En butte aux critiques en raison de sa gestion de la crise sanitaire provoquée par l’épidémie de nouveau coronavirus – plus de 630 morts –, l’État-parti chinois tente de récupérer à son profit l’émotion provoquée par le décès de Li Wenliang dans la nuit de jeudi à vendredi. Li, 34 ans, médecin ophtamologue de l’hôpital central de Wuhan, épicentre de l’épidémie, avait été l’un des premiers à alerter sur les réseaux sociaux, fin décembre, de l’apparition de cas proches du Sras (Syndrome respiratoire sévère aigu). Cela lui avait valu d’être mis en garde par la police sur la diffusion de « rumeurs ». En quelques semaines, il était passé du statut de réprouvé à celui de héros en raison de la confirmation du nouveau coronavirus et de la propagation de l’épidémie à partir de Wuhan. Il était hospitalisé et placé en quarantaine à l’hôpital central de la ville après avoir été contaminé, avait-il annoncé le 1er février sur son compte Weibo [1], l’équivalent de Twitter, où il avait également publié la lettre de semonces de la police.
Sa mort avait été annoncée par des médias chinois dans la journée de jeudi, provoquant sur les réseaux sociaux une vague d’hommages et d’émotion, mais aussi de critiques envers les autorités, avant d’être démentie par son employeur, l’hôpital central de Wuhan. Li n’était pas décédé, indiquait l’établissement, il se trouvait certes dans un « état critique », mais tout était fait pour le sauver… Finalement, quelques heures plus tard, à 3 h 48 (heure de Pékin), la tragique nouvelle était annoncée par ce même hôpital dans un petit texte publié sur son compte Weibo [2] : « L’ophtalmologue de notre hôpital Li Wenliang a malheureusement été infecté dans la lutte contre l’épidémie du nouveau coronavirus, les efforts pour le sauver ont été vains, il est décédé le 7 février 2020 au petit matin à 2 h 58. Nous le regrettons profondément et le pleurons. »
Malgré l’heure tardive, les internautes ont massivement loué le docteur Li par des textes mais aussi des photos ou des dessins : « Dans ce monde, il n’y a pas de héros qui descendent du ciel, mais des hommes ordinaires qui se lèvent et se battent. » Certains rappelaient une de ses phrases tirée de son interview au site d’investigation Caixin : « Une société en bonne santé ne devrait pas avoir une seule voix. » Vendredi, le principal moteur de recherche, Baidu, s’est joint aussi à l’émotion nationale en lui consacrant sa une [3]. Des habitants sont allés déposer des fleurs à l’entrée de l’hôpital où il travaillait, devant lequel un autel improvisé a été dressé [4].
Un journal de Shanghai a publié en une la photo du médecin avec ce titre : « Adieu docteur Li Wenliang ». Le rédacteur en chef du quotidien nationaliste Global Times, Hu Xijin, partisan depuis le début d’une plus grande transparence, a jugé que « la ville de Wuhan devait des excuses à Li Wenliang » [5]. « Les responsables de Wuhan et du Hubei doivent également des excuses solennelles aux habitants du Hubei et du pays. Pourquoi les principaux responsables de Wuhan et de la province du Hubei ne sont-ils pas allés au chevet de Li Wenliang alors qu’il était gravement malade, pourquoi n’ont-ils pas changé d’attitude envers lui plus tôt ? Est-il si difficile pour nos gouvernements et nos fonctionnaires locaux, lorsqu’ils ont commis une erreur, de s’excuser auprès des personnes victimes d’injustice ? »
Vendredi, le pouvoir débordé tentait d’apporter des réponses, signe de sa fébrilité. Dans un communiqué [6], la commission de discipline du Parti communiste chinois et son pendant gouvernemental, le Comité national de surveillance, ont annoncé l’envoi à Wuhan, « avec l’approbation du comité central », d’une équipe chargée de mener une « enquête approfondie sur les problèmes soulevés par les masses concernant le docteur Li Wenliang ».
Dans le même temps, une opération de récupération était lancée. Le gouvernement local de Wuhan lui a rendu hommage sur son site internet dans un court texte intitulé sobrement « annonce », où il exprime également ses « regrets » : « Le docteur Li Wenliang, de l’hôpital central de Wuhan, est décédé à cause du nouveau coronavirus malgré tous les efforts pour le sauver. Nous exprimons nos sincères condoléances et nos regrets ! Nous rendons hommage à son adhésion, à sa lutte en première ligne contre le nouveau coronavirus et exprimons nos sincères condoléances à sa famille ! » Les médias officiels, qui avaient été si prompts à fustiger les lanceurs d’alerte en décembre, publient, eux aussi, des textes louangeurs. Et cela n’a pas échappé à de nombreux internautes.
Même Le Quotidien du peuple y participe. Dans un article intitulé « Enquêter de manière approfondie sur l’affaire Li Wenliang permet de répondre à la volonté du peuple », l’organe du PCC souligne que l’enquête « répond aux inquiétudes du public et permet aux gens d’espérer connaître la vérité ». « Rétablir la vérité peut stabiliser la volonté populaire ; protéger la justice et par conséquent susciter la cohésion ; défendre la dignité de l’État de droit et ainsi encore plus cristalliser la force puissante de l’unité. » Dans un autre texte, le journal officiel rappelle l’importance de l’union nationale en ces temps de lutte contre le virus, un « démon » selon les mots du secrétaire général du Parti communiste chinois et président Xi Jinping : « Personne ne peut prédire avec précision quand cette lutte prendra fin, mais nous ne pouvons aller vers la victoire finale que si nous avons suffisamment confiance. Nous pleurons le docteur Li Wenliang et les centaines de personnes tuées par le virus. »
Si l’on peut s’attendre dans les jours à venir à des sanctions au sein des autorités locales – des têtes vont sûrement tomber, mais lesquelles ? –, cette crise sanitaire révèle aussi, au plus haut niveau, les failles du système imposé par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir en 2012. Le propre du régime totalitaire chinois de Xi, qui instille obéissance et peur au sein du Parti communiste, est de produire justement ce qu’il affirme vouloir combattre : du « formalisme » – c’est-à-dire la déresponsabilisation des cadres aux échelons inférieurs –, un des facteurs expliquant pourquoi les autorités locales ont été si lentes à réagir et ont tenté de faire taire des lanceurs d’alerte comme Li Wenliang.
Le « rêve chinois » qu’il promeut se heurte à un paradoxe. Il veut renforcer la toute-puissance du PCC en puisant dans les origines glorieuses de la révolution. Mais en même temps promouvoir une société ultramoderne et vibrante capable de maîtriser les nouvelles technologies et de placer la Chine au premier rang mondial en 2049, année des cent ans de la fondation de la République populaire de Chine… À un an d’un autre centenaire, celui du Parti communiste chinois, date qu’il souhaitait transformer en apologie de son régime, Xi Jinping est confronté à sa pire crise intérieure et le nouveau coronavirus affaiblit aussi les organes du PCC. Nul doute que ce dernier mobilisera tous les outils à sa disposition, en particulier l’armée et l’appareil de propagande, pour la surmonter. Xi Jinping mise une nouvelle fois, à n’en pas douter, sur la résilience du pouvoir communiste chinois. Mais s’il survit politiquement, le numéro un chinois en sortira vraisemblablement amoindri.
François Bougon
• MEDIAPART. 7 FÉVRIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/070220/deces-du-lanceur-d-alerte-de-wuhan-deborde-le-pouvoir-chinois-tente-de-repondre
En Chine, la crise sanitaire place le pouvoir sur la défensive
L’État-parti, sous l’égide de Xi Jinping, ne lutte pas seulement pour la santé des Chinois, mais aussi pour sa légitimité à gouverner la grande puissance asiatique. Mobilisation et sanctions vont de pair.
Mais où est donc passé Wang Yupu ? Le ministre de la gestion des situations d’urgence a disparu de la scène publique depuis des mois et des mois. Alors que la lutte contre le nouveau coronavirus bat son plein en Chine, cette absence – maladie ou possible enquête pour corruption en raison de ses liens avec la « faction du pétrole » menée par l’ancien grand responsable de la sécurité du régime Zhou Yongkang, lui-même en prison après avoir été condamné ? – est l’une des nombreuses zones d’ombre entourant la crise actuelle. C’est le secrétaire général du Parti communiste du ministère, Huang Ming, qui a pris la situation en main.
Le ministère avait pourtant été créé début 2018 pour éviter notamment que ne se renouvelle l’échec de la précédente épidémie de Sras (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2002-2003. Trop de responsabilités étaient partagées entre différents ministères et organismes de l’État.
En 2016, Xi Jinping s’était engagé à tout rationaliser dans le cadre d’une réforme de l’État-parti, en accord avec la loi sur la réponse aux situations d’urgence adoptée en 2007 [7] qui prévoyait la mise en place d’un « système de gestion des interventions d’urgence comprenant principalement une direction uniforme, une coordination complète, une gestion par classification, des responsabilités hiérarchiques et une gestion territoriale » (article 4). Et ce nouveau ministère, créé officiellement en avril 2018, était censé diriger les opérations en cas de catastrophes naturelles mais aussi de crises sanitaires. Et surtout de mettre l’accent sur la prévention.
C’est aussi l’une des grandes interrogations de cette crise du nouveau coronavirus : pourquoi ce nouveau système de prévention n’a pas fonctionné ? Certains jugent que le tout jeune ministère, qui en était à ses débuts, ne dispose pas encore de la force nécessaire pour s’imposer. On peut se dire aussi que la volonté de Xi Jinping, depuis son arrivée au pouvoir en 2012, de tout contrôler et la peur qu’il a instillée au sein du parti ne permettent pas de créer les conditions de transparence nécessaires à ce type de crise sanitaire.
Lundi, Huang Ming a présidé une réunion du ministère, au cours de laquelle, selon les médias chinois [8], il a été évoqué la nécessité de remédier aux « lacunes du système et de sa capacité » et de tirer les leçons de l’épidémie actuelle.
Les questions des responsabilités politiques au plus haut niveau ne semblent cependant pas encore à l’ordre du jour. Le 27 janvier, le maire de Wuhan avait reconnu des erreurs dans la prise en compte de l’épidémie, tout en se dédouanant : l’information était sensible et il ne lui revenait pas de la rendre publique, selon les textes en vigueur…
La légitimité de l’État-parti est en jeu, d’où le soin de mettre de côté les sujets gênants tout en déroulant un scénario classique : mobilisation générale contre le virus, création d’un groupe spécial pour la coordonner – dont le premier ministre Li Keqiang est responsable – et appel à toutes les ressources disponibles, celles du parti et de l’armée populaire de libération.
Lundi 3 février, le comité permanent du bureau politique, présidé par le secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) Xi Jinping, s’est réuni une nouvelle fois pour traiter de la lutte contre le coronavirus, qui touche tout le pays et dont l’épicentre est la ville de Wuhan dans la province centrale du Hubei.
Aucune image n’a été diffusée de cette réunion d’importance – certains décèlent dans cette disparition de l’image de Xi Jinping une preuve de sa mise en difficulté – et le journal du soir de CCTV à 19 heures, heure locale – la grand-messe pour connaître en détail les activités des maîtres du pays – en a rendu compte de manière sobre en récitant et publiant des extraits sur fond bleu.
Son compte-rendu occupait également une grande partie de la une du Quotidien du peuple, l’organe du PCC de mardi. Il est difficile d’en rendre compte en détail, mais à sa lecture, et en allant au-delà du jargon typique de ce genre de texte, on se rend compte à quel point cela chauffe à Zhongnanhai, le siège des dirigeants chinois, non loin de la Cité interdite à Pékin.
Xi Jinping, cité dans la dépêche de l’agence officielle Chine nouvelle (Xinhua), a averti : « Le problème le plus critique est de mettre en œuvre le travail avec soin. » Traduction : certains n’en font qu’à leur guise, mais qu’ils fassent attention à leur carte du Parti, à leur poste et aux avantages qui en découlent…
Tout le texte est cependant un équilibre entre la nécessité de mobiliser les troupes – des cadres du parti et de l’armée –, tout en menaçant ces satanés récalcitrants auxquels il faut rappeler la nécessaire discipline. Le PCC joue toujours gros lorsque sa légitimité est en jeu. Et les retards à l’allumage de la part des cadres locaux constituent un bon handicap. Pour tenter de contrer cet effet négatif, Xi Jinping promet au peuple des sanctions exemplaires à ceux qui se laisseraient tenter par ce qu’il appelle « le formalisme [faire semblant de remplir sa mission – ndlr] et la bureaucratie ».
Les ordres ne sont bien entendu pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Dès le lendemain, la Commission de discipline de la province du Hubei avait trouvé un coupable idéal : l’un des pontes de la Croix-Rouge locale accusé d’avoir mal organisé la collecte et la distribution des dons [9]. Limogeage et blâme, rien ne lui a été épargné.
Pour mettre en musique cette exaltation des héros et la mise au ban des « méchants », l’appareil de propagande est essentiel, a souligné Xi Jinping. C’est ce qu’on appelle en Chine le travail « d’orientation de l’opinion publique ».
« Nous devons faire connaître en détail les principaux mécanismes de prise de décision du Comité central du parti, rendre pleinement compte de l’efficacité des mesures conjointes de prévention et de contrôle dans diverses régions et départements, évoquer de façon vivante les histoires touchantes en provenance de la ligne de front de la prévention des épidémies, raconter l’histoire de la lutte de la Chine contre l’épidémie et montrer l’esprit d’unité et de cohésion du peuple chinois. […] Il est nécessaire de faire face aux problèmes existants, de publier des informations faisant autorité en temps opportun, de répondre aux préoccupations des masses, d’améliorer la rapidité, la pertinence et le professionnalisme, et de guider les masses pour renforcer leur confiance. »
Au journal du soir de CCTV mardi, l’un des responsables du ministère de la propagande, Zhang Xiaoguo, a précisé que « dans la nuit même le ministère de la propagande a transmis et étudié les mesures à appliquer ». Plus de 300 journalistes ont été dépêchés dans le Hubei et à Wuhan pour cette tâche d’importance.
Et sur son compte Weibo, l’équivalent de Twitter, le Quotidien du peuple a publié mardi un post, accompagné d’un dessin que le réalisme socialiste des années 1950 et 1960 – on y voit notamment deux médecins héroïques Zhong Nanshan et Zhang Dingyu – n’aurait pas renié, avec ce commentaire : « Dans de nombreux endroits, des cadres dirigeants ont été tenus pour responsables, la prévention et le contrôle de l’épidémie est un test important, certains obtiennent des scores importants, d’autres échouent. Bien faire ou mal faire ce n’est pas pareil, les récompenses et les punitions sont sans ambiguïté. »
Pendant ce temps, de nombreux pays étrangers, parmi lesquels la France, continuent à évacuer leurs ressortissants. Certains ferment leurs frontières aux personnes en provenance de Chine. Mercredi, la porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois Hua Chunyin a émis une critique de tous ceux qui nourrissent la panique. « La panique est une maladie encore plus terrifiante », a-t-elle dit aux journalistes, soulignant que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait recommandé de ne pas prendre des mesures de restriction des déplacements.
Elle a également cité les médias américains, selon lesquels « la grippe saisonnière aux États-Unis a infecté 19 millions de personnes et tué plus de 10 000 personnes », ajoutant : « À l’heure de la mondialisation, les intérêts et les destins de chaque pays sont liés. Pour faire face à une crise de santé publique, ce n’est qu’en s’unissant et en coopérant pour surmonter ensemble les difficultés que nous pourrons véritablement sauvegarder nos intérêts communs. »
François Bougon
• MEDIAPART. 5 FÉVRIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/050220/en-chine-la-crise-sanitaire-place-le-pouvoir-sur-la-defensive
Chine : en pleine mobilisation antivirus, des critiques émergent au sein de l’Etat-parti
Si l’heure est à l’union nationale, des critiques se font jour au sein du système pour dénoncer la lenteur des décisions prises par les autorités locales. La Cour suprême a même loué le travail de lanceur d’alerte de huit habitants de Wuhan, l’épicentre de l’épidémie.
La Chine a un ennemi déclaré : le nouveau coronavirus, 2019-nCoV. Tout le pays doit s’unir pour combattre ce « démon », a déclaré son commandant en chef, le secrétaire général du Parti communiste et président de la République Xi Jinping, en recevant mardi à Pékin le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Face aux interrogations sur le manque de transparence et de réactivité face à l’épidémie – les premiers cas ayant été relevés dès décembre avant que les scientifiques chinois identifient et isolent le nouveau coronavirus le 7 janvier –, le numéro un chinois a asséné lors de sa réunion avec le responsable de l’OMS, selon le compte rendu donné en une par le Quotidien du peuple de mercredi : « On ne peut pas laisser le diable se cacher. Le gouvernement chinois a toujours communiqué de manière ouverte, transparente et responsable les informations sur l’épidémie, que ce soit au niveau national ou international, tout en répondant activement aux préoccupations de tous et en renforçant sa coopération avec la communauté internationale. »
De son côté, cité dans un communiqué de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus a salué « le sérieux avec lequel la Chine traite cette épidémie et, en particulier, la détermination des dirigeants, et la transparence dont ils ont fait preuve, notamment en communiquant des données et la séquence génétique du virus » [10].
De retour de Chine, où il a accompagné le directeur général de l’OMS, Michael Ryan, directeur exécutif chargé du programme de gestion des situations d’urgence sanitaire de l’organisation, s’est dit « impressionné par le niveau d’engagement des autorités chinoises à tous les niveaux », inédit à ses yeux, et l’« incroyable transparence » dont a également fait preuve le pays, en particulier par rapport à l’épidémie de Sras de 2002-2003 (774 morts dans le monde dont 648 en Chine, Hong Kong compris). « Le défi est grand mais la réponse a été massive », a-t-il dit, jugeant qu’« avant de critiquer la Chine ou de la pointer du doigt, il faut le reconnaître. »
Par ailleurs, le chef de l’OMS a décidé de convoquer une nouvelle réunion d’urgence jeudi afin de déterminer si l’épidémie nécessite une alerte internationale. « La plupart des plus de six mille cas du nouveau coronavirus se trouvent en Chine, seulement 1 %, soit soixante-huit cas, ont été enregistrés à ce jour dans quinze autres pays. Mais une transmission interhumaine a été enregistrée dans trois pays en dehors de la Chine », a-t-il expliqué. « Ce risque de propagation mondiale est la raison pour laquelle j’ai convoqué le comité d’urgence. »
Le 22 janvier, l’OMS avait décidé de ne pas proclamer une urgence de santé publique de portée internationale à propos de l’épidémie due au 2019-nCoV.
Des zones d’ombre subsistent cependant, en particulier sur les décisions tardives prises par les autorités locales de la ville de Wuhan, épicentre de l’épidémie dans la province centrale du Hubei.
Dans un long texte publié sur le site China Media Project [11], une journaliste expérimentée signant sous le pseudonyme de Da Shiji a ainsi affirmé que le virus avait pu se propager pendant quarante jours avant que le confinement de la ville de 14 millions d’habitants ne soit décidée juste avant le Nouvel An lunaire.
Elle l’explique par la volonté des dirigeants locaux de privilégier la stabilité, quitte à sacrifier la santé des habitants en cachant la vérité sur l’épidémie : « Ces gouvernants lâches et incompétents ne peuvent pas assumer la nécessaire responsabilité pour gouverner à un moment qui est devenu essentiellement un état de guerre », écrit-elle.
Certains, au sein du système, ont émis réserves et critiques. Ainsi, lors d’une interview mercredi [12],avec le chef épidémiologiste du centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, Zeng Guang le rédacteur en chef du journal nationaliste Global Times, Hu Xijin, a posé une question sur les huit habitants de Wuhan qui avaient été brièvement interpellés en janvier, accusés d’avoir propagé des « rumeurs » en évoquant une nouvelle épidémie de Sras.
Zeng Guang a jugé que ces « lanceurs d’alerte » devaient être « respectés », car ils ont eu raison avant tout le monde, même s’ils n’avaient pas de « preuves scientifiques ».
Mardi, les huit habitants ont reçu un soutien de poids, celui de la Cour suprême de Chine. Dans une note, la plus haute instance judiciaire a jugé qu’on aurait dû les écouter : « Si le public avait écouté cette “rumeur” à ce moment-là et si, en raison de la peur du Sras, il avait adopté des mesures telles que porter un masque, désinfecter strictement et éviter de se rendre au marché des animaux sauvages, cela aurait été un meilleur moyen pour prévenir et contrôler le nouveau coronavirus et une bonne chose. Par conséquent, face à de fausses informations, les organismes chargés de l’application des lois devraient tenir pleinement compte de la malveillance subjective des émetteurs et des diffuseurs d’informations et de leur capacité à reconnaître les choses. Tant que les informations sont vraies, les éditeurs et les diffuseurs ne sont pas subjectivement malveillants, et le comportement n’a objectivement pas causé de préjudice grave. Nous devons maintenir une attitude tolérante à l’égard de ces “fausses informations”. »
La première mort due au virus, celle d’un homme de 61 ans, a eu lieu le 9 janvier. Le même jour, des experts médicaux cités par la chaîne publique CCTV affirment qu’il s’agit d’un nouveau coronavirus. Deux jours plus tard, la Commission municipale de santé de Wuhan publie un communiqué confirmant le premier décès et faisant état de 41 cas, mais précise qu’aucun nouveau cas n’a été décelé depuis le 3 janvier, qu’aucun personnel médical n’a été contaminé et qu’aucune preuve de transmission interhumaine n’a été trouvée [13].
Du 11 au 15 janvier, le bureau de la santé de Wuhan affirme n’avoir été informé d’aucun nouveau cas. Il faudra attendre le 16 pour voir le chiffre officiel de nouveaux cas quotidiens passer de 4 à 60. Le 21, il reconnaîtra que 15 membres du personnel hospitalier ont été contaminés.
Selon une enquête du média chinois Caixin, dès le 5 janvier cependant, un médecin d’un hôpital de Wuhan présentait de la fièvre et avait été hospitalisé cinq jours plus tard en raison d’une pneumonie provoquée par le coronavirus. Le 19 janvier, le docteur Zhong Nanshan, spécialiste des maladies respiratoires et célèbre pour son engagement dans la lutte contre le Sras en 2002-2003, se rend à Wuhan et déclare que le nouveau coronavirus peut se transmettre d’humain à humain, provoquant une prise de conscience générale.
Lundi, dans un long entretien de près d’une heure sur CCTV, le maire de Wuhan Zhou Xianwang s’est livré à une rare autocritique. « Non seulement nous n’avons pas donné l’information à temps, mais nous n’avons pas non plus utilisé l’information dont nous disposions pour améliorer notre travail », a-t-il expliqué, ajoutant néanmoins que la loi sur la prévention et le traitement des maladies infectieuses l’empêchait de publier de sa propre initiative toute information considérée comme sensible. « Comme gouvernement local, après avoir obtenu l’information, nous ne pouvons la révéler qu’après autorisation. »
Il n’a pas précisé cependant à quel moment il avait informé les autorités centrales de l’épidémie. Le Conseil d’État (gouvernement) a tenu une réunion d’urgence le 20 janvier au cours de laquelle le nouveau coronavirus avait été classé au rang de « classe A », ce qui, a raconté M. Zhou, avait permis de « prendre certaines mesures difficiles, notamment le confinement de Wuhan et la suspension des métros, bus, ferrys et cars ».
Lors de la même interview, M. Zhou a même évoqué l’idée de présenter sa démission pour avoir mis la ville en quarantaine : « Si le public pense que nous avons commis une erreur, nous démissionnerons. » Mais pour l’heure, seuls des responsables de rang inférieur dans d’autres provinces ont été sanctionnés pour leur mauvaise gestion de la crise.
Jeudi, la Commission de discipline du Parti communiste a émis une directive pour rappeler à tous l’importance de la lutte contre l’épidémie [14] : « Il est nécessaire d’appliquer strictement la discipline et de mettre en œuvre les décisions du comité central du Parti et les instructions importantes du secrétaire général concernant des problèmes comme le fait de ne pas mener son travail correctement, de frauder ou de faire preuve de duperie, en les punissant sévèrement [...]. Quant aux questions disciplinaires comme d’éventuels manquements au devoir ou détournements de fonds dans le travail de prévention et de contrôle de l’épidémie, nous le traiterons selon la loi et les règlements de manière résolue. »
Mettre en garde ceux qui au sein de l’État-parti se rendraient coupables de défaillances et désigner un ennemi commun permettent aussi de tenter de resserrer les rangs et d’éviter d’avoir à répondre à certains questionnements des habitants sur les ratés des débuts. Les autorités chinoises, Xi Jinping au premier rang, usent à satiété des métaphores guerrières, alors que le bilan de l’épidémie s’élevait mercredi soir à 170 morts, avec 4 586 cas dans la seule province du Hubei.
D’ailleurs, l’armée n’est jamais très loin lorsqu’il s’agit de lutter contre une catastrophe, qu’elle soit naturelle – comme lors du tremblement de terre du Sichuan en 2008 – ou sanitaire, comme c’est le cas en ce moment. Du personnel médical militaire a été envoyé à Wuhan et l’agence officielle Chine nouvelle a informé mercredi que Xi Jinping, qui préside également la Commission militaire centrale, avait adressé « ces derniers jours des directives importantes » aux forces armées.
« Les hôpitaux compétents de notre armée doivent faire de leur mieux pour recevoir et traiter les patients, et les institutions de recherche scientifique doivent intensifier leur recherche et contribuer activement à gagner la bataille de prévention et de contrôle de l’épidémie », a déclaré Xi, selon Chine nouvelle.
Dans ce récit officiel, diffusée à satiété par l’ensemble des médias publics, des « héros » sont loués. Parmi eux, figure bien sûr le personnel médical, auquel il est rendu hommage pour son abnégation et son sens du sacrifice. Il y a aussi les milliers d’ouvriers – qui se sont vu offrir des salaires plus élevés – qui construisent un hôpital à Wuhan en travaillant jour et nuit. Un chantier auquel on peut même assister en direct sur une application du Quotidien du peuple.
L’appareil de propagande est donc présent sur tous les fronts, inondant aussi les réseaux sociaux de ses messages d’unité nationale sur le thème de « Allez Wuhan », comme il y avait eu « Allez le Sichuan » lors du séisme de 2008. Une manière de susciter une vague de nationalisme balayant les voix critiques.
Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux [15] montrent que les habitants de Wuhan ont pris l’habitude d’ouvrir leurs fenêtres à 20 heures pour crier « Allez Wuhan » (« Wuhan Jiayou » en chinois), voire pour diffuser l’hymne national. Les quatre caractères de « Wuhan Jiayou » ont été projetés sur les immeubles et les ponts de la ville [16]. Même un rap au service de la guerre contre les virus a été réalisé. Et dans une courte vidéo diffusée sur le site Sina.com [17], le docteur Zhong Nanshan explique au grand public comment porter le masque. Tous les moyens sont bons pour terrasser le « démon ».
François Bougon
• MEDIAPART. 30 JANVIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/300120/chine-en-pleine-mobilisation-antivirus-des-critiques-emergent-au-sein-de-l-etat-parti