L’instagrameuse Sena Sever dans un clip publicitaire pour une marque de prêt-à-porter. | Capture d’écran via YouTube [1]
Intérieur fastueux, argenterie scintillante et chapeau à voilette combiné au hijab... La diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo de cérémonie religieuse (mawlid) ultra-luxueuse organisée par une jeune instagrameuse pour la naissance de son bébé, il y a quelques semaines, a fait ressurgir les débats concernant la consommation ostentatoire dans le milieu conservateur turc.
[Vidéo non reproduite ici.]
Dans un contexte de polarisation politique et sociale engendré par le pouvoir autoritaire et islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdoğan et son parti l’AKP (Parti de la justice et du développement), ce métissage des codes religieux et de la culture de consommation suscite de vives critiques de part et d’autre du spectre politique.
Parmi les couches plus traditionnalistes de l’islamisme, les critiques formulées à travers la toile portent essentiellement sur une perte des valeurs religieuses et la contradiction qui régnerait entre le port du voile et l’exhibition de soi sur les réseaux. Une sorte de soumission à la culture occidentale.
Tandis que du côté séculier et républicain anti-AKP, les dépenses superflues exposées dans la vidéo sont mises en rapport avec l’embourgeoisement dans les cercles religieux à travers le clientélisme exercé par le parti au pouvoir. Mais c’est aussi l’occasion de dénoncer l’inconséquence morale de leurs rivaux et d’avancer ainsi que les personnes islamistes ne sont pas ce qu’elles prétendent être, d’authentiques croyantes.
Génération divertissement
Pour l’anthropologue Tayfun Atay, la question est tout autre et mérite d’être analysée en se soustrayant à la polarisation ambiante : « Il est question de jeunes qui sont nés dans les années 1990 ou 2000, ce sont les générations que l’on nomme Y et Z et qui assistent depuis leur naissance à une révolution numérique où le divertissement devient la condition de toute chose, que ce soit en politique, dans l’éducation ou bien dans la religion. Et ceci est bien entendu accompagné par la prédominance de la culture visuelle. Dans ce contexte, cette cérémonie de mawlid n’est pas une pratique religieuse mais la simulation de cette pratique qui est instrumentalisée pour accroître la popularité de la jeune maman. C’est une simple story à poster sur Instagram », explique-t-il.
Le professeur Atay rappelle que le beau-père de Büşra Nur Çalar, la jeune instagrameuse en question, est décédé des suites de blessures reçues lors de l’assaut israélien sur la flottille humanitaire à destination de Gaza en 2010 [2].
« Et aujourd’hui le bébé, la petite-fille de cet homme qui est considéré comme un martyr par les cercles islamistes, se voit transformé en une marque, une célébrité à travers les réseaux. C’est une métamorphose culturelle époustouflante qui se réalise devant nos yeux. De même que le voile qui a été le symbole le plus frappant de l’identité musulmane, dont le port a été interdit et pour lequel de nombreux combats ont été menés, se voit aujourd’hui devenir un matériel de l’industrie de la mode, qui ne signifie plus l’intimité mais la publicité, soutient Tayfun Atay. Et c’est ça qui provoque la fureur des secteurs les plus traditionnalistes. Mais les temps changent et leur époque est désormais révolue. »
La « modest fashion », nécessité oblige
Le marché de la mode musulmane est en pleine expansion. Cela fait déjà plusieurs années que des grandes marques internationales comme Tommy Hilfiger, Dolce&Gabana, Marks and Spencer, Mango, H&M ou encore Nike détiennent leur propre collection modest fashion [mode pudique] réservée aux femmes musulmanes.
La Turquie n’est pas en reste. En dehors des défilés de mode et des foires aux tenues vestimentaires pudiques, plusieurs marques de prêt-à-porter comme LC Waikiki [3] (les plus âgé·es se souviendront de ces t-shirts à visages de singe du temps où la marque appartenait aux Français) ou DeFacto ont aussi lancé leur ligne de vêtements modest. Les dernières tendances alliant le style aux impératifs religieux sont relayées notamment par les magazines de mode islamique (« Vis avec tes valeurs » titre la revue Aysha), les sites beauté et lifestyle et bien entendu les influenceuses, YouTubeuses et autres « hijabistas » [hijab+fashionistas].
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« Il faut comprendre qu’initialement, ce n’était pas une question de mode ou d’esthétique mais d’optimisation vestimentaire pour les jeunes musulmanes qui, à partir des années 1990, entraient dans la sphère publique pour y exercer la médecine, la publicité ou dans différentes branches de sport, que ce soit à New York, à Istanbul ou à Beyrouth », explique Neslihan Çevik, sociologue, membre associée de l’Université de Virginia et autrice de nombreux articles sur les rapports que les jeunes musulmanes entretiennent avec la modernité occidentale.
Le « muslimisme », une orthodoxie moderne
Selon elle, c’est la vague individualiste des années 1980 accompagnant le tournant néolibéral qui a engendré ce nouveau phénomène qu’elle appelle le « muslimisme », une sorte de nouvelle orthodoxie qui aurait son pendant dans d’autres religions aussi, notamment chez les évangéliques. Neslihan Çevik continue à développer son argumentation : « Ces gens sont passionnément religieux mais ils sont critiques par rapport aux personnes et institutions qui représentent traditionnellement la religion et aussi face aux séculaires qui prétendent être les seuls détenteurs de la modernité. Mais surtout, les femmes étaient dépourvues des moyens vestimentaires pour affirmer leur identité à la fois religieuse et moderne. »
En effet, l’habit traditionnel des femmes pieuses de Turquie, constitué de longs manteaux ou de pardessus aux couleurs sombres, les faisaient paraître âgées ou fondamentalistes. Ce qu’elles n’étaient résolument pas. « Il y avait là une véritable opportunité et les boîtes qui l’ont perçue ont ramassé beaucoup d’argent », ajoute-t-elle avec amusement.
Ayant elle-même été conseillère pour des collections de modest wear en Turquie, notamment destinées aux femmes actives portant le voile, Neslihan Çevik indique : « Le rôle des influenceuses de mode musulmane n’est pas à négliger, c’est une sorte de démocratisation de la mode. Ça paraît sûrement plus sympathique que des publicités et plus proche des consommateurs, elles sont perçues comme l’une d’entre nous, il y a des possibilités d’interactions, etc. Mais il reste toutefois un risque. Que va-t-il en être de la référence morale ? C’est une jeune fille de 19 ans sur Instagram qui va décider de ce que va être la religiosité, de comment se couvrir et ce que ça doit signifier ? Je pense que l’antidote réside dans une solide éducation religieuse. »
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Musulmane, féministe et guitariste
Toutefois, cette volonté d’affirmer son individualité ne s’exprime pas seulement à travers les ressorts de la consommation mais aussi, même si les cas sont plus limités, par la musique.
Rümeysa Çamdereli pratique la guitare depuis l’âge de 12 ans. Venant d’une famille islamiste, telle qu’elle le précise, elle dit avoir toujours bénéficié de son soutien concernant sa passion pour la musique. « Il n’y avait aucune contradiction pour moi entre mon voile et ma musique », raconte-t-elle. Mais sa prise de conscience du fait que son hijab était un fardeau qu’il fallait assumer si elle voulait continuer à jouer de la guitare électrique se produisit lorsqu’elle fit en 2007 la une du journal Hürriyet, alors fer de lance de l’opposition laïciste (mais intégré aujourd’hui au régime), qui commentait son audition à une fête de son université comme « un show bizarre ». Elle soupire : « Je persévère mais c’est difficile de faire professionnellement de la musique car il faut entrer et se faire accepter dans des réseaux séculaires. »
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Rümeysa est également à l’origine de la fondation de la première association musulmane-féministe, Havle. Celle-ci tire son nom de Havle Binti Salebe, femme qui protesta auprès du prophète contre une injustice faite par son mari et obtint réparation après l’intervention de dieu, selon le Coran. « Si le féminisme doit s’adresser à la société turque, il faut bien que quelqu’un établisse le lien avec les femmes pieuses pour qu’elles comprennent que la violence qu’elles subissent au quotidien est d’ordre systémique. Nous proposons donc d’être une sorte de pont et sommes plutôt bien accueillies par les réseaux d’activistes féministes séculaires qui ne questionnent aucunement notre croyance », assure-t-elle.
D’après elle, le patriarcat est tellement incrusté dans la société que même la répression frappe inégalement : « Dans les années 1990, la vie des hommes continuait normalement, ce sont les femmes qui ont dû endosser le combat contre l’interdiction du port du voile. »
Une fois que celui-ci avait été massivement normalisé sous le gouvernement de l’AKP et qu’il n’était plus question de résister, il n’y avait selon Rümeysa plus besoin pour les musulmanes d’affirmer leur différence et de se dissocier des autres jeunes. « Mis à part des cas comme la vidéo du mawlit qui représentent les nouveaux riches et que je ne saurais approuver car mon féminisme est aussi anticapitaliste, plutôt que de considérer ce phénomène sous l’angle des pratiques consuméristes, j’y verrais juste des jeunes femmes qui veulent vivre comme les autres et ouvrir un espace à leurs désirs, à leur enthousiasme dans leur vie. L’interdiction n’est jamais une bonne solution. »
Uraz Aydin