En 1967, la Rhodiaceta, usine textile appartenant à un groupe international, bastion du mouvement ouvrier bisontin (aujourd’hui désaffecté), emploie près de 3 000 salariés (2 561 hommes, 419 femmes au 1er janvier 1968). À Besançon, la Rhodia est, de loin, le premier employeur de la ville. C’est aussi une usine au centre de la contestation ouvrière. Les conditions de travail y sont pénibles (les 4 x 8 en particulier, l’humidité constante et étouffante). Les conflits du travail y sont monnaie courante, impulsée par des sections syndicales fortement implantée, la CFDT y étant majoritaire. Ainsi, en 1964 ou en 1966, des grèves dures et longues s’y déroulent.
Suite à des mesures de chômage partiel à la fin de l’année 1966, des grèves courtes sont organisées durant l’hiver. Ces grèves de deux heures ont lieu le dimanche matin, l’usine tournant en continu. Cette tactique n’affectant guère la production, les syndicats appellent finalement à la grève, le 25 février 1967. La grève durera jusqu’au 23 mars, soit cinq semaines, durée exceptionnelle pour des mouvements grévistes à cette période. Au-delà de cet aspect, ce mouvement pouvait apparaître assez classique dans ses formes à son démarrage. Il va rapidement offrir des aspects tout à fait novateurs.
Le premier est la décision d’occupation de l’usine. L’occupation s’accompagne d’une forte mobilisation des travailleurs, qui se succèdent aux piquets de grèves. Même si cette occupation ne mobilise pas l’ensemble des salariés, elle excède largement les sphères syndicales et militantes, associant une fraction importante des travailleurs du rang à cette action. L’exemple de Besançon inspire également les travailleurs des autres sites de Rhodia, en particulier l’usine de Vaise, dans la banlieue lyonnaise, qui se mettent également grève dès le 28 février1.
Culture
L’occupation des locaux entraîne un fort mouvement de solidarité, local et national. Un comité de soutien à la lutte des travailleurs de la Rhodiaceta est constitué. Tout le spectre politique - sauf la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), dont le maire dirige la ville -, syndical et associatif local (notamment la sphère catholique) s’y retrouve. De très nombreuses collectes de soutien sont organisées en faveur des grévistes. Le mouvement connaît une ampleur nationale. La CFDT délègue Frédo Krumnov, dirigeant de la fédération du textile, pour soutenir la grève. Mais la radicalité de la grève ne mobilise pas seulement dans les rangs syndicaux. Plusieurs personnalités du monde de la culture viennent manifester leur solidarité. La chanteuse Colette Magny compose une chanson traitant de la grève. Simone Signoret, Yves Montand, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Agnès Varda envoient des messages de solidarité.
Surtout, par l’intermédiaire d’une association d’éducation populaire, le Centre culturel Palente-Orchamps (le CCPPO), dont le responsable, Pol Cèbe, travaille à l’usine, le cinéaste Chris Marker se rend à l’usine pour y réaliser un film dans le cadre du groupe Medvedkine, À bientôt j’espère2. La réalisation du film n’est qu’un des aspects de la portée culturelle de la grève. Durant plusieurs semaines, l’arrêt du travail, la mobilisation sur place des travailleurs permettent le développement d’une véritable effervescence culturelle. L’usine se transforme en une maison de la culture. Selon le livre d’or de la grève tenu par le responsable du comité d’entreprise, pas moins de quatorze conférences ont été tenues durant ces quelques semaines. Des clubs de lecture sont proposés, la bibliothèque et la discothèque du comité d’entreprise sont ouvertes en permanence. Un protagoniste, interviewé à l’occasion d’un travail universitaire, raconte : « Je me souviens, il y avait eu un montage sur la guerre du Viêt-nam [...]. J’y ai entendu, pour la première fois, La Messe en si de Mozart. Il l’avait montée là-dessus, c’était magnifique avec les images du Viêt-nam, d’enfants. »
Politisation
Autre aspect assez novateur, le soutien que la grève reçoit du milieu universitaire et étudiant. Un comité de soutien universitaire est constitué. De nombreux militants étudiants, parmi lesquels ceux de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), viennent aux portes de l’usine pour discuter avec les grévistes. Une liaison étudiants-salariés se met en place. Des tracts réalisés par des étudiants, appelant à la solidarité, sont distribués dans toute la ville. Au-delà du milieu étudiant, la grève permet que se mettent en place des rassemblements unitaires et interprofessionnels, qui seront caractéristiques de Mai 68. Des formes d’action inhabituelles sont proposées. Ainsi, le 16 mars, un défilé de voitures est organisé par les syndicats, avec l’appui des étudiants. Plusieurs manifestations monstres, dont celle du 18 mars, ponctuent le mouvement.
Tandis qu’un profond mouvement de politisation s’effectue parmi les travailleurs de la Rhodia, les négociateurs syndicaux s’activent à Paris. Alors que la revendication initiale portait sur le refus du chômage partiel, l’accord se réalise essentiellement autour des augmentations de salaires. Cette solution, présentée le lendemain (22 mars) à Besançon et à Vaise, provoque de violents désaccords entre les deux sections syndicales, ainsi que parmi les travailleurs. La CGT pousse à la reprise du travail, insistant sur l’importance des augmentations (+3,8 %), tandis que la CFDT souligne que rien n’est réglé en matière de chômage et de conditions de travail. Une partie des ouvriers, en particulier les plus concernés par la question des conditions de travail (les 4 x 8), dresse une barricade devant l’usine et se saisit des lances à incendie. Le 24 au matin, la première équipe est empêchée de reprendre le travail. Les gendarmes mobiles interviennent. En début d’après-midi, les grévistes récalcitrants organisent un meeting et votent à bulletin secret. À une très courte majorité, la reprise est votée. La déception est profonde, les syndicats divisés, en particulier la CFDT, dont l’attitude radicale n’est pas partagée par tous.
Malgré ces résultats en demi-teinte, la grève de la Rhodia constitue une expérience fondamentale pour les luttes ouvrières à venir. La participation active (sous contrôle syndical), l’ouverture de l’usine sur l’extérieur, la volonté d’émancipation culturelle sont autant de traits qui se retrouveront dans les grèves de 1968. Au niveau local, malgré les tensions de fin de conflit, la Rhodia sera la première usine bisontine à entrer en grève, en Mai 68.
Notes
1. Sur ce mouvement, lire : Histoires d’une usine en grève. Rhodiaceta, 1967-1968. Lyon-Vaise, Révoltes, 1999, ainsi que Fontaines G., Pucciarelli M., Lina Cretet. « Il ne faut jamais se laisser faire », Révoltes, 2002.
2. Ce film, ainsi que tous les autres réalisés avec ces cinéastes ouvriers, est désormais disponible en DVD. « Les groupes Medvedkine », coffret 2 DVD, édition Montparnasse, 2006.