Plus de 8 millions d’hectares ont brûlé en Australie depuis le mois d’octobre, début d’une saison catastrophique de mégafeux qui ont consommé un territoire aussi grand que la Belgique. Vingt-six personnes humaines sont mortes, des dizaines de milliers ont dû être déplacées mais la faune du bush australien est la plus touchée, au-delà des mots et des images : un milliard d’animaux pourraient avoir perdu la vie. Des scènes macabres de cadavres d’animaux prisonniers de paysages calcinés hantent les médias australiens. Alors que des volontaires se relaient pour porter secours à des koalas assoiffés et blessés par les incendies, des snipers en hélicoptère pourraient abattre des milliers de dromadaires afin de protéger des réserves en eau au sud du pays.
Face à cette catastrophe sans précédent, le philosophe et économiste australien, auteur des Apprentis sorciers du climat (Seuil, 2013) et de Requiem pour l’espèce humaine (Presses de Sciences Po, 2013), incrimine le climato-scepticisme fanatique du premier ministre australien, Scott Morrison. Épouvanté par le terrible bilan pour la faune du bush australien, il compare cette tragédie à un « holocauste des animaux », en référence aux sacrifices antiques d’animaux par le feu. Il ne faut pas lire de volonté de polémique facile dans cette expression, et encore moins une intention de relativiser le génocide du peuple juif. Face à l’horreur de l’écocide en cours dans l’un des pays les plus hostiles aux politiques climatiques, Hamilton, comme nous tou·te·s, recherche désespérément quels mots employer pour décrire l’ampleur de la catastrophe en cours.
Jade Lindgaard : En tant que chercheur de longue date sur le climat et l’anthropocène, ancien membre de la Commission australienne sur le changement climatique, comment réagissez-vous aux gigantesques incendies qui ravagent l’Australie ?
Clive Hamilton : L’air est trouble aujourd’hui à Canberra [où vit Clive Hamilton – ndlr]. On nous envoie des dizaines de milliers de masques respiratoires. On n’avait jamais vu ça : tous ces gens qui marchent dans la rue avec des masques pour respirer. Ici, les maisons ne brûlent pas. Des personnes sont beaucoup plus affectées que nous par les incendies dans le reste du pays. Mais ces dernières semaines, plusieurs jours durant, Canberra a connu les plus hauts taux au monde de pollution de l’air. C’est pire qu’à Delhi ou à Beijing. Un couvercle de fumée grise créée par les incendies est tombé sur la ville. Au moment où je vous parle, ce n’est pas la pire journée. Mais le rideau de fumée est très épais. Il y a une montagne à environ 1 km de mon balcon et je ne peux pas du tout la voir. L’air est complètement opaque.
Beaucoup s’inquiètent des conséquences sanitaires de cette pollution de l’air, en particulier pour les personnes souffrant d’asthme. Des institutions (universités, Galerie nationale) ont dû fermer et les compétitions sportives nationales ont été annulées et délocalisées car les athlètes ne peuvent pas s’entraîner, c’est trop dangereux pour leur santé.
Canberra est probablement en temps habituel la ville la plus propre d’Australie. Notre électricité est à 100 % d’origine renouvelable. Et aujourd’hui, nous sommes fortement touchés par les incendies. D’une certaine façon, je me réjouis qu’on subisse cette pollution car cela crée une forme de solidarité avec les personnes qui sont prises dans ces incendies catastrophiques. Des milliers de maisons ont été détruites, beaucoup de personnes ont vécu des expériences terrifiantes, et ont dû littéralement fuir pour sauver leur vie. Des communautés entières ont dû se réfugier sur des plages, prêtes à plonger dans l’eau pour échapper aux flammes. À ce jour, 26 personnes sont mortes. C’est une catastrophe nationale. Et ce n’est pas fini. Vendredi, on s’attend à une hausse des températures à l’est de l’Australie, à 40 °C et plus, et avec beaucoup de vent. Cela va raviver les feux.
Quelle est selon vous l’ampleur de la catastrophe ?
Énorme. L’étendue des destructions dépasse tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Les incendies à l’est de l’Australie, c’est-à-dire en Nouvelle-Galles du Sud et au Victoria ont touché une zone dix fois plus grande que les mégafeux de Californie en 2018. Une région de la taille de la Belgique a été réduite en cendres. C’est monumental. Et ce n’est pas terminé. La pire saison pour les incendies, entre fin janvier et mars, n’a même pas encore commencé. Les gens à qui je parle sont en colère, effrayés et en état de choc.
La réaction de nos dirigeants politiques est épouvantablement mauvaise. Le premier ministre, Scott Morrison, était en vacances à Hawaï pendant les pires moments de la crise. Il semble être resté émotionnellement à distance. Il a tenté d’éviter et même a nié les liens entre le dérèglement climatique d’origine humaine et les incendies actuels. Morrison est à la fois climato-sceptique, chrétien pentecôtiste et ancien cadre marketing. Cette combinaison en fait le pire profil de dirigeant pour ce genre de situation. Le pentecôtisme est rare dans la classe politique australienne, où le climato-scepticisme est largement nourri de facteurs idéologiques : la haine de l’écologie, le refus de céder la moindre chose aux écolos, et la peur des changements dans l’économie et la société que réclame l’adaptation aux dérèglements climatiques. L’église pentecôtiste, contrairement à ce que dit l’encyclique papale Laudato Si, n’a pas de doctrine de sauvegarde de la planète. C’est une forme de fanatisme, complètement immunisé à l’existence de preuves sur la réalité de la crise climatique.
Quelle est l’influence du climato-scepticisme sur le monde politique en Australie ?
Au sein du parti conservateur, le climato-scepticisme est le courant dominant. Le climato-scepticisme sape toutes les tentatives de politique climatique en Australie. C’est la raison pour laquelle Malcolm Turnbull, le précédent chef du gouvernement, a perdu le leadership du parti. Les modérés du parti, qui croient, eux, ce que disent les climatologues, n’ont pas d’espace pour s’exprimer. C’est ce qui explique que la politique australienne soit si mauvaise et que nos émissions de gaz à effet de serre continuent de croître.
Mais il est très important d’avoir aussi en tête que Scott Morrison a été réélu par les électeurs il y a quelques mois. C’est quand même un fait déroutant. Car la question du climat a été le sujet dominant de cette dernière campagne électorale. Mais il n’y a pas eu assez de personnes pour renverser le gouvernement conservateur en faveur de vraies politiques climatiques. Donc, Morrison et les climato-sceptiques ont été réélus.
Comment l’expliquez-vous ?
La proportion des Australiens sincèrement inquiets des dérèglements du climat augmente vite, mais pas assez pour faire la différence électoralement. Peut-être que cela changera après ces incendies. J’ai toujours pensé que la seule façon de briser le mur du déni était que les sceptiques soient confrontés à des catastrophes naturelles dues au changement climatique. Mais j’avais tort. Des maisons peuvent brûler, des familles être incinérées, il y aura toujours des gens parmi les dirigeants politiques et les leaders d’opinion pour dire que ce n’est pas lié au climat. Cela fait partie de leur culture, c’est ce qui définit qui ils sont. Rejeter leur climato-scepticisme leur demanderait de réinventer qui ils sont. C’est pourquoi il est si difficile pour eux de le faire.
« Il a fait 49 °C la semaine dernière. J’ai du mal à prononcer cette phrase »
Que sait-on à ce stade des liens entre les mégafeux en Australie et le dérèglement climatique ?
On sait que les conditions créées par le réchauffement du globe génèrent plus d’incendies, et des feux plus intenses. Ces derniers temps en Australie, on a connu une terrible sécheresse, qui a asséché le bush et les forêts. Nous avons aussi connu des canicules très inhabituelles depuis le mois d’octobre. La canicule estivale a démarré dès le printemps. Des niveaux records de température ont été battus. À Canberra, la semaine dernière, il a fait 44 °C. C’est inédit. À l’ouest de Sydney, dans la ville de Penrith, il a fait 49 °C la semaine dernière. J’ai du mal à prononcer cette phrase… 49 °C ! Ça me coupe le souffle. Tout ce qui est en train de se passer correspond à ce que disent les climatologues depuis des années. Il y a dix ans a été publié un rapport sur les liens entre le changement climatique et les incendies dans le bush australien. Tout ce qui y était envisagé est en train de se produire.
Carte des incendies en Australie, entre le 9 et 6 janvier 2020 (source : myfirewatch.landgate.wa.gov.au).
La faune semble décimée : des chercheurs évoquent des centaines de millions d’animaux tués, des espèces menacées d’extinction. Quel bilan peut-on commencer à tirer ?
Est-il exagéré de dire que c’est un holocauste des animaux ? Je ne crois pas. Un écologue respecté de l’université de Sydney estime qu’un milliard d’animaux pourraient avoir péri dans les incendies depuis trois mois. Un milliard. C’est un holocauste. Un milliard d’animaux ont été brûlés vifs en deux mois. Il est difficile de se représenter cette réalité.
Des pans entiers du pays sont désormais inhabitables. Les animaux qui ont réussi à survivre sortent de leur terrier mais ne trouvent plus rien à manger. Donc beaucoup d’autres vont mourir. Les pires incendies se sont produits dans les meilleurs habitats. C’est pourquoi les écologues sont si inquiets d’un risque d’extinction pour certaines espèces. C’est bouleversant. Un groupe de sauvegarde des animaux tente de sauver des koalas. Ils manquent de place et ont fait un appel à dons et ont recueilli des dizaines de milliers de dollars pour construire des cages. L’impact émotionnel sur les Australiens de la souffrance des animaux dans ces incendies est immense. Il y a une énorme manifestation de compassion. C’est un aspect très important de ces événements. C’est un choc terrible… Plein de gens partent sur les routes pour tenter de sauver les koalas. Certains cadavres portent encore leurs petits dans leur poche ventrale.
Quelles peuvent être les réactions de la société australienne dans les semaines et mois à venir ?
En 2019, il y a eu trois grèves du climat dans les écoles. Énormément de jeunes ont participé aux marches pour le climat. Il ne fait aucun doute pour moi que ce que nous sommes en train de vivre aura un profond effet psychologique sur les jeunes. Je suis sûr qu’il va y avoir d’énormes manifestations de jeunes, encore plus indignés et en colère que l’année dernière. Je suis assez inquiet des impacts psychologiques des feux sur les jeunes enfants : ceux qui sont directement touchés bien sûr, mais aussi ceux dans les villes qui voient ces images, la terrifiante capacité de destruction des feux, les animaux réduits en cendres, les humains terrifiés.
On observe aussi l’émergence d’une nouvelle force politique : une coalition de 26 anciens responsables de brigades de pompiers volontaires, un peu comme les sapeurs-pompiers à Paris, qui ont passé leur vie à combattre les feux du bush. Ils sont considérés comme des héros en Australie. Ces pompiers très estimés ont écrit en mai de l’année dernière une lettre au premier ministre lui demandant un rendez-vous pour lui expliquer la gravité de la menace des incendies. Ils n’avaient reçu aucune réponse. Aujourd’hui, ils disent qu’il se passe exactement ce qu’ils avaient craint. Ils veulent organiser un sommet national. C’est une intervention politique extrêmement puissante : ils sont très estimés, sans couleur politique et ils ont une compétence reconnue sur les feux. L’environnement politique sur le climat est en train de changer très rapidement en Australie.