Toronto (Canada), correspondance.– Trafic ferroviaire paralysé, cheminots mis en chômage technique, craintes de pénuries… Après plus de quinze jours de manifestations en soutien à une communauté autochtone de Colombie-Britannique s’opposant à un projet gazier, la pression monte sur le gouvernement de Justin Trudeau pour trouver une issue rapide à la crise.
De Montréal à Vancouver, des manifestants bloquent des voies de chemins de fer, perturbant le trafic ferroviaire fret et passager dans une grande partie du pays. Le barrage le plus emblématique, tenu par des membres d’une communauté autochtone d’Ontario, se trouve à Belleville, entre Toronto à Montréal, une des routes les plus fréquentées du Canada.
« La situation que nous vivons est exceptionnelle. Jamais, en 42 ans d’existence, nous n’avons eu à cesser simultanément ou presque la totalité de nos opérations », lançait mercredi Cynthia Garneau, PDG de la société de transport de passagers Via Rail.
Les effets économiques sont déjà palpables pour cet immense pays où le chemin de fer transporte quelque 200 milliards d’euros de biens chaque année. Cette semaine, Via Rail et la société ferroviaire Canadien National ont annoncé près de 1 500 mises à pied temporaires. Les ports de Vancouver et d’Halifax sont congestionnés, et on s’inquiète de pénuries, notamment de propane.
Arrivé au pouvoir en 2015 en promettant la réconciliation avec les peuples autochtones, le premier ministre Justin Trudeau prône depuis le début de la crise la négociation, en dépit d’appels de l’opposition et de certains chefs de gouvernement provinciaux pour une solution plus musclée.
Mais vendredi, alors que la pression monte de toutes parts pour mettre fin à la crise, le ton a changé : il a exigé le démantèlement immédiat des blocages, se disant frustré par le refus des manifestants de discuter avec son gouvernement. « Les Canadiens ont été patients, notre gouvernement a été patient. Cela fait deux semaines que ça dure. Les barricades doivent être levées », a-t-il dit. S’il a laissé la porte ouverte au dialogue, il n’a pas exclu la possibilité d’une intervention policière.
La crise a débuté début février en Colombie-Britannique. Dans le nord de cette province de l’Ouest canadien, des membres de la nation Wet’suwet’en s’opposent depuis des années au projet de gazoduc Coastal GasLink, de la société TC Energy. Long de 670 kilomètres et estimé à plus de 4,5 milliards d’euros, l’infrastructure doit relier le nord de la province à la côte afin d’exporter du gaz naturel. Mais certains chefs des Wet’suwet’en s’opposent à ce gazoduc qui traverse leurs terres traditionnelles, dénonçant son impact environnemental.
Le projet a néanmoins été approuvé par les autorités et les travaux ont commencé début 2019. Pour être vite interrompus lorsque des membres des Wet’suwet’en ont bloqué des voies d’accès au site. Après des mois de tensions et de pourparlers, la police canadienne est intervenue le 6 février, appliquant une injonction autorisant TC Energy à démarrer ses travaux. La police a démantelé des campements et arrêté plusieurs personnes.
Ces arrestations ont suscité une vague de soutien à travers le pays – de communautés autochtones mais aussi des militants écologistes – et relancé le débat sur les droits fonciers et le sort des peuples autochtones, plus pauvres et à l’espérance de vie plus faible que le reste des Canadiens.
Les autochtones représentent 4 % de la population du Canada. Ils sont regroupés en 600 bandes, gouvernées par des conseils de bande, des structures mises en place par la Loi sur les Indiens de 1876. Mais certains peuples autochtones, notamment à l’est et à l’ouest du pays, n’ont jamais cédé les droits sur leur territoire.
C’est le cas des Wet’suwet’en où des chefs élus de bande et des chefs héréditaires – qui revendiquent des droits sur un grand territoire au nord de la province – se disputent la légitimité de parler au nom de la communauté. Ainsi pour le gazoduc : les élus des conseils, y voyant des retombées économiques, ont approuvé le projet et signé des accords avec TC Energy ; les chefs héréditaires, eux, s’y opposent.
Selon le philosophe Michel Seymour, la Cour suprême du Canada a reconnu en 1997 l’autorité des chefs héréditaires sur leur territoire. C’est donc avec eux, dit-il, que la société et le gouvernement auraient dû négocier le projet.
« Le gouvernement s’était montré favorable à la réconciliation avec les peuples autochtones. Mais il perpétue un rapport colonial en leur imposant un gazoduc qui non seulement est problématique pour la qualité de vie des populations concernées, mais aussi pour l’humanité à cause des gaz à effet de serre qu’il va engendrer », déplore le professeur à la retraite de l’université de Montréal. Les Wet’suwet’en ont à ce sujet reçu le soutien de militants écologistes, notamment de la jeune militante suédoise Greta Thunberg.
Vendredi, Trudeau s’est défendu : « Notre détermination à poursuivre la réconciliation avec les peuples autochtones est plus forte que jamais. Il y a des torts historiques auxquels il faut remédier, il y a des lacunes à combler, il y a une relation à renouveler et de nouvelles à bâtir », a assuré le premier ministre. « Le Canada est prêt et les Canadiens le souhaitent. Mais faire souffrir les familles d’un bout à l’autre du pays ne va pas aider à faire avancer la cause de la réconciliation. »
Dans une volonté d’apaisement, la police a proposé jeudi de retirer son poste mobile du territoire des Wet’suwet’en, une condition préalablement posée par les responsables autochtones pour discuter avec le gouvernement. Mais cela risque de ne pas être suffisant : les chefs héréditaires ont assuré vendredi soir que les manifestations continueraient tant que les ouvriers de Coastal GasLink – à qui ils disent avoir remis un avis d’expulsion en janvier – n’auront pas, eux aussi, quitté leur territoire.
« Nous ne voulons pas de ce gazoduc sur notre territoire, et nous nous battrons jusqu’au bout, a réagi Smogelgem, un des chefs héréditaires, sur la chaîne CTV. Les gouvernements ignorent depuis trop longtemps les inquiétudes de nos populations. Les peuples autochtones, partout au Canada et en Amérique du Nord, sont en train de se soulever. Ils n’en peuvent plus de la façon dont les gouvernements les utilisent et les ignorent. »
Olivier Monnier