Les premières clameurs de la matinée auxquelles nous ont habitués les plus passionnés des hirakistes n’ont tout simplement pas pu se faire entendre, et pour cause : ce dispositif policier, auquel s’ajoutent plusieurs agents en civil, traquait la moindre velléité contestataire, empêchant les premiers carrés de se former.
Si bien que, pour la première fois depuis quasiment le début du mouvement, on n’a pas vu de cortège sillonner la rue Didouche le matin. Il faut rappeler que cette nouvelle stratégie des forces de l’ordre avait déjà sévi vendredi dernier en étouffant dans l’œuf la marche des premiers manifestants.
Des manifestants et des journalistes interpellés
Cette offensive des forces de l’ordre a obligé les frondeurs à se faire discrets, les confinant dans les interstices de la ville et ses venelles. Cela n’a pas suffi pour éviter à de nombreux hirakistes de se faire embarquer. Nous avons même assisté en direct, vers les coups de 12h20, à l’interpellation de plusieurs citoyens sur la rue Réda Houhou, derrière la mosquée Errahma. Ils ont été emmenés de force à bord d’un fourgon cellulaire.
Des véhicules de ce type étaient d’ailleurs postés çà et là en prévision des arrestations qui seraient opérées, signe que la police a été clairement instruite pour réprimer toute manifestation en dehors d’un « créneau toléré », allant globalement de 13h à 17h. « Ils ont pourchassé des manifestants dans les petites ruelles et en ont arrêté quelques-uns », témoigne un groupe de citoyens croisés près du marché de Meissonnier.
A noter également l’interpellation de notre confrère Bouzid Ichalalène du site Inter-lignes. com avant d’être relâché. « J’ai été conduit au commissariat pour avoir pris en photo la scène d’une arrestation. La police voulait me confisquer mon appareil photo, j’ai exigé de voir le procureur », confie Bouzid. Zoheïr Aberkane, notre illustre confrère du quotidien Reporters qui n’a loupé aucune édition du hirak, a été interpellé lui aussi.
Il a posté ce message sur sa page Facebook : « Embarqué en fin de matinée, auditionné au niveau du commissariat du 6e. PV. Téléphone confisqué. Relâché en attendant de passer devant le procureur selon ce que j’ai compris ». Rachida, une habituée des manifs du vendredi matin, fulmine : « Les gens qui pensaient qu’on exagérait vont peut-être ouvrir les yeux maintenant sur la vraie nature de ce système ! »
« Processus post-hirak »
Si ce premier tour de chauffe n’a pas pu se tenir, en revanche, on pouvait voir de petits groupes de discussion fleurir un peu partout. Le débat y allait bon train, à propos du ballet des consultations menées par Abdelmadjid Tebboune [président élu le 12 décembre 2012], de la répression qui s’abat de nouveau sur le hirak, ou encore de la dernière polémique déclenchée par Kamel Daoud [Qui déclare, de fait, l’échec de l’Hirak, dans la presse française]. « On voit que le pouvoir s’est lancé dans un processus post-hirak. En l’occurrence, il y a deux opérations parallèles : il y a un processus politique de normalisation avec le régime, et il y a un processus sécuritaire visant à étouffer physiquement le hirak », décrypte un manifestant visionnaire. Notre hirakiste chevronné regrette que le mouvement, au plus fort de sa mobilisation, n’ait pas pris le soin de « se structurer en groupes organisés, de 400 à 500 personnes, chacun représentant un courant déterminé, et ça, ça aurait donné plus de force au hirak », estime-t-il.
• 13h. Après la tension de la matinée, la rue Didouche commence à reprendre des couleurs et donner de la voix par le biais de manifestants massés en face du commissariat du 6e où étaient retenues la majorité des personnes interpellées. « Dawla madania, machi boulicia ! » (Etat civil, pas Etat policier) scande la foule, en colère.
13h35. Dès la fin de la prière, une déferlante humaine permet de démarrer enfin la manif. « Dawla madania, machi askaria ! » (Etat civil, pas militaire) crie la marée bigarrée jaillissant du boulevard Victor Hugo avant de s’étendre sur la rue Didouche Mourad. Les protestataires enchaînent : « Enkemlou fiha ghir be silmiya, we ennehou el askar mel Mouradia ! » (On poursuivra notre combat pacifiquement, et on boutera les militaires du palais d’El Mouradia), « Ya h’na ya entouma, maranache habssine ! » (C’est nous ou bien vous, on ne s’arrêtera pas), « Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya ! » (Nous sommes les enfants de Amirouche, on n’a pas de marche arrière, on arrachera la liberté), « Djazaïr horra dimocratia ! » (Algérie libre et démocratique)…
Plusieurs portraits de l’étudiante Nour El Houda Oggadi, arrêtée le 19 décembre à Tlemcen, sont soulevés par des manifestants. Sur les pancartes qui défilent, on pouvait lire : « Qu’attendez-vous pour libérer les détenus ? », « Freedom. On veut la liberté », « Our dream will come true » (Notre rêve va devenir réalité) ; « Constitution par une constituante ».
Sur une large banderole sont reproduits les portraits des jeunes arrêtés le vendredi 1er mars 2019, et qui font figure de premiers détenus du hirak. Sur une autre banderole sont formulées ces doléances : « Le peuple veut une justice indépendante et des réformes sérieuses ». Un autre groupe de manifestants alerte : « Total [entreprise pétrolière française] dégage ! L’Algérie est en danger. L’Algérie appartient aux Algériens ». Autour de cette bannière, des voix martèlent : « Total dégage ! France dégage ! »
« Notre vocabulaire ne reconnaît pas le mot ‘‘abdiquer’’ »
Un manifestant arbore une pancarte avec ces mots de détermination : « Notre vocabulaire ne reconnaît pas ces termes : capituler, abandonner, abdiquer, céder, ployer, se replier, renoncer, caler, s’incliner, transiger… » Commentant les dernières consultations engagées par Abdelmadjid Tebboune, un autre hirakiste écrit : « Les interlocuteurs dignes du dialogue emprisonnés par les caïds de l’Algérie. Quant à ces vétérans du système et les courtisans du pouvoir, ils n’ont aucune audience au sein du peuple ».
• 14h15. Nous nous rendons à la rue Asselah Hocine pour intercepter les cortèges en provenance de Bab El Oued. Plusieurs camions de police sont postés sur les deux flancs de la grande rue. Sentiment d’être enserré par deux murs de tôle bleue. Un carré de manifestants est massé à hauteur de l’hôtel Essafir.
La foule entonne : « Ma t’khawfounache bel achriya, h’na rabatna el miziriya ! » (Vous ne nous faites pas peur avec la Décennie noire, on a grandi dans la misère), « Atalgou el massadjine, ma bahouche el cocaine » (Relâchez les détenus, ils n’ont pas vendu de cocaïne)… Sur les pancartes brandies, on peut lire : « Système dégage ! Indépendance. Etat civil. Vous ne nous aurez pas ! », « Non à l’imposture et au fait accompli ». Une jeune demoiselle s’est fendue de ce message : « Empreinte de la honte. L’élection d’un Président avec 1/6e des Algériens est un mauvais départ pour construire une nouvelle Algérie ».
Une autre manifestante arbore cet écriteau : « Le fort tu l’as tué, le libre tu l’as emprisonné, le faible tu l’as écrasé ». Un jeune a détourné un célèbre poème de Ben Badis [1889-1940 : au plan politique élabore une approche nationaliste] : « Le peuple algérien est uni et au patriotisme il appartient. Celui qui prétend que la religion, la race ou l’idéologie le divisent est un menteur # United People », écrit-il. Sur une banderole, ce serment lyrique : « Les places ne cesseront de maudire les tyrans, et les rues ne cesseront de clamer la liberté ».
Le cortège s’ébranle en scandant : « Tebboune m’zawar djabouh el askar, makache echar’îya, echaâb et’harrar houa elli y qarrar, dawla madania ! » (Tebboune est un président fantoche ramené par les militaires. Il n’a pas de légitimité. Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide. Gouvernement civil !), « Essem’oû essem’oû ya ness, Abane khella oussaya, dawla madania, machi askari » (Ecoutez bien, Abane Ramdane a laissé un testament, Etat civil, pas militaire). En passant devant la façade arrière de l’APN, la foule assène : « Klitou lebled ya esserraquine ! » (Vous avez pillé le pays, voleurs).
A un moment, les manifestants chargent la police aux cris de : « Haggarine etalaba, chiyatine el issaba ! » (Tabasseurs des étudiants, lèche-bottes des gangs). Rappelons, en effet, que mardi dernier (le 14 janvier), la 47e marche des étudiants a été brutalement dispersée par la police dans un geste totalement gratuit, sachant que la manif’ tirait à sa fin. « Où est la bonne volonté de Tebboune ? Rien n’a changé ! » s’indigne un architecte qui a roulé sa bosse, avant de nous livrer cette anecdote : « Une fois, j’ai dit à un flic après la répression d’une manif étudiante : ces jeunes que vous tabassez aujourd’hui, si ça se trouve, demain, parmi eux, il y en aura un qui sera le prof de votre enfant. Il avait les larmes aux yeux. »
Mustapha Benfodil
• EL WATAN. 18 JANVIER 2020. 10 H 25 MIN :
https://www.elwatan.com/a-la-une/48e-vendredi-du-mouvement-populaire-non-a-letat-policier-18-01-2020
47e vendredi de mobilisation dans le pays : Le Hirak maintient la pression
Sous une pluie fine, les milliers de manifestants entonnent un slogan « Asseguas Amegaz, El Hirak Rahou labass ! » (Bonne année et le hirak se porte bien) – préparé pour la circonstance –, comme pour montrer que la mobilisation populaire maintient le cap, résiste et poursuit sa longue marche vers la liberté.
De la rue Hassiba Ben Bouali jusqu’au bout du boulevard Colonel Amirouche, les Algérois étaient nombreux à battre le pavé pour le 47e vendredi de mobilisation contre le pouvoir politique. Avec le même esprit d’union et de communion, affirmé inlassablement comme élément structurant de la révolution démocratique, depuis le 22 février 2019, le peuple du vendredi a encore une fois exprimé son rejet de la présidentielle de Abdelmadjid Tebboune, qu’il considère comme étant « la continuité » du système. « Nous sommes toujours dans le même système, ils changent les visages, mais les usages restent les mêmes, ils font tous partie de la même bande ; on ne peut plus tromper ce peuple », lâche le jeune Abdelhamid, qui est animateur d’un carré de manifestants.
Ingénieur dans une boîte privée, il estime que les Algériens « doivent poursuivre la mobilisation pour empêcher le risque d’un retour à la période d’avant 22 février ». « Nous continuerons à marcher chaque vendredi jusqu’à ce que les Algériens retrouvent la dignité humaine », assure-t-il, avant de replonger dans l’ambiance de la marche.
Une ambiance joyeuse, plurielle, où toutes les générations se mêlent dans un désordre naturellement organisé, où les gens se prêtent les parapluies pour mettre surtout les enfants et personnes âgées à l’abri de la pluie qui ne semble pas dissuader les marcheurs.
Encore moins l’énorme dispositif sécuritaire déployé. « Nous avons brisé le mur de l’interdit et il n’est plus question de céder les espaces. Le pouvoir est en embuscade, il guette la moindre faille pour les reverrouiller », prévient un manifestant dans un échange avec d’autres, qui s’interrogent sur la stratégie du pouvoir depuis l’arrivée de Abdelmadjid Tebboune à la tête de l’Etat. « Aucun signal d’apaisement ni volonté de changer. Les mêmes méthodes sont toujours à l’œuvre. »
En effet, le siège régional du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) a été comme assiégé toute la matinée par un bataillon de policiers antiémeute. « La police a tenté de nous empêcher de sortir du siège pour rejoindre la marche, il a fallu qu’on brise de force le cordon », témoigne le député Mohamed Arezki Hamdous. Les militants et sympathisants du RCD, qui forment leur carré habituel conduit par leur leader Mohcine Belabbas, ont pu marcher. Plus tôt dans la matinée, un groupe de manifestants a été brutalement « chassé » de la rue Khelifa Boukhalfa et une quinzaine d’entre eux ont été arrêtés.
Et pendant que l’interminable cortège qui a démarré de Belouizdad atteint la Grande-Poste, la vague par le boulevard Hocine Asselah de Bab El Oued arrive, compacte pour donner à la mobilisation toute sa force. Sous le slogan « Abbane a laissé un testament, Etat civil et non militaire ! » scandé à gorge déployée, les manifestants « bétonnent » par leur nombre supérieur l’esplanade de la Fac centrale. Ils confirment une fois de plus leur attachement à un des principes fondateurs du Mouvement de libération nationale qui plus que jamais est d’actualité.
Une arrivée en masse qui rassure ceux qui redoutaient l’affaiblissement du mouvement. Un soulagement, car la peur d’un essoufflement est fortement redoutée, malgré les encouragements de la combattante Louisette Ighil Ahriz. Malgré le poids des ans, elle ne perd rien de sa grinta. Appuyée sur une béquille, elle lance aux nombreuses personnes qui viennent la saluer : « Je ne suis pas fatiguée, je suis déterminée, nous continuerons jusqu’au bout. » Comment abandonner, quand des femmes de cette race vous lancent ce défi !
« Nous sommes encore mobilisés, nous ne lâcherons pas. Nous devons continuer à faire pression et empêcher le pouvoir de nous imposer sa feuille de route qui consiste à recoller les morceaux du système », déclare Abdelkrim, ancien cadre dans une entreprise publique qui a fait faillite. Venu de Réghaïa, il dit ne jamais avoir raté un vendredi depuis le 22 février. Entouré de quelques manifestants, il interpelle le pouvoir « qui doit comprendre que ce mouvement extraordinaire est une chance pour l’Algérie. Il ne faut pas le voir comme une menace pour le pays, mais c’est plutôt son salut ».
Véritable laboratoire d’idées, ce 47e vendredi n’a pas dérogé à sa règle. Accompagner la marche par une multitude de débats et de discussions sur le chemin parcouru jusque-là, mais surtout sur l’avenir de l’insurrection citoyenne face à la nouvelle situation politique née après la présidentielle de 12 décembre dernier. La grande et classique question : que faire ? Sérieuse interrogation pour un mouvement face à un Président qui jette dans le débat public la révision de la Constitution.
Il ressort des slogans et des chants des manifestants le rejet aussi consensuel et catégorique du dialogue avec le pouvoir. « Le pouvoir fait toujours dans la ruse, il n’est jamais sincère dans ses démarches. Il excelle dans la manipulation. A travers la révision de la Constitution en passant par un référendum, Abdelmadjid Tebboune cherche à se donner la légitimité qui lui fait défaut. Cela rappelle curieusement la méthode de Abdelaziz Bouteflika mal élu en avril 1999 », analyse un manifestant. Un avis qui fait écho à une pancarte brandie par une femme, sur laquelle on pouvait lire en arabe « Le pouvoir dominant utilise la Constitution pour asseoir son système et renforcer ses mécanismes dans la profondeur des institutions de l’Etat ».
Autant de pancartes bricolées à la hâte et des banderoles arborées pour résumer la pensée vivante et sans cesse renouvelée d’un peuple en mouvement. Tout est passé au crible. Surtout le nouveau gouvernement de Abdelaziz Djerad, où les ministres sont brocardés avec un humour sarcastique. Le secrétaire d’Etat chargé de l’Industrie cinématographique, Bachir Youcef Sehair, a eu droit à toutes les caricatures.
Une compilation de ses photos dans les marches, à côté de celle de famille prise lors du premier Conseil des ministres, commentée par une phrase assassine traduisant l’état d’esprit du mouvement populaire qui demeure aussi vigilant que déterminé. Les manifestants se dispersent avec la pluie qui s’arrête en se donnant rendez-vous pour le 48e vendredi.
HACEN OUALI
• EL WATAN. 11 JANVIER 2020 À 10 H 30 MIN :
https://www.elwatan.com/a-la-une/47e-vendredi-de-mobilisation-dans-le-pays-le-hirak-maintient-la-pression-11-01-2020