Les débats qui entourent le « Green new deal » aux quatre coins du monde en sont une troisième illustration. Contre toute attente, sa version américaine, portée par la jeune représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, est la plus ambitieuse. La transition écologique, soutiennent Ocasio-Cortez et son équipe, suppose la restructuration de fond en comble de nos économies. La bonne nouvelle est que nos sociétés ont déjà réussi des transitions de ce genre, dans le contexte la Grande dépression ou après la Seconde Guerre mondiale en Europe.
Une chose est sure : l’État doit prendre les commandes de la transition écologique. Les solutions préconisées jusqu’ici, mélange de mécanismes de marché et d’initiatives décentralisées, ne sont pas à la hauteur. La transition écologique sera dirigée ou ne sera pas. Comme il s’agit d’un enjeu transversal, qui concerne la société dans son ensemble, toutes les ressources de l’État doivent être réorientées dans cette perspective. En même temps qu’il se fera plus interventionniste, sa teneur en démocratie doit augmenter, afin d’éviter le risque de « technocratie verte » ou de « dictature des experts ». Bien sûr, il faut préserver – voire élargir – un espace d’autonomie et d’expérimentation pour les collectivités locales et la construction des communs. Mais cela doit se faire dans le cadre d’objectifs validés démocratiquement au niveau central.
L’idée est simple : il s’agit de repartir des besoins. Pour peu qu’ils soient solvables, le capitalisme est prêt à satisfaire n’importe quel besoin, si nocif ou aliénant soit-il. À l’inverse, quantités de besoins individuels et collectifs ne sont pas satisfaits car ils ne sont pas solvables. Tout commence par la définition des besoins, une définition basée sur des procédures démocratiques. Des formes de « démocratie participative » pourront être mises en œuvre pour y parvenir. Ensuite, on se demande comment les besoins ainsi définis seront satisfaits. Parfois, ce sera par le secteur privé, d’autres fois des sociétés publiques locales, d’autres fois encore des organisations de l’économie sociale et solidaire. Mais dans bien des cas, l’État sera partie prenante pour donner cohérence et consistance à une trajectoire de transition qui allie satisfaction des vrais besoins et restauration écologique.
L’action de l’État en matière de transition écologique doit reposer sur trois piliers. Le premier : un programme d’investissements massifs en faveur des énergies et des infrastructures propres et de désinvestissement des énergies fossiles. Les chiffrages existent, ceux de l’Association « Négawatt » ou de l’ADEME par exemple. Les Américains, eux, proposent de décarbonner leur économie d’ici dix ans. Finies les demi-mesures : l’heure est à la mobilisation générale pour le climat.
Ces investissements se donneront pour objectifs la réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi la décroissance dans l’usage des ressources naturelles, ou encore des mesures de préservation/restauration des écosystèmes. Trop souvent, la crise environnementale est réduite au changement climatique, qui n’en est que l’une des dimensions.
Ces investissements combinés à la décroissance matérielle doivent déboucher sur ce que les économistes de l’environnement appellent le « découplage » : jusqu’ici, la croissance économique s’est toujours accompagnée d’un surcroît d’exploitation de la nature (dépenses énergétiques, matières premières). Cette corrélation doit être défaite. Pour cela, l’État doit intervenir dans les choix productifs. C’est là que le niveau de confrontation avec les capitalistes risque d’augmenter. Mais le capitalisme est nocif pour l’environnement, tout le monde l’a compris, si bien que cette confrontation est inévitable.
Les marchés ou les taxes carbone relèvent d’une logique a posteriori : l’activité économique génère des « externalités négatives », ces mesures cherchent à les limiter en les internalisant, en les intégrant aux coûts de production. Il faut la remplacer par une logique a priori, qui empêche en amont les pollutions ou les dégradations de la biodiversité de survenir.
Historiquement, l’intervention de l’État dans les choix productifs porte un nom : la planification. Au XXe siècle, elle a pris des formes diverses. Certaines se révélèrent in fine des échecs, comme en URSS, d’autres des succès. En France, la tradition de la planification « indicative » ou « concertée » doit être revitalisée pour réussir la transition écologique, après que la parenthèse néolibérale ait conduit à son affaiblissement. Le premier « commissaire au plan » de l’après-guerre c’était Jean Monnet, plutôt célébré comme un des « pères » de l’Europe. Pourtant, les efforts des planificateurs ont été décisifs dans la reconstruction du pays. C’est un défi du même ordre auquel sont confrontées les générations présentes.
Deuxième pilier : un programme d’ « emplois verts », situés dans des secteurs non polluants et/ou contribuant à la transition écologique. La campagne « One million climate jobs » lancée par une coalition internationale de syndicats et d’associations il y a deux ans doit être transformée en politique publique.
Le « Green new deal » version Ocasio-Cortez comprend une proposition de bon sens : la « job guarantee », souvent traduite en français par « employeur en dernier ressort ». L’État s’engage à offrir ou à financer un emploi à tout chômeur qui souhaite travailler, au salaire de base du secteur public ou davantage. Cela permet non seulement de réduire le chômage, mais aussi de satisfaire des besoins criants dans des secteurs non polluants, ou à effet social et environnemental positif : amélioration de la vie urbaine (espaces verts, restauration de bâtiments), prise en charge des personnes en situation de dépendance et des enfants en bas âge, activités scolaires ou artistiques, etc. Ces emplois ont ceci de particulier qu’ils ne font pas croître l’usage des ressources, donc qu’ils ne pèsent d’aucun poids sur l’environnement. L’expérience des « Territoires zéro chômeur » est une préfiguration de ce que pourrait être cette « garantie de l’emploi » mise en œuvre à grande échelle.
Troisième pilier, le programme d’investissements écologiques ambitieux et de garantie publique de l’emploi s’affranchira des politiques d’austérité en vigueur depuis la crise de 2008. Elles ont non seulement creusé les inégalités, mais en paralysant l’État, elles ont conduit à une aggravation de la crise environnementale. C’est d’autant plus déplorable que, dans le même temps, les banques centrales ont démontré leur puissance de feu mais, hélas, au service de la stabilité de la finance privée. La mobilisation de la puissance souveraine de la monnaie permettra de rompre la dépendance aux marchés et de faire en sorte que les ressources productives soient pleinement engagées dans la transition.
Mais rien de tout ceci n’aurait de sens si la transition écologique n’était pas juste. Justice environnementale : un mot d’ordre que l’on voit déjà fleurir dans les mobilisations pour le climat. Comme l’indiquent les rapports du GIEC, les classes populaires sont souvent les premières victimes des pollutions, des catastrophes naturelles, de l’épuisement des ressources naturelles ou de l’effondrement de la biodiversité. Ce sont aussi celles sur qui les gouvernements successifs cherchent à faire porter prioritairement le coût de la transition. C’est moralement insupportable, et politiquement voué à l’échec. Sans sentiment de justice, on ne parviendra pas à mobiliser les populations en faveur de la transition.
Investissements/désinvestissements massifs, découplage, garantie de l’emploi, planification, justice environnementale : la feuille de route ne peut pas être plus claire. Reste à construire la coalition politique, associative et syndicale qui la mettra en œuvre.
À propos des auteurs/trices
Cédric Durand, économiste à l’université Paris 13
Razmig Keucheyan, sociologue à l’université de Bordeaux, auteur de La nature est un champ de bataille, Essai d’écologie politique (La Découverte, 2014)
Cédric Durand
Razmig Keucheyan
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