Le matin du 24 décembre, le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHOA) avertit les ONG présentes dans la zone d’Idlib – la dernière province syrienne tenue par la rébellion – que Moscou et le régime de Damas ont accepté une « pause » humanitaire pour permettre à la population de fuir le sud de l’enclave et gagner la partie nord, frontalière de la Turquie. Le bombardement sans répit depuis quatre jours de l’autoroute M-5 est donc suspendu jusqu’à 18 heures. Le mail onusien demande aux ONG « de faire circuler l’information aussi largement que possible pour permettre au plus grand nombre de gens de profiter de cette ouverture ».
Des dizaines de milliers de civils, ceux qui ont une voiture, un camion, un tracteur ou une moto ainsi que de l’essence, se précipitent aussitôt sur la M-5 pour gagner le nord de la poche rebelle. Mais trois heures plus tard, les avions sont de retour au-dessus de l’autoroute. Ils la ciblent avec des missiles et à la mitrailleuse lourde. Un carnage.
Toute honte bue, l’OCHOA n’a présenté aucune excuse, ni dénoncé la violation de la « pause » par Damas et Moscou, ni demandé une enquête sur ce qui apparaît comme un nouveau crime de guerre. Comme si le mail, signé pourtant par Annette Hearns, vice-responsable de l’OCHOA pour la frontière turco-syrienne, n’avait jamais existé.
[Voir l’image du mail sur l’article original.]
L’ONU sait pourtant à quoi s’attendre : chaque fois qu’elle a transmis les données GPS d’un centre médical ou d’une clinique à l’état-major russe, le site a été ensuite attaqué. Cela s’est produit notamment à Al-Shannan, Kafr-Nabel, Kasanfra…
L’autoroute M-5 est l’un des principaux axes stratégiques de la Syrie. Elle relie ses principales villes, Damas, Homs, Hama, Alep, mais réunit aussi Amman, en Jordanie, à Gaziantep, en Turquie. D’où la nécessité pour le régime syrien d’avoir cette longue artère entièrement sous son contrôle. Elle est donc l’un des enjeux de la bataille d’Idlib.
Cette province s’étend sur 25 000 km2 et abrite une population d’environ 3 millions et demi d’habitants, dont environ 400 000 ont déjà fui les régions reconquises par l’armée syrienne. Elle a pour « parrain » la Turquie, qui approvisionne les combattants en armes et munitions. Pour contrôler le segment de la route qui lui échappe, l’armée syrienne doit s’emparer de Ma’arat al-Nu’man, un grand carrefour commercial, qui fut un des centres du soulèvement syrien, les combattants de cette ville s’opposant aux forces du régime mais aussi aux djihadistes.
Aujourd’hui, la vieille cité de 80 000 habitants, qui abrite un des plus beaux musées de mosaïques du Proche-Orient dont nul ne sait ce qu’il est devenu, s’est vidée de sa population. Des vidéos nous montrent une ville fantôme mais toujours écrasée par les bombardements aériens russes, les barils de 100 kg de TNT largués par les hélicoptères et les obus de l’artillerie de Bachar al-Assad. Même son grand hôpital ne fonctionne plus. Lui aussi a été attaqué à plusieurs reprises par les chasseurs-bombardiers russes.
La ville pourrait dès lors tomber prochainement aux mains des forces syriennes, qui sont à présent à quelques kilomètres. À moins que les rebelles ne décident de la défendre à n’importe quel prix, ce qui rendrait son siège difficile du fait de la concentration d’immeubles disposant de caves.
Dernière grande enclave insoumise dans le nord-ouest de la Syrie, Idlib a plusieurs fois bénéficié de trêves. Négocié en septembre 2018 entre Ankara, parrain des groupes rebelles, et Moscou, principal soutien (avec Téhéran) de Bachar al-Assad, le dernier accord prévoyait aussi des mesures de « désescalade » et la mise en place d’une douzaine de postes de contrôle de l’armée turque dans cette région. En échange de ce cessez-le-feu, le président Recep Tayyip Erdogan s’était engagé à démanteler les groupes djihadistes d’Idlib. Mais s’étant bien gardé de préciser combien de temps lui serait nécessaire, il n’a rien entrepris en ce sens.
Dès mai 2019, les bombardements de l’aviation russe et de l’artillerie syrienne ont repris contre la poche rebelle et se sont intensifiés à partir du mois d’août pour préparer l’offensive terrestre. Celle-ci a finalement commencé le 16 décembre. Cependant, elle ne constitue sans doute pas l’offensive finale contre Idlib mais cherche plutôt à couper l’enclave en deux.
« L’armée de Bachar al-Assad n’a plus les capacités de mener à bien une offensive totale. Celle-ci vise davantage à redessiner les lignes de front. Ce qu’elle essaye de faire, c’est récupérer le contrôle de la route qui va à Ma’arat al-Nu’man, prendre le sud de la province, dégager la grande ville d’Alep, sécuriser le littoral alaouite et la base aérienne russe de Hmeimim, près de Lattaquié, cible de plusieurs attaques de drones depuis la poche rebelle, et procéder à un nettoyage ethnique pour redéfinir la géographie de la région », explique Firas Kontar, chercheur franco-syrien qui travaille notamment sur les droits de l’homme.
« L’armée syrienne, ajoute-t-il, ne peut plus se battre sur deux fronts. Or, le reste de la Syrie n’est pas complètement pacifié. Dans la région de Deraa, par exemple, on voit chaque semaine de nouveaux troubles. Les rebelles ne contrôlent plus les villes mais ils sont passés à la guérilla. »
« L’offensive de Bachar al-Assad, renchérit Michel Duclos, ancien ambassadeur de France à Damas et auteur de La Longue Nuit syrienne (éditions de l’Observatoire, 2019), est mue par un ressort de nature idéologique : il s’agit pour lui de montrer à sa base qu’il s’emploie à reconquérir l’ensemble du territoire syrien. Et donner ainsi l’image que la victoire est une dynamique qui n’est pas arrêtée. Mais dans les faits, son offensive est une cote mal taillée : il s’agit essentiellement de grignoter du terrain. »
Éloigner les rebelles d’Alep est aussi une priorité pour rétablir une liaison routière directe avec Damas et permettre la reconstruction, fût-elle très hypothétique, de ce qui fut la capitale économique de la Syrie – leur présence à proximité de la ville empêchant tout retour à la normale.
Les négociations entre la Turquie et la Russie
Du côté loyaliste, participent à la bataille environ 20 000 soldats, dont la 4e division mécanisée, qui a mené à bien les sièges des principales villes syriennes soulevées, soutenus par les bombardements de l’aviation russe. Peu de forces iraniennes, en revanche. La mort du général Qassem Soleimani n’aura donc que peu d’incidence sur la bataille, même si, souligne Michel Duclos, « il tirait pas mal de manettes ».
Du côté des insurgés, on compte environ 30 000 combattants. Au moins la moitié appartiennent à la formation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC, ancien Front Al-Nosra et ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie), qui l’a emporté dans les luttes entre factions rebelles pour le contrôle du territoire. Demeurent sur le terrain cependant des groupes islamistes non-djihadistes ou de l’ancienne Armée syrienne libre qui ont survécu aux affrontements internes.
La bataille n’est donc pas facile à gagner pour le camp gouvernemental, qui a également en face de lui deux groupes djihadistes totalement fanatisés, Hourras ad-Din et les Ouïghours du Mouvement islamique du Turkestan (MIT), forts de quelques milliers d’hommes, tous prêts au sacrifice.
La plupart des rebelles sont d’ailleurs des combattants aguerris qui se sont battus tout au long de la guerre civile syrienne et ont pu se réfugier dans la province d’Idlib à la suite d’accords passés avec l’armée syrienne au moment de la reprise des villes soulevées.
En revanche, du côté gouvernemental, les troupes sont épuisées et leur renouvellement pose problème. « Assad a envoyé aussi les siens à la boucherie – environ 150 000 jeunes Alaouites ont été tués. D’où beaucoup de problèmes de recrutement. Chez les autres minorités, c’est aussi vrai. À Soueida [la « capitale » druze de la Syrie – ndlr], qui est ma ville natale, ce sont des milliers de jeunes gens qui refusent actuellement d’être enrôlés », souligne Firas Kontar.
Du côté de l’allié russe, même si les bombardements aériens sont accablants pour la population, on ne sent pas de véritable détermination.
« On observe deux tendances à Moscou, explique Michel Duclos. L’une estime que la bataille d’Idlib aura un coût très élevé pour des résultats incertains. L’autre, disons les militaires russes, ont une opinion inverse. Ils ont dû faire savoir à Vladimir Poutine qu’il y avait dans l’enclave des milliers de djihadistes en provenance du Caucase et que c’était le moment d’attaquer. »
« Le président russe fait donc de l’arbitrage entre ces deux tendances, tout en prenant en compte un autre critère des plus importants : sa politique à l’égard de Recep Tayyip Erdogan », ajoute-t-il. Car, depuis le 9 août 2016, un tournant stratégique semble s’être produit lors du sommet de Saint-Pétersbourg, qui a vu le président turc sceller une sorte d’alliance avec Vladimir Poutine.
Mais leur entente ne signifie pas que le maître du Kremlin va accepter de négocier un nouveau cessez-le-feu, comme Erdogan s’efforce de l’y convaincre. Une délégation d’Ankara s’est même rendue pendant plusieurs jours en décembre dans ce but à Moscou, mais elle n’a pas été entendue.
Il est vrai que la priorité absolue du président turc n’est décidément pas Idlib, dont il s’est pourtant toujours déclaré le protecteur, mais bien la question kurde. Et la quasi-concomitance entre l’offensive de l’armée turque dans les zones kurdes de Syrie et l’offensive des forces syriennes contre Idlib laisse supposer qu’il y a eu un marchandage cynique entre les deux présidents, dont à la fois les Kurdes et les habitants de l’enclave rebelle sont les victimes.
Résultat des bombardements et de l’offensive terrestre, le sud de la province se vide de sa population, qui cherche à rejoindre le nord, déjà surpeuplé, aggravant une situation humanitaire catastrophique, alors que pluies et froid s’abattent sur la région.
Quelque 400 000 personnes auraient déjà fui, dont une partie se retrouve coincée au fond d’une nasse dans des camps de réfugiés qui n’ont parfois plus de tentes à leur donner, selon des sources humanitaires. Car la frontière turque est fermée, Erdogan arguant que son pays accueille déjà 3,6 millions de réfugiés et ne peut en recevoir davantage.
Pour ajouter de la misère à la misère, Russes et Chinois ont bloqué il y a deux semaines au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution renouvelant le programme humanitaire transfrontalier qui permet aux civils d’Idlib depuis 2014 de recevoir une aide d’urgence, de nourriture principalement. Pour le moment, un compromis est en discussion.
Erdogan a aussi un nouveau terrain de jeu, la Libye, où il entend contrer ses rivaux saoudien, égyptien et émirati qui soutiennent le maréchal Haftar. Il avait promis d’y dépêcher des troupes, il vient d’y envoyer des centaines de djihadistes syriens recrutés dans le nord de la Syrie sous occupation turque, à Afrin principalement mais sans doute aussi à Idlib, pour se battre aux côtés des forces de Fayez al-Saraj.
« C’est un rebondissement extraordinaire, commente Michel Duclos. Erdogan s’engage dans un camp qui n’est pas celui de Moscou [qui soutient aussi le maréchal Haftar – ndlr]. » Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, quelque 500 de ces mercenaires sont déjà à pied d’œuvre et un millier en attente de départ. Ils auraient été transportés notamment par des appareils de la compagnie Al-Ajniha, propriété d’Abdelhakim Belhaj, un célèbre djihadiste libyen résidant en Turquie.
Ankara n’a pas apporté l’ombre d’un démenti. Le Proche-Orient est ainsi devenu un gigantesque marché où l’on troque des combattants, où l’on achète et l’on vend des provinces, des pays, des peuples.
Jean-Pierre Perrin
• MEDIAPART. 6 JANVIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/060120/en-syrie-la-province-d-idlib-est-la-damnee-de-la-guerre?onglet=full
A Idlib en Syrie, l’agonie et le cynisme
Les bombardements de la dernière poche insoumise par Damas et Moscou poussent la population vers la frontière turque en prévision d’une offensive terrestre. Ankara pourrait limiter son soutien aux rebelles en échange d’un blanc-seing du régime syrien pour attaquer les Kurdes.
Même si Damas ne l’a pas formellement annoncée, l’offensive du régime syrien, appuyée par l’aviation russe, contre la province d’Idlib, dernière grande enclave insoumise dans le nord-ouest de la Syrie, a largement commencé, mettant un terme définitif à la trêve négociée en septembre 2017 entre Ankara, parrain des groupes rebelles, et Moscou, principal soutien de Bachar al-Assad.
On le voit avec le pilonnage quasi quotidien par l’aviation et l’artillerie lourde auquel se livrent Damas et son allié russe sur la province et les zones adjacentes dans les régions voisines d’Alep, de Hama et de Lattaquié.
En trois mois, au moins 740 civils ont trouvé la mort et des milliers d’autres été blessés, selon un récent bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). « Les bombardements se concentrent sur les souks, les habitations, les cliniques et les centres de la défense civile », a ajouté l’ONG, ce qui a toujours été la stratégie du régime depuis le début de la guerre civile.
Au moins 180 enfants ont déjà été tués, selon les ONG Save the Children et Hurras Network, dont 33 enfants depuis le 24 juin – contre 31 enfants tués au cours de l’année 2018.
Pourtant, jamais il n’y a eu autant d’indifférence envers le sort de la population – trois millions de personnes environ vivent dans la province d’Idlib, dont 400 000 déplacés – sur le plan international depuis le début de la guerre civile syrienne, en 2011. Ce qu’a déploré amèrement Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, pour qui « ces frappes aériennes qui tuent et mutilent un nombre considérable de civils plusieurs fois par semaine » ne semblent valoir qu’« un simple haussement d’épaules général ».
« Pour Damas, ces frappes sans répit servent d’abord à terroriser les civils pour les séparer des rebelles, notamment dans le sud d’Idlib, et les pousser à gagner le nord de l’enclave, relève le géographe et spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche, interrogé par Mediapart. Ensuite, elles visent à montrer à la population que la province n’est plus un sanctuaire et à empêcher les rebelles de se présenter comme une alternative au régime d’Assad. »
« Pour le moment, ajoute-t-il, l’armée syrienne se contente de grignoter du terrain. Elle a commencé à encercler le sud de l’enclave qui pourrait tomber d’ici six mois. Mais elle ne veut pas encore se lancer dans une grande offensive terrestre. Elle attend l’hiver, notamment parce que la vie des déplacés devient alors encore plus difficile. »
Du côté rebelle, c’est la formation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC, ancien Front Al-Nosra et ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie) qui constitue l’essentiel des forces armées depuis qu’elle a complètement éliminé, en janvier 2019, les groupes pro-turcs. À présent, HTC contrôle environ 80 % du territoire et 90 % de sa population, dont la capitale Idlib. Selon diverses estimations, elle est forte de 15 000 et 30 000 combattants.
À ses côtés combattent deux groupes djihadistes totalement fanatisés, Hourras ad-Din et le Mouvement islamique du Turkestan (MIT). L’un et l’autre sont demeurés fidèles à Al-Qaïda et comptent environ 3 000 combattants prêts au sacrifice. « Leur efficacité est telle qu’ils sont, pour le camp rebelle, l’équivalent de petites bombes atomiques », indique Fabrice Balanche.
Lors des combats d’Alep, le MIT, qui rassemble les combattants ouïghours, avait été le seul groupe rebelle à réussir à briser un temps le siège pour permettre l’approvisionnement de la ville en envoyant une cinquantaine d’enfants se faire exploser sur les barrages de l’armée syrienne. La bataille pour Idlib s’annonce donc terrible.
Le contrôme du nord-ouest de la Syrie. © Reuters
Mais si le sort de trois millions de personnes ne vaut qu’un « haussement d’épaules général », l’avenir de la province fait a contrario l’objet d’une intense partie de poker menteur où s’affrontent notamment Damas, Moscou, Ankara et Washington et où se greffent des questions d’armement stratégique entre Turcs et Américains.
Pour le régime syrien, reprendre la province d’Idlib est une priorité absolue. Parce qu’elle est située au milieu de l’axe qui réunit Lattaquié et le cœur du pays alaouite à Damas. Et parce que la région rebelle jouxte Alep, ce qui rend tout retour à la normalité difficile dans cette grande ville du nord de la Syrie et l’empêche de reconstituer ses réseaux économiques et politiques. Vaincre à Idlib permettrait aussi à Bachar al-Assad de parachever sa victoire.
Moscou – on le voit avec la multiplication des raids aériens russes – joue un rôle de boutefeu. Car tant que la province d’Idlib ne sera pas reconquise, il n’est pas question d’envisager une reconstruction de la Syrie, ce pour quoi le Kremlin milite dans les instances internationales.
Sans compter que la poche rebelle n’est pas éloignée des installations militaires permanentes russes dans le Nord-Ouest syrien, en particulier la base navale de Tartous et celle aérienne de Hmeimim, près de Lattaquié.
Pour Ankara, le « parrain » de l’enclave rebelle à travers notamment une douzaine de postes de contrôle établis par l’armée turque, toute offensive terrestre syrienne aura pour conséquence un nouvel exode massif de Syriens – les estimations vont de 500 000 à un million. D’où une nouvelle catastrophe annoncée, les ONG parlant déjà de « bombe à retardement humanitaire ». Ces nouveaux arrivants rejoindraient les 3,6 millions de réfugiés syriens (chiffre officiel) déjà présents en Turquie.
Mais Ankara n’est pas seulement obsédé par l’arrivée de ces futurs réfugiés. La priorité absolue de Recep Tayyip Erdogan demeure la question kurde, en particulier les milices kurdes syriennes YPG (unités de protection du peuple) dans lesquelles il voit le prolongement du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan), qui conduit une insurrection dans le sud-est de la Turquie depuis 1984.
Le président turc semble donc prêt à lâcher Idlib et à troquer le sort de trois millions de personnes contre la permission que lui donnerait le régime syrien de lancer une nouvelle offensive contre les réduits kurdes à l’est de l’Euphrate, en particulier dans la région de Tell Al-Abyad. Cette attaque lui permettrait de couper toute continuité territoriale entre les enclaves kurdes de Kobané et de la Jaziré, ce qui affaiblirait les YPG. Des négociations entre la Turquie et la Syrie sont d’ailleurs en cours à ce sujet.
Une des principales questions débattues porte évidemment sur l’afflux des réfugiés d’Idlib en Turquie lorsque l’offensive terrestre interviendra. Ankara compte bien leur fermer au nez les portes de sa frontière et les confiner dans une zone tampon d’une largeur de 20 à 50 km. Moscou pousse d’ailleurs le président syrien à accepter un tel marchandage.
Ce cynique donnant-donnant a des précédents. En janvier 2018, l’armée turque avait pu se lancer à la conquête du « canton » kurde d’Afrin sans véritable réaction de Bachar al-Assad dont l’armée, en échange, avait pu dégager à l’automne, l’autoroute Hama-Alep sur une vingtaine de kilomètres en direction d’Idlib, sans que les rebelles de l’Armée syrienne libre sous le contrôle d’Ankara ne s’y opposent.
Du côté américain, on observe deux politiques. Celle, brouillonne, de Donald Trump, soucieux pour des raisons électorales de retirer les dernières forces spéciales américaines du nord-est de la Syrie et de tirer un trait sur ce pays, et celle de ses généraux qui, à l’inverse, s’efforcent de maintenir leur alliance avec les milices kurdes tout en essayant de ne pas rompre avec Ankara, partenaire majeur au sein de l’Otan.
« En privé, les militaires américains reconnaissent que Bachar al-Assad a gagné la guerre, souligne un diplomate français. Mais ils ne veulent pas pour autant qu’il apparaisse comme le grand vainqueur du conflit. Aussi, ils entendent bien lui créer des difficultés, notamment à Idlib, ce qui ne manquerait pas d’affecter aussi ses alliés russes et iraniens. »
Mais l’équation, là encore, n’est pas simple. Comment aider les rebelles d’Idlib alors qu’ils professent une idéologie peu ou prou djihadiste ? D’où cette idée confiée en juin par le sous-secrétaire d’État américain Joel Rayburn, chargé aussi du dossier syrien, à des diplomates européens en visite à Washington : « Nous avons proposé aux Turcs de les soutenir à Idlib à la condition que Hayat Tahrir al-Cham se sépare de ses djihadistes les plus radicaux, soit environ 10 % de ses effectifs. »
« Ce n’est pas du tout réalisable, réagit Fabrice Balanche. Si Abou Mohammed al-Joulani [le fondateur et chef du HTC, désigné comme « terroriste mondial » en mai 2013 par les États-Unis – ndlr] acceptait de se séparer d’eux, il perdrait ses meilleurs combattants. Sans parler du risque de se faire assassiner. »
S’ajoute que la relation turco-américaine ne cesse de se dégrader, la Turquie appréciant de moins en moins la proximité des États-Unis avec les YPG et Washington celle d’Ankara avec Moscou.
Le 9 août 2016, un tournant stratégique semble s’être produit lors du sommet de Saint-Pétersbourg, qui a vu Erdogan sceller une alliance avec Vladimir Poutine. La récente décision des États-Unis d’exclure Ankara de son programme de développement de l’avion multirôle de cinquième génération F-35 confirme cette dégradation.
Elle fait suite à l’achat par la Turquie, à la surprise générale des pays de l’Otan, du système de défense antiaérien S-400 russe – elle a reçu sa première livraison de missiles le 12 juillet. « Le F-35 ne peut pas coexister avec une plateforme de collecte de renseignements russe qui va être utilisée pour percer ses capacités de pointe », a justifié la Maison Blanche dans un communiqué.
À Ankara, la colère est désormais grande contre l’allié ou l’ex-allié américain, d’autant plus que l’armée de l’air turque avait déjà passé commande d’une centaine de F-35. Ce refus américain pourrait précipiter la décision turque d’attaquer dans le Nord-Est syrien les alliés kurdes de Washington.
« Si Ankara est ainsi sanctionné, on peut craindre qu’Erdogan ne passe à l’action. D’autant plus qu’il a fait le même calcul que les Iraniens. Ils savent que Trump est déjà en campagne électorale et qu’il est dès lors faible. Après, il risque d’être réélu, et dès lors fort. C’est donc maintenant qu’il lui faut passer à l’attaque », souligne encore Fabrice Balanche.
Pendant ces tergiversations, qui font de la Syrie la variable d’ajustement des intérêts stratégiques de Moscou, Ankara et Washington, l’agonie de la population d’Idlib continue. Alors que la chaleur de l’été est accablante, les installations de distribution d’eau potable sont à présent visées. Selon l’Unicef, huit d’entre elles ont d’ores et déjà été détruites, dont trois bénéficiant du soutien de cette organisation, privant quelque 250 000 personnes d’eau.
Jean-Pierre Perrin
• MEDIAPART. 2 AOÛT 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/020819/idlib-en-syrie-l-agonie-et-le-cynisme
Voir aussi : Le troc honteux d’Ankara, 13 janvuer 2019 : « https://www.mediapart.fr/journal/international/130119/syrie-le-troc-honteux-d-ankara »