Il y a les idéologies qui tuent ; ceux qui les utilisent pour leurs actes, et ceux qui les diffusent sans se salir les mains eux-mêmes. Le constat est ancien en ce qui concerne les effets mortifères produits par les « idées » racistes, antisémites et antihumanistes. Ce qui mène souvent à une sorte de division des tâches, qui peut s’installer entre les penseurs et les tueurs, entre les exécutants et leurs commanditaires.
Ce n’est pas précisément ce qui s’est passé en Allemagne ces dernières semaines. Ici l’exécutant, ou plutôt celui qui voulait se faire passer pour l’exécutant d’une vision du monde afin d’assouvir ses propres fantasmes poussés à l’extrême, aura perturbé l’agenda des propagandistes, des idéologues et politiciens avec qui il partageait au moins une partie de ses pseudo-idées.
Élimination de populations
Le mercredi 19 février au soir, Tobias Rathjen, un employé de banque au chômage âgé de 43 ans, traversé de complexes et psychopathe, inscrit à un club de tireurs sportifs, a d’abord assassiné neuf personnes – huit hommes et une femme – dans deux bars à chicha de la ville de Hanau, dans la banlieue de Francfort. La majorité des victimes étaient des Kurdes originaires de Turquie, mais d’autres étaient Roms ou Allemand d’origine afghane. L’assassin s’est rendu ensuite au domicile de ses parents où il vivait à nouveau depuis plusieurs mois, a tué sa mère âgée de 72 ans et s’est suicidé.
Il existe une dimension psychiatrique évidente dans la démarche de Tobias Rathjen, mais celle-ci comporte aussi une dimension idéologique. L’assassin a laissé une vidéo-manifeste derrière lui, publié sur les réseaux sociaux peu avant son passage à l’acte. Il y préconise « l’élimination de populations » entières, présentées comme « inassimilables » mais « désormais installées en Allemagne ». Ceci tout en présentant comme nécessaire une épuration du peuple allemand qui mériterait d’être « réduit de moitié ». Rathjen s’adresse aussi, dans cette vidéo, à la population nord-américaine en langue anglaise, l’alertant du fait qu’il existerait des « installations souterraines militaires » de leurs pays qui serviraient à tuer des enfants. L’idéologie du complot, dont l’auteur de la tuerie était manifestement imbibé, pousse ici au délire à l’état pur.
Dans une telle version, l’idéologie complotiste et raciste peut être difficilement endossée par une organisation structurée, et l’assassin de Hanau ne semble pas avoir été en contact avec une structure militante. Mais il est tout aussi évident que celui-ci n’a pas inventé, tout seul, les affirmations à propos des populations « de culture étrangère », présentées comme improductives et dangereuses, notamment musulmanes, qu’il répand dans sa vidéo.
Mobilisation antifasciste
Tout cela tombe plutôt mal pour l’extrême droite structurée en parti, qui avait réussi un coup politique au début du mois. Le 5 février, en effet, le parlement régional de Thuringe avait élu, avec une majorité relative d’une voix, un nouveau président de région issu du FDP – petit parti de la droite libérale ne pesant que 5 % des voix, après plusieurs mois de blocage politique. Une majorité ne pouvait être dégagée par l’un des partis du centre bourgeois, qu’en incluant soit Die Linke, soit le parti d’extrême droite AfD (qui pèse environ 23 % des voix dans la région).
C’est ce qu’a fait la droite (FDP et CDU), au profit d’une alliance honteuse, non déclarée, avec l’extrême droite. Elle a accepté les voix de l’AfD, dont le leader régional en Thuringe – Björn Höcke – appartient, au passage, à l’aile la plus ouvertement fasciste de ce parti, tout en se déclarant « surprise » de cet apport de voix. La presse a évoqué des tractations préalables entre élus régionaux CDU et AfD… Mis sous pression par les directions nationales des partis CDU et FDP, le président Kemmerich a annoncé sa démission, mais dans l’intention de se maintenir en poste pendant plusieurs mois voire plusieurs années au titre de « président d’un exécutif provisoire préparant de futures élections », dont la date restait à fixer.
L’attentat de Hanau et la mobilisation antifasciste de rue qui s’ en est suivie, avec notamment des rassemblements devant de nombreux bureaux de la CDU et du FDP à travers le pays, ont eu raison de cette alliance de fait. La CDU, peu après la tuerie de Hanau, a décidé de sauter le pas et de faire une alliance avec Die Linke – présentée comme un moindre mal – afin de mettre en place un exécutif provisoire et de fixer une date d’élections anticipées, en avril 2021. Au niveau fédéral (national), les sondages ont baissé à la fois pour le parti AfD – qui recule désormais à 9 % des intentions de vote – et pour le FDP.
Le problème de la présence de l’extrême droite n’est, bien entendu, pas réglé pour autant, même s’il existe désormais au moins une contre-mobilisation antifasciste conséquente.
Bertold du Ryon