisant la grève reconduite par roulement, une partie des enseignants faisant grève chaque jour…
Certes, l’argument des militants qui défendent « la reconductible » ne peut être ignoré : il s’agit que la base puisse contrôler son combat. Mais, en l’absence d’une coordination nationale des délégués d’AG et secteurs, ce sont alors les appareils syndicaux nationaux qui reprennent la main, et imposent « leur » calendrier. En l’occurrence, celui des « temps forts » de la lutte, qui sont autant de journées d’actions à répétition pour l’ensemble des salariés, tandis que la grève reconduite se poursuit dans quelques secteurs. Et ce calendrier, avec une nouvelle journée nationale de grève le mardi 10 décembre, va coller à celui du gouvernement.
Philippe Martinez, dirigeant de la CGT, donne le là : « Il faut généraliser les grèves dans toutes les entreprises ». Or, dans le passé, en particulier lors des grèves massives de 1995, cette formule fit débat, et la grève « généralisée » fut opposée à ceux qui exigeaient un appel à la grève générale, y compris en plein congrès CGT.
Vendredi 6 : un calendrier se met en place
Le vendredi 6, le premier ministre (Edouard Philippe) déclare que les syndicats, une fois encore, seront reçus, et cela le lundi 9 décembre. Puis sera annoncé, mercredi 11, le plan précis de la réforme prévue. Et il centre son intervention sur les « régimes spéciaux » voués à disparaître, cherchant ainsi à opposer quelques secteurs (SNCF, RATP) à la masse des travailleurs et travailleuses, comme si la réforme ne menaçait pas l’ensemble des salarié·e·s.
Entre ces deux dates : le nouveau « temps fort », qui amorce un cycle de grèves « à saute-mouton » comme on en a déjà connu dans le passé. L’intersyndicale se réunit de nouveau, le 6, cette fois-ci avec la très modérée CFE-CGC (organisant les cadres), présente mais ne signant pas le communiqué unitaire [daté du 6 décembre et publié sur ce site] dans l’attente des réponses du gouvernement.
Le communiqué de l’intersyndicale appelle à une nouvelle journée de grèves et de manifestations mardi 10 décembre : « les organisations syndicales CGT, FO, FSU, Solidaires, MNL, UNL et UNEF appellent à renforcer et élargir encore la mobilisation par la grève et la reconduction de celle-ci là où les salarié·e·s le décident dès ce vendredi, ce week-end et lundi. Dans ce cadre, elles donnent rendez-vous le mardi 10 décembre pour une journée massive de grève et de manifestations ». Ce communiqué précise que les organisations « réaffirment leur refus d’un système par points dit universel », sans demander pour autant le retrait du projet et, en même temps, demandent au gouvernement « de réelles négociations sans préalable ».
Et l’intersyndicale prévoit de se réunir de nouveau le 10. La CFE-CGC prévoit d’y être présente, tout en précisant : « On attend des annonces sur le fond mais surtout sur la forme, on veut que le gouvernement remette tout à plat et entre dans une logique de négociation ».
La CGT, quant à elle, envisage d’ores et déjà un nouveau temps fort pour le jeudi 12.
Mais une telle tactique de lutte « à saute-mouton » est elle-même inséparable de son objectif.
« Retrait » ou concertation avec le gouvernement ?
Pour le plus grand nombre des salarié·e·s, l’objectif ne prête guère à discussion : c’est le retrait de la réforme dont il s’agit. Cela signifie que cette réforme n’est pas amendable, que ses fondements ne sont pas acceptables.
Pourtant, toutes les directions syndicales se prêtent au jeu de la concertation, et cela depuis plus de 18 mois. C’est là une question centrale trop souvent occultée, qui fait pourtant débat à l’intérieur des syndicats.
Ainsi, le texte émanant de l’union départementale CGT 94, déjà cité, affirme avec force : « nous ne partageons pas du tout ce que nous qualifierons ici de grand écart de la CGT ! Il n’y a rien à négocier dans cette réforme explosive des retraites ! Aucune compensation ni ajustement à attendre ou négocier dans ce projet de retraite par point ! Nous ne sommes pas le CFDT ou l’UNSA ! Nous ne négocions pas le poids de nos chaînes, nous voulons les briser ».
« Ni négociable ni amendable » cela veut dire : « personne ne discute »
Dans des « Assemblées générales » de ville du 5 décembre (regroupant des enseignants délégués mais aussi nombre de participants individuels) fut parfois exprimée l’exigence que les directions syndicales cessent ces concertations, et cela fut largement applaudi. Mais de telles déclarations n’offrent guère d’intérêt quand elles ne s’appuient pas sur des positions de sections syndicales ou d’assemblées générales d’entreprise ou d’établissement.
Plus utiles nous semblent les positions acquises par de véritables assemblées générales, à l’image de celle adoptée le 19 novembre par les enseignants du lycée Blum (94 : Val-de-Marne) qui se prononcent pour « le retrait pur et simple » de la réforme, laquelle « n’est ni amendable ni négociable » et qui, sur cette base, « demandent aux organisations syndicales d’appeler clairement à la grève à la suite du 5 décembre ».
Car ce sont des facteurs d’organisation en rupture avec le dialogue social si utile au gouvernement. Mais de telles prises de position sont encore bien peu nombreuses.
Tandis que ce dialogue social entretient l’ambiguïté quant à la volonté de combattre des directions syndicales, et encourage le gouvernement à persévérer : « Tant qu’il y a du dialogue, il y a de l’espoir », peut-il se dire.
Une escroquerie langagière : les soi-disant « régimes spéciaux »
Il s’agit là d’une redoutable confusion. Un leitmotiv du gouvernement est que son projet « universel viserait à mettre fin aux 42 régimes différents de retraite, pour unifier le tout au nom de l’équité.
Les syndicats « répondent » en expliquant que « les régimes spéciaux » seraient une juste compensation à un travail particulièrement difficile. Ce faisant, ils répondent, de manière très défensive, à côté du problème, refusant de remettre en cause le cœur de ce leitmotiv.
Car il n’existe pas « 42 régimes » de retraites, c’est-à-dire 41 régimes spéciaux à côté de celui, « général », des travailleurs du privé ; mais il existe d’un côté les régimes de retraite des salarié·e·s, et de l’autre les régimes divers des « indépendants », tel celui des pharmaciens : comment peut-on accepter de mettre dans le même sac, par exemple, le régime particulier des travailleurs de la RATP, acquis de haute lutte, et celui des notaires ?
De ce point de vue, le système français n’est en aucun cas un « système public de retraite » (comme on a pu le voir écrit), projet que Macron menacerait, mais un système fondé sur la distinction entre retraite des salarié·e·s (régime général, régimes particuliers et pensions des fonctionnaires d’État) et caisses de retraite des « indépendants » (des professionnels libéraux par exemple).
Et c’est cette distinction que Macron veut liquider au profit d’un système « universel » totalement contrôlé par l’État.
On touche là au cœur de l’offensive de Macron, qui vise à détruire le fondement même de la Sécurité sociale, de son régime de retraite notamment : en finir avec un système financé pour les salarié·e·s par les cotisations (dites salariales et patronales) qui sont toutes une partie du salaire, une part mutualisée de ce salaire ; un système mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui organise la solidarité entre les salarié·e·s. [1]
Ce n’est pas un hasard si Macron, opposé à ce système de protection sociale qualifié de bismarckien, a explicitement indiqué vouloir le remplacer par un système bévéridgien contrôlé par l’État, système qui fait disparaître toute solidarité de classe. [2]
Le combat va se poursuivre
Le gouvernement aurait néanmoins tort de trop tôt se réjouir. La puissance initiale du mouvement demeure entière, et entière la volonté d’infliger une défaite à Macron. La politique des « temps forts » ne suffit pas nécessairement à épuiser cette volonté. En 2006, la mobilisation contre le CPE (Contrat de première embauche) avait duré des mois, combinant lutte en continu des étudiant·e·s et manifestations géantes organisées par les syndicats. Et le gouvernement avait dû finalement abroger la loi contestée.
Mais alors, en même temps, la mobilisation avait interdit à quiconque (syndicats ou partis dits de « gauche ») d’aller discuter avec le gouvernement.
Mettre fin aux « concertations », parce que le projet Macron n’est ni négociable ni amendable, reste donc un objectif majeur pour les jours à venir. (7 décembre 2019)
Serge Goudard
Notes
[1] Voir à ce sujet la vidéo disponible sur le site d’Alencontre : http://alencontre.org/europe/france/france-la-greve-generale-a-partir-du-5-decembre.html
[2] Sur cette question : https://insurge.fr/bulletins/bulletins-2017/l-insurge-no31/le-systeme-beveridgien-pour-detruire-les-fondements-de-la-securite-sociale,159.html
• A l’encontre. Article publié le 8 décembre 2018 :
http://alencontre.org/europe/france/france-decembre-2019-la-greve-de-masse-deferle-mais-doit-surmonter-de-reels-obstacles.html