L’arrestation de Manzoor Pashteen fait du bruit au Pakistan. Le leader du Mouvement de protection des Pachtouns (PTM) a été interpellé par la police lundi 27 janvier en fin de journée, dans le quartier Tehkal Bala de Peshawar, capitale de la province du Khyber Pakhtunkhwa (nord). Jusqu’à présent, les forces de l’ordre n’osaient pas arrêter ce militant de 28 ans qui a réussi à créer en janvier 2018 une organisation de défense des droits civiques au profit d’un peuple sans Etat, 55 millions de personnes vivant dans la partie centrale de l’Afghanistan et dans la ceinture tribale du nord-ouest du Pakistan, organisation qui inquiète le pouvoir en place à Islamabad.
M. Pashteen se sentait menacé et changeait plusieurs fois par jour de logement. Il n’a toutefois pas hésité, ces dernières semaines encore, à défier le gouvernement en faisant des apparitions publiques à l’occasion de grands rassemblements organisés un peu partout dans le pays, dans le but de réclamer le déminage des zones pakistanaises frontalières de l’Afghanistan, refuge de groupes djihadistes et insurgés depuis la chute du régime taliban afghan en 2001, mais aussi la fin des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées et des détentions illégales attribuées à l’armée pakistanaise.
« Promotion de l’animosité »
Le 12 janvier, Manzoor Pashteen avait participé à une manifestation à Bannu, au sud-ouest de Peshawar. Il comptait faire de même dimanche 2 février à Quetta, capitale du Balouchistan (ouest). Selon son mandat d’arrestation qui a été publié mardi 28 janvier par la presse locale, il est accusé de « conspiration contre l’Etat », de « sédition », « d’intimidations criminelles », d’appels à « l’abolition de la souveraineté pakistanaise », et plus généralement de « promotion de l’animosité » entre les Pachtouns (17 % de la population) et les autres groupes ethniques du pays, pour l’essentiel les Pendjabis (45 %) et les Sindhis (14 %).
Les autorités estiment qu’il a dépassé les bornes durant un rassemblement qui s’est tenu le 18 janvier à Dera Ismail Khan, au sud de Bannu. Selon les deux députés que le PTM compte à l’assemblée nationale, Mohsin Dawar and Ali Wazir (eux-mêmes incarcérés plusieurs mois en 2019), l’interpellation de Manzoor Pashteen, qui a été arrêté en même temps que neuf autres membres de son mouvement, vise à « punir la demande pacifique et démocratique de respect des droits » des Pachtouns.
« Les arrestations politiques ont pour seul effet d’aggraver la situation. Il est complètement stupide et hautement condamnable que la voix de la jeunesse tribale soit réduite au silence par la force brutale de l’État » Un responsable du Parti du peuple pakistanais
M. Dawar parle même « d’enlèvement » et estime que les autorités font payer au fondateur du PTM le discours qu’il a tenu récemment à Bannu, dans lequel il a appelé à la mise en place d’une assemblée de tous les leaders pachtouns. Le parlementaire réclame « la libération immédiate de M. Pashteen et prévient que cette affaire » ne fera que renforcer « la détermination des Pachtouns à se battre pour obtenir la satisfaction de leurs revendications ».
Le Parti du peuple pakistanais (PPP), l’une des deux principales formations d’opposition à l’actuel premier ministre Imran Khan, a également dénoncé cette interpellation supposée durer quatorze jours, par la voix de son représentant au Khyber Pakhtunkhwa. « Les arrestations politiques ont pour seul effet d’aggraver la situation et ne contribuent pas à résoudre les problèmes. Il est complètement stupide et hautement condamnable que la voix de la jeunesse tribale soit réduite au silence par la force brutale de l’État, à un moment où il est urgent de dialoguer », a déclaré ce responsable.
Pour Amnesty International, qui demande sa libération « immédiate et sans condition », Manzoor Pashteen est détenu « arbitrairement » pour avoir exercé ses droits fondamentaux à la liberté d’expression et à la participation à des rassemblements pacifiques.
En Afghanistan, le président Ashraf Ghani, lui-même issu d’une tribu pachtoune, a dit sur Twitter être « troublé, alors que la région souffre des atrocités commises par l’extrémisme violent et le terrorisme ». De quoi renforcer l’armée pakistanaise dans sa conviction que les agissements du PTM sont pilotés depuis l’étranger par des pays « ennemis ».
Ashraf Ghani
@ashrafghani
I am troubled by the arrest of Manzoor Pashteen and his colleagues. I fully echo the concerns raised by Amnesty International in this regard and hope for their immediate release. While our region is suffering from atrocities caused by violent extremism and terrorism…
Guillaume Delacroix (Bombay, correspondance)
• « Le leader de la contestation pachtoune arrêté par la police pakistanaise ». Le Monde. Publié le 29 janvier 2020 à 13h42 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/29/le-leader-de-la-contestation-pachtoune-arrete-par-la-police-pakistanaise_6027665_3210.html
Au Pakistan, les Pachtouns se remobilisent pour la défense de leurs droits
Le Mouvement de protection des Pachtouns (PTM) suscite un vaste engouement populaire et cherche à faire plier le gouvernement d’Imran Khan.
Deux ans après son irruption dans le paysage politique pakistanais, le Mouvement de protection des Pachtouns (PTM) inquiète de nouveau le pouvoir à Islamabad. Après avoir multiplié les longues marches à travers le pays depuis sa création en janvier 2018, il a donné rendez-vous à ses troupes le 2 février, à Quetta, capitale du Balouchistan (ouest), en vue de saluer la mémoire d’Arman Lonri, militant de la cause pachtoune décédé il y a un an, lors d’un sit-in réprimé par la police.
Dimanche 12 janvier déjà, un rassemblement de plusieurs milliers de personnes s’est tenu à Bannu, une ville de la province du Khyber Pakhtunkhwa (nord) située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Peshawar, en dépit du froid glacial qui s’abattait sur la région. Il s’agissait alors de commémorer la mort de Naqibullah Mehsud, un jeune Pachtoun tué lors d’une opération de police à Karachi début 2018.
Une structure tribale
En insistant sur la dimension « apolitique » du PTM, une organisation de défense des droits civiques, son leader, Manzoor Pashteen, 28 ans, a pris le micro, le 12 janvier, pour relancer l’idée d’une assemblée des leaders pachtounes (« jirga »). Il a appelé les partis sensibles à la cause de ce peuple vivant à cheval sur l’Afghanistan (où ils seraient 20 millions et représenteraient 60 % de la population) et le Pakistan (35 millions de personnes, soit 17 % de la population), à rejoindre cette future instance. Dans le monde pachtoun, le jirga est une structure tribale qui s’inscrit dans la tradition d’Abdul Ghaffar Khan (1890-1988), pendant musulman du mahatma Gandhi qui s’opposa lui aussi, par la non-violence, à l’occupation britannique au début du XXe siècle.
Selon Manzoor Pashteen, « l’unité est le seul moyen de mettre fin » aux souffrances des Pachtouns. Ces sept derniers mois, le PTM avait pourtant fait profil bas, en attendant de connaître le sort de deux de ses membres fondateurs, Ali Wasir et Mohsin Dawar, élus députés sans étiquette à l’Assemblée nationale lors des élections générales de juillet 2018 : arrêtés en mai 2019 pour l’attaque d’un check-point militaire au Waziristan, ils ont été libérés sous caution en septembre dernier. Le 12 janvier, les deux parlementaires sont apparus aux côtés de Manzoor Pashteen, pour affirmer que le PTM était bien « vivant » et qu’il n’abandonnerait « jamais » sa lutte.
Les revendications officielles du PTM portent sur le déminage des zones tribales frontalières de l’Afghanistan.
Le rassemblement a fait l’objet d’une couverture a minima dans les journaux locaux, mais il montre que le mouvement, qui accuse l’armée pakistanaise de tuer des Pachtouns en toute impunité au nom de la chasse aux talibans, garde une grande vitalité. Les revendications officielles du PTM portent sur le déminage des zones tribales frontalières de l’Afghanistan (Federally Administered Tribal Areas, ou FATA, comprenant notamment le Waziristan), dont l’administration a été rattachée en mai 2018 au Khyber Pakhtunkhwa.
Elles portent aussi sur la cessation des disparitions forcées : le mouvement dit être sans nouvelle de 2 500 personnes, la dernière disparition en date, dénoncée par Amnesty International, étant celle d’Alamgir Wazir, étudiant à Lahore et neveu d’Ali Wasir, le 30 novembre 2019. Le PTM dénonce par ailleurs « les exécutions extrajudiciaires » et toutes sortes de violations des droits de l’homme commises dans le nord du Pakistan, depuis que l’armée pakistanaise, aidée par les Etats-Unis, y traque les « terroristes ».
Regain d’agitation
Si le mouvement bénéficie de l’oreille attentive du Parti du peuple pakistanais (PPP), dirigé par l’héritier de la famille Bhutto, son appel à hausser le ton contre Islamabad a été entendu par une formation dissidente du PPP, le Qaumi Watan, qui fait de la protection des droits des Pachtouns son fonds de commerce. Son leader, Sikandar Sherpao, s’est déclaré prêt, au lendemain de la manifestation de Bannu, à « travailler avec le PTM ».
A l’autre bout de l’échiquier politique, la principale branche de l’Assemblée du clergé islamique (Jamiat Ulema-e-Islam-Fazl, ou JUI-F) et le parti islamique Jamaat, tous deux membres d’une alliance religieuse ayant décroché quinze sièges de députés il y a deux ans, ont également laissé entendre qu’ils étaient disposés à parler d’avenir avec le PTM, arguant du fait qu’ils avaient déjà évoqué la question pachtoune à maintes reprises au parlement.
« Le gouvernement a proposé au PTM de présenter ses doléances et de permettre ainsi à l’Etat d’y répondre progressivement. » Ayaz Ahmed, chercheur
Ce regain d’agitation politique confirme que le Parti national Awami (ANP), formation laïque de gauche qui incarnait autrefois le nationalisme pachtoun, a perdu la main. A l’issue des élections provinciales qui se sont tenues en juillet 2019 sur le territoire des anciens FATA, l’ANP n’a obtenu qu’un siège à l’assemblée régionale (avec 6,6 % des voix), très loin derrière les candidats « indépendants » (39 %) soutenus par le PTM et ceux du parti du premier ministre Imran Khan, le Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI), arrivé en deuxième position (25 %).
M. Khan, qui avait connu ses premiers succès électoraux au Khyber Pakhtunkhwa, au début des années 2010, est du reste toujours attendu sur le sujet, un an et demi après son arrivée au pouvoir. Bien que mettant un point d’honneur à se prétendre pachtoun dans les biographies officielles, situation inédite pour un dirigeant pakistanais, alors qu’il ne parle pas la langue pachtoune, le chef de l’exécutif subit aujourd’hui des pressions de l’élite pachtoune pour renvoyer l’ascenseur. « Le gouvernement a proposé au PTM de présenter ses doléances et de permettre ainsi à l’Etat d’y répondre progressivement. Toutes les mesures nécessaires sont prises pour autonomiser les populations tribales sur les plans socio-économique et politique », affirme Ayaz Ahmed, chercheur basé à Karachi.
Ancien conseiller au ministère des affaires étrangères, Mosharraf Zaidi tient, lui, à relativiser les raisons du succès du PTM : « Sa légitimité vient de la lenteur des réponses apportées à ses exigences de justice pour le meurtre de Naqeebullah Mehsud et à sa demande d’un meilleur traitement des populations vivant dans les zones touchées indirectement par le conflit afghan, estime cet expert. Elle se nourrit aussi du fait qu’Imran Khan laisse les militaires traiter le problème, signifiant ainsi que le PTM est toujours soupçonné d’être sous influence étrangère. » Une allusion à l’Inde voisine, accusée de vouloir déstabiliser le Pakistan par tous les moyens.
Guillaume Delacroix (Bombay, correspondance)
• Le Monde. 20 janvier 2020 à 17h05 - Mis à jour le 20 janvier 2020 à 18h01 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/20/au-pakistan-les-pachtouns-se-remobilisent-pour-la-defense-de-leurs-droits_6026612_3210.html