Les différents « cas » présentés dans l’étude d’impact annexée au projet de loi sur les retraites (Le Monde du 21 janvier) comparent la situation de certains individus, aux caractéristiques bien définies, entre le système actuel et les variations d’âge de départ autour d’un « âge d’équilibre » qu’instituerait la réforme, l’hypothèse retenue étant celui de 65 ans. Mais ils négligent un autre paramètre, pourtant lui aussi contenu dans le texte : celui du maintien du coût total du système de retraite sous la barre des 14 % du produit intérieur brut (PIB), un paramètre qui sera décisif dans la définition de la valeur du point. Les variations à observer seraient alors plutôt celles, macroéconomiques, de la croissance du PIB, croisée avec l’évolution de la démographie.
La population des 65 ans et plus passerait, entre 2017 et 2050, de 13 à 20 millions, soit de 19,4 % à 27 % de la population française totale, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). La population des moins de 65 ans évoluant peu, le nombre d’actifs cotisants évoluera lui-même assez peu. Dans le même temps, le PIB de la France passerait de 2 247 milliards d’euros (données 2017) à 3 120 milliards en euros constants 2017, soit + 39 %, si la croissance moyenne annuelle est de 1 %, ou à 4 319 milliards (soit + 92 %) si elle est de 2 %.
Si on considère que 100 % des plus de 65 ans auront droit à une retraite en 2050 comme en 2017, et compte tenu de l’augmentation du nombre de retraités, la retraite mensuelle moyenne, qui s’élevait à 2 016 euros en 2017, ne serait que de 1 820 euros en 2050 dans le scénario 1 %, mais de 2 519 euros dans le scénario 2 %, toujours sous la contrainte des 14 % de PIB.
Un recul du pouvoir d’achat…
Ainsi, le montant moyen des retraites de chaque retraité en euros constants diminuera de 10 % en trente-trois ans si le PIB progresse de 1 % par an, alors que le salaire des actifs devrait augmenter de 39 % dans l’hypothèse d’une stabilité de la part des salaires dans le PIB. Si le PIB progresse de 2 % par an, ce montant augmentera en revanche de 25 % en trente-trois ans, mais les salaires devraient augmenter, eux, de 92 %.
Les retraités verront leur pouvoir d’achat reculer dramatiquement, dans l’absolu avec le scénario 1 %, ou relativement avec le scénario 2 %, comparativement à la situation des salariés, avec le risque, pour bon nombre d’entre eux, de tomber dans la précarité, sauf pour les plus aisés qui auront souscrit à des retraites complémentaires privées auprès d’assureurs et de fonds de pension comme BlackRock.
« Il est plus que probable de voir la règle des 14 % du PIB remise en cause assez rapidement »
Mais il n’est pas sûr qu’un appauvrissement absolu ou relatif aussi considérable des retraités soit socialement acceptable. Les retraités, et les futurs retraités qui vont petit à petit en prendre conscience, vont-ils l’accepter alors qu’ils ont réagi avec virulence à la tentative d’augmenter la contribution sociale généralisée (CSG) sur leur retraite ? Il est ainsi plus que probable de voir la règle des 14 % du PIB remise en cause assez rapidement.
Dans nos calculs, la stabilité de la part des salaires dans le PIB est hautement hypothétique, car depuis trente-cinq ans le patronat a amélioré la part qui revient aux investissements et, surtout, aux dividendes (avec, en 2019, des versements record du CAC 40 de 60 milliards d’euros), au détriment des revenus du travail et, en particulier, des salaires. En effet, la part qui revient au travail dans le PIB est passée de 75 % en 1980 à 68 % en 2015, selon la Banque de France. La réforme des retraites, qui vise à les faire baisser, n’est finalement qu’un volet d’une baisse générale des revenus du travail – les retraites ne sont que du salaire différé – au bénéfice des revenus financiers.
…même pour les cadres
Car à qui profitera l’appauvrissement des retraités, en dehors des fonds de pension privés ? Aux cadres ? Pas vraiment. Les cadres au salaire annuel inférieur à 120 000 euros subiront les effets de la réforme comme tous les salariés, notamment le calcul de leurs droits sur la totalité des années travaillées, et non plus sur les vingt-cinq meilleures années, ce qui ne peut que conduire à une baisse des pensions.
Quant à ceux dont le salaire annuel dépasse 120 000 euros, ils feront certes une économie sur les cotisations au-delà du plafond de 120 000 euros par an (ils sont environ 200 000 à 300 000 dans ce cas) et n’auront plus à payer que 2,8 % au titre de la solidarité – économie qui leur permettra de cotiser pour des retraites complémentaires privées s’ils le souhaitent. Mais à cotisations égales, ils auront des retraites sensiblement inférieures à celles du système actuel.
« Le gouvernement nous dit qu’il faut équilibrer les comptes des caisses de retraite de l’ensemble des salariés mais creuse en même temps un énorme trou au bénéfice des grandes entreprises »
Pourquoi ? Tout simplement parce que les entreprises qui cotisaient pour ces cadres (la part patronale) ne le feront plus, grâce à la réforme, au-delà du plafond annuel de 120 000 euros. Une économie évaluée à 2,7 milliards d’euros par an uniquement sur la part patronale, à quoi s’ajoute la part salariale, évaluée à 1,8 milliard d’euros, soit un manque à gagner de recettes pour les caisses de retraite de 4,5 milliards d’euros par an.
Bref, le gouvernement nous dit qu’il faut équilibrer les comptes des caisses de retraite de l’ensemble des salariés mais creuse en même temps un énorme trou au bénéfice des grandes entreprises, celles dont les cadres sont payés plus de 120 000 euros par an. Cela, on ne le trouve ni dans le rapport Delevoye ni dans les propos d’Edouard Philippe.
Jacques Ourliac
Professeur de mathématiques à la retraite
Hervé Grémont
Ancien directeur de département à l’institut de sondages BVA, à la retraite