C’est un procès dont on ne sait rien qui s’est ouvert mardi à Téhéran et qui a été aussitôt reporté à une date… inconnue. La seule certitude, c’est que les deux prévenus, l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah et le spécialiste de l’Afrique subsaharienne Roland Marchal, détenus depuis le 5 juin dans la capitale iranienne, sont l’un et l’autre très affaiblis, malades et dans une situation de grave détresse physique et psychologique au point que leurs amis craignent pour leur vie.
Maintenus dans un isolement presque complet, les deux chercheurs, qui travaillent pour le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences-Po, sont à présent menacés par l’épidémie de coronavirus qui sévit dans les prisons iraniennes.
Mardi, devant Sciences-Po. Les lettres composent le mot « azadi », liberté en persan. © JPP
Comme annoncé, leur procès s’est bien ouvert mardi matin mais à huis clos et sans la présence de Roland Marchal. L’avocat de Fariba Adelkhah était également absent. Le procès a été reporté à une date inconnue, sans doute après les vacances du nouvel an persan qui commencent le 19 mars et durent cette année jusqu’au 3 avril.
C’est la section 15 du tribunal révolutionnaire de Téhéran qui est chargée de les juger, une section qui terrorise les prisonniers politiques en raison de la sévérité du magistrat qui la dirige. Celui-ci, le juge Abol-Ghassem Salavati, a la réputation d’entériner les recommandations des pasdarans (Gardiens de la révolution).
Or, ce sont les pasdarans, que Fariba Adelkhah décrivait dans ses travaux comme « un pouvoir qui ne dit pas son nom », qui l’ont arrêtée, ainsi que son compagnon venu en Iran lui rendre visite. À preuve qu’ils ont été détenus pendant les premiers mois dans l’aile de la prison d’Evin sous l’autorité de l’armée idéologique du régime.
Pour ses proches, l’absence de Roland Marchal à cette première audience est d’autant plus inquiétante que tout contact avec lui est devenu impossible. Même pour les autorités consulaires, dont la dernière visite remonte à fin janvier.
« Plusieurs hypothèses sont envisageables pour expliquer son absence au tribunal, indique son ami, l’universitaire Jean-François Bayart, qui co-préside le comité de soutien aux deux chercheurs. Soit il a refusé de comparaître devant une mascarade de justice, soit il n’a pas été convoqué, soit il n’est pas montrable compte tenu de son état de santé [il souffre de graves problèmes d’arthrose – ndlr]. Soit, enfin, il va comparaître devant un autre tribunal. »
Interrogé par l’AFP, l’avocat des deux prévenus, Saïd Dehghan, n’avait mardi pas plus d’explications : « M. Marchal n’avait aucun problème à se présenter au tribunal [...] mais [les autorités] ne l’ont pas emmené : ils n’ont emmené que Mme Adelkhah. »
On ignore aussi pourquoi l’avocat n’était pas présent pour assister la chercheuse lors de la première audience.
N’ayant plus de carte téléphonique, qui a été confisquée par les autorités de la prison d’Evin, Fariba Adelkhah n’a pu fournir non plus d’explication. Elle a pu cependant appeler brièvement à deux reprises ces dernières semaines sa famille avec la carte d’une autre détenue et leur confier qu’elle s’inquiétait vivement de l’état de santé de Roland Marchal. Elle-même souffre beaucoup des reins au point d’avoir des difficultés pour marcher, conséquence de la récente grève de la faim qu’elle avait entreprise la veille de Noël et suivie pendant 49 jours.
« Elle a du sang dans ses urines et, ayant perdu 14 kg, elle ne pèse plus que 40 kg. Elle peine à garder son équilibre. Malgré tout, elle n’a subi aucun examen médical susceptible de permettre un diagnostic précis et ne bénéficie d’aucun soin. En la maintenant dans une détention arbitraire dans un milieu carcéral surpeuplé, le régime en fait une proie toute désignée pour l’épidémie de coronavirus qu’il ne maîtrise pas et dont il dissimule l’ampleur. La mettre à l’abri est une urgence absolue. Elle est en danger de mort », ajoute Jean-François Bayart.
Le virus ravage actuellement l’Iran [1] où l’on compte désormais 3 513 cas confirmés et au moins 107 morts, dont nombre d’officiels. Une douzaine de hauts responsables iraniens sont ainsi atteints et la moitié d’entre eux seraient morts, dont Mohammad Mir-Mohammadi, un proche du guide suprême, Ali Khamenei, membre du très puissant Conseil de discernement, une institution clé de la République islamique.
Pas moins de vingt-trois parlementaires auraient également contracté la maladie. L’un d’eux, le député réformiste Mahmoud Sadeghi, avait demandé la semaine dernière au chef du pouvoir judiciaire, dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, la libération des prisonniers politiques pour les sauver de l’épidémie.
Une humanitaire irano-britannique, Nazanin Zaghari-Ratcliffe, condamnée à cinq ans de prison pour complot contre le régime – une accusation qu’elle a toujours démentie –, présenterait tous les symptômes de la maladie, qu’elle a décrits à sa famille, mais les autorités d’Evin refusent qu’elle soit soumise à un test de dépistage.
« Le coronavirus a balayé la prison. Il y a des détenus qui en présentent tous les symptômes, une toux, une température, des douleurs corporelles partout, de la fatigue. Nazanin, au milieu de la semaine, montrait tous ces symptômes », indiquait, lundi, son mari Richard Ratcliffe à une télévision britannique.
Les proches des détenus soulignent également leur profonde détresse psychologique en raison des intenses pressions qu’ils subissent. Fin novembre, des témoignages de prisonniers politiques au Centre pour les droits de l’homme en Iran (une ONG basée à New York) faisaient état de « cris » de l’universitaire franco-iranienne, entendus au cours de ses interrogatoires.
« Il s’agirait davantage de torture psychologique que physique. On sait que Fariba était très déprimée fin novembre et début décembre, elle pleurait beaucoup », soulignait alors Jean-François Bayart.
Selon l’avocat des deux chercheurs français, Fariba Adelkhah n’est plus accusée d’espionnage comme elle l’était jusqu’en janvier mais doit toujours faire face à deux autres chefs d’accusation, celui de « propagande contre le système » politique de la République islamique et de « collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale ». Le premier est passible de trois mois à un an d’emprisonnement, le second, de deux à cinq ans. De son côté, Roland Marchal doit répondre du second chef d’inculpation.
Reste à décrypter les intentions de Téhéran. S’agit-il d’une double prise d’otages qui permettrait à la République islamique d’échanger les deux détenus contre deux Iraniens emprisonnés en Europe ?
Le premier, Jalal Rohollahnejad, est un ingénieur en balistique, incarcéré à Aix-en-Provence depuis un an et faisant l’objet d’une demande d’extradition des États-Unis pour avoir voulu exporter du matériel technologique en violation des sanctions américaines ; le second, Assadollah Assadi, est un « diplomate » sous le coup d’une inculpation pour avoir participé à la préparation d’un attentat, en juin 2018, contre un rassemblement des Moudjahidine du peuple dans la banlieue parisienne et actuellement emprisonné en Belgique.
On peut le penser même si une source diplomatique américaine à Paris a fait savoir que l’extradition de Jalal Rohollahnejad ne constituait en rien une priorité pour Washington.
D’autres chercheurs pensent au contraire que le régime iranien a voulu, par cette double arrestation, mettre en coup d’arrêt à toute recherche sur des sujets qu’il considère comme « sensibles », en particulier ceux qui touchent à la situation de la femme, les religieux et les classes paupérisées, sujets sur lesquels travaillait Fariba Adelkhah. Ainsi, cette chasse aux chercheurs a visé aussi l’Australienne Kylie Moore-Gilbert, emprisonnée à Evin depuis dix-huit mois.
Selon leur comité de soutien, Paris n’a pas ménagé ses efforts pour la libération des deux chercheurs et Emmanuel Macron est intervenu dans ce sens à plusieurs reprises auprès de Hassan Rohani. Mais celui-ci n’a certainement pas le pouvoir d’aller à l’encontre de la volonté des Gardiens de la révolution.
L’envoi par Paris et Londres – et aussi Berlin – d’équipements pour des tests de dépistage du Covid-19, ainsi que d’autres équipements, et leur engagement à fournir, via l’OMS, un soutien financier de cinq millions d’euros pour aider Téhéran « à lutter contre la rapide propagation de la maladie » risquent de n’avoir pas beaucoup d’effet pour amadouer ceux que Fariba Adelkhah appelait aussi « un pouvoir à l’envers ».
Jean-Pierre Perrin