Le territoire canadien apparaît d’abord pour les colons comme un lieu hostile, étranger, une nature effrayante qui doit être maîtrisée et « mise en forme ». Ainsi, les premières modifications substantielles du territoire sont le fait des colons qui défrichent abondamment les vieilles forêts et transforment le paysage selon leur conception d’un territoire productif dans le sens entendu par les Européens. L’exploitation des fourrures, du bois, puis des minerais, ainsi que l’imposition d’une agriculture toujours plus étendue et nuisible, car mal adaptée aux territoires, endommagent durablement l’environnement des colonies. Pareillement, pour les investisseurs capitalistes du XIXe siècle, le territoire apparaît comme un immense réservoir de ressources à exploiter. L’expansion des sociétés, l’exploitation de nouvelles ressources et l’ouverture de nouveaux territoires à la colonisation s’accompagnent du développement de villages et de villes dont les activités économiques principales reposent l’extraction de ressources. Outre le fait de chasser du territoire nouvellement « conquis » les populations autochtones qui y habitaient, le développement des villes et des industries coloniales transforme durablement l’environnement en vertu du défrichement, de la construction de routes et de ports ou encore de l’ouverture de mines. Le développement de nouveaux procédés d’extraction et de production, permettant l’exploitation accrue des ressources naturelles, produit de plus en plus de déchets qui sont rejetés dans l’air, les sols et les cours d’eau.
Si les ressources naturelles sont d’abord considérées comme inépuisables (particulièrement au « Canada » et aux « États-Unis »), il devient évident pour plusieurs observateurs, vers la fin du XIXe siècle, que leur renouvellement ne suit pas le rythme de leur exploitation. De plus, le développement rapide et peu planifié des espaces urbains entraîne un niveau élevé de pollution dans les villes naissantes. La pensée écologiste apparaît dans ce contexte en réaction à l’exploitation marquée des ressources depuis la révolution industrielle. Elle prendra différentes formes en Occident, parfois portée par une vision idéaliste et individualiste du monde, comme dans l’anarchisme à l’américaine inspirée par Thoreau et les transcendantalistes, ou par une réflexion radicale sur les rapports sociaux et les rapports des humains à la nature (chez Kropotkine ou Reclus) ou encore par une vision réactionnaire et autoritaire inspirée de Malthus et axée sur le contrôle social. Enfin, une vision libérale progressiste et bourgeoise, qui cherche la prise en charge du développement durable par les gouvernements, militera pour l’utilisation responsable des ressources dans le but de soutenir la prospérité économique. Ce ne sont pas tous ces courants qui ont durablement marqué le « Québec », mais ils ont tous eu une incidence, à un moment ou un autre, sur les mouvements écologistes allochtones d’ici. Bien sûr, les différentes nations autochtones cherchent depuis la colonisation à défendre et à préserver leurs territoires de la destruction coloniale, adoptant un point de vue liant société, culture, espaces et relations de respect réciproque avec la nature. Si leurs luttes ne sont pas écologistes au sens strict du terme, elles restent centrales dans la défense des territoires et des environnements.
1900 – 1960 : Conservationnistes, préservationnistes et naturalistes
Les premiers environnementalistes apparaissent, au « Québec » et au « Canada », dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ils sont issus, pour la plupart, des élites sociales et scientifiques de leurs pays respectifs et partagent un intérêt pour la protection des espèces animales et végétales face à l’exploitation industrielle. Trois tendances se dégagent à cette époque : les conservationnistes, les préservationnistes et les naturalistes.
Les premiers groupes conservationnistes sont animés par des industriels et des scientifiques impliqués dans les entreprises extractives. L’Association forestière canadienne, fondée en 1900 et dirigée entre autres par le « baron du bois d’œuvre » J.R. Booth ainsi que par l’ancien premier ministre du « Québec », sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière, en est un bon exemple. Le premier objectif des conservationnistes est de réformer les pratiques d’exploitation des ressources afin de les pérenniser. Les conservationnistes souhaitent réglementer, restreindre et gérer de manière scientifique les activités d’extraction des ressources, afin de sauver les industries qui en dépendent à long terme. Ce mouvement élitiste fait surtout usage du lobbying pour arriver à ses fins. Il réussira à convaincre le gouvernement d’imposer des réglementations aux entreprises privées, telle l’industrie forestière. Le mouvement conservationniste est aussi marqué par une volonté de gestion de l’espace urbain, agricole et forestier : il s’intéresse à la gestion des pratiques agricoles et industrielles qu’il estime polluer l’air, l’eau et les sols. En somme, son activité, faite d’études scientifiques et de commissions gouvernementales, tente d’influencer le gouvernement afin que celui-ci impose un cadre légal qui garantira le développement durable du territoire et de l’économie ; le concept apparaît d’ailleurs à cette époque.
La volonté de réglementer les espaces est partagée par le mouvement préservationniste. Celui-ci se forme aux « États-Unis » autour du réseau de John Muir, fondateur en 1892 du Sierra Club, une association de randonnée en montagne. Représentant des associations de pêcheurs, de chasseurs, mais aussi de scientifiques naturalistes, le mouvement préservationniste fait pression sur le gouvernement pour qu’il protège des aires naturelles menacées ainsi que les espèces animales et végétales qui s’y trouvent. Ces préoccupations se répercutent sur les politiques gouvernementales du « Québec », alors que le gouvernement commence à inventorier et à répertorier les aires forestières et à préserver certaines zones de l’exploitation. Ainsi, en 1895, le parc de la Montagne Tremblante (devenu le parc national du Mont-Tremblant) ainsi que le parc des Laurentides (aujourd’hui la réserve faunique des Laurentides) sont créés. Ces réserves forestières sont dédiées à la préservation des espèces animales et végétales, et conçues comme des espaces de détente et de loisir pour les citadins cherchant à s’éloigner de l’air pollué de la ville. Malheureusement, le plus souvent, les parcs nationaux servent à chasser les Autochtones d’un territoire donné afin de le rendre accessible uniquement aux Blancs. Ainsi, la création du parc provincial d’Ipperwash (« Ontario ») a dépossédé les Chippewas de 140 acres, qui ne leur furent rétrocédés qu’en 2007 à la suite de leurs luttes..
Le début du XXe siècle voit se développer un intérêt scientifique plus marqué pour la nature. Les naturalistes, comme le frère Marie-Victorin (fondateur du Jardin Botanique de Montréal) ou encore Pierre Dansereau (universitaire et précurseur de l’écologisme au « Québec ») élaborent une vision holistique de la nature qu’ils comptent propager par le biais de l’éducation. À cet effet, le Cercle des Jeunes Naturalistes, fondé en 1931, est un bon exemple d’un groupe de protection de la nature et d’éducation populaire qui existe au début du XXe siècle. Axé sur l’éducation populaire, ce groupe a comme but d’éveiller les jeunes à la science, aux merveilles du monde naturel et d’en promouvoir la préservation.
Ailleurs dans le monde, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, géographes et anarchistes, développent des théories holistiques sur l’interaction de l’humain avec son environnement et prennent des positions écologistes et révolutionnaires qui accusent le libéralisme économique et la société hiérarchique d’être responsables du rapport destructeur que les humains entretiennent avec la nature. Ces auteurs proposent des formes d’existence axées sur l’égalité et la collaboration, comme dans L’Homme et la Terre de Reclus. Les deux auteurs s’intéressent d’ailleurs aux peuples autochtones, tant pour les rapports que ceux-ci entretiennent avec la nature que pour leurs modèles sociaux plus égalitaires que la société capitaliste. Malgré tout, si ces idées ont un certain rayonnement en Europe, elles ont peu de résonance au « Québec », sauf chez certains naturalistes et sociologues qui désirent explorer les liens collaboratifs entre l’humain et la nature.
Les trois mouvements conservationniste, préservationniste et naturaliste sont ceux qui domineront, durant un demi-siècle, les réflexions concernant la nature au « Québec » ; et il faudra attendre les années 1960 pour voir se renouveler la pensée politique écologiste ici. Alors seulement certaines idées radicales commenceront à s’imposer au sein de groupes influencés par l’Europe et les « États-Unis ».
1960-1980 : le mouvement social
Le mouvement écologiste prend son essor au « Québec » dans les années 1960. La modernisation du « Québec » et le développement d’une société de consommation entraînent des critiques de plus en plus virulentes du modèle de développement occidental. Les catastrophes environnementales et les scandales écologiques, la publication de Silent Spring par Rachel Carson en 1962 sur les effets mortels du DDT ou les premiers sommets d’experts sur le climat (tel que le Club de Rome en 1968) concourent tous à rendre plus présente la question environnementale dans la société. Les groupes environnementaux qui se développent au « Québec » dans la décennie 1960 s’intéressent initialement à des enjeux circonscrits (gestion des déchets, recyclage, transport, préservation de la forêt, éducation populaire, etc.) et s’appuient sur des fondements idéologiques relativement semblables à ceux des conservationnistes et des préservationnistes du début du siècle. Le développement durable et la lutte contre le gaspillage des ressources constituent leurs principales préoccupations. Pourtant, au fil des années, les groupes environnementaux prendront de plus en plus en compte les questions sociales et participeront à l’émergence d’organisations écologistes politisées, dont certaines auront des valeurs socialistes, voire révolutionnaires, alors que d’autres s’ancreront dans les pratiques et les valeurs de la contre-culture, notamment par le biais des communes.
Le journal Our Generation Against Nuclear War est fondé à Montréal en 1961. Ce journal s’inscrit à ses débuts dans le mouvement pour la paix et la dénucléarisation qui cherche à contrer la militarisation due à la guerre froide. Au milieu des années 1960, il se tourne vers des positions socialistes libertaires, inspirées par la théorie du municipalisme libertaire et de l’écologie sociale de Murray Bookchin (sur lequel nous reviendrons). L’influence du journal est relativement grande dans les milieux politiques anglophones, mais plus limitée chez les francophones. Les perspectives qui lient problèmes sociaux et problèmes environnementaux, encore balbutiantes, prendront de l’importance au fil des années et influenceront les analyses des militant.es anti-nucléaires au « Québec », comme c’est le cas dans le reste du « Canada » et aux « États-Unis ».
Au tournant des années 1970, un vaste mouvement contre-culturel se développe, principalement à Montréal autour de revues telles Mainmise ou Le Village. Ce mouvement de culture alternative prend de forts accents écologistes (promotion du vélo, du végétarisme, de l’alimentation naturelle) et libertaires (autogestion, amour libre, écoles alternatives). Les acteurs de la contre-culture mettent ses idées en pratique (notamment dans des communes rurales et des coopératives d’alimentation), préconisant l’expérimentation d’un nouveau mode de vie ici et maintenant. Le Répertoire québécois des outils planétaires (1977), exemple paradigmatique de cette tendance, fournit des références pour ceux et celles qui souhaitent vivre en autosuffisance.
Un premier groupe d’action d’envergure, la Société pour Vaincre la Pollution (SVP), est créé en 1970. Il deviendra un acteur majeur de la lutte contre l’énergie nucléaire durant toute la décennie. En effet, en 1966, Hydro-Québec participe à la construction d’un réacteur expérimental en partenariat avec l’Énergie atomique du Canada Limitée à Gentilly. En 1970, Hydro-Québec a une position résolument pronucléaire avec le projet de construire 35 centrales dans la vallée du Saint-Laurent. En réaction, la SVP publie en 1975 une brochure d’une soixantaine de pages intitulée Tout ce que vous aimeriez ne pas savoir sur l’énergie nucléaire et que l’on ne voudrait pas non plus vous dire, qui contribue à la mobilisation et à la mise en échec du projet de centrales nucléaires aux abords du fleuve Saint-Laurent. Une nouvelle organisation, Greenpeace, installée dans l’ouest du « Canada », participe au même moment à la lutte anti-nucléaire. L’organisation est un mélange éclectique d’objecteurs de conscience américains, de hippies et de membres du Sierra Club. Ils font rapidement parler d’eux dès 1971 alors que certain.es militant.es tentent de naviguer à bord du Phyllis Cormack pour aller protester au site d’essais nucléaires américain d’Amchitka en Alaska.
En 1977, une quinzaine de groupes écologistes se coalisent et forment le Front Commun Anti-Nucléaire, qui rassemble des groupes montréalais (le Monde à bicyclette, Sauvons Montréal et la SVP notamment) et des collectifs régionaux (principalement de Lotbinière, Trois-Rivières, Grondines et Alma). Le Front Commun organise le 22 octobre 1977 la plus grande manifestation antinucléaire en sol québécois, qui rassemble 800 personnes. Le Front Commun se transforme en 1978 en une coalition appelée l’Alliance Tournesol, qui milite pour le développement des énergies renouvelables.
Au fil des années, le discours porté par les militant.es en lutte contre le nucléaire évoluera d’une critique de l’énergie nucléaire basée sur la peur de ses effets destructeurs potentiels vers une remise en cause plus profonde de l’organisation socio-économique du « Québec ». Les militant.es en viendront à remettre en cause la domination technico-scientifique sur les personnes et la nature, la fausse démocratie qui permet d’imposer des projets destructeurs à des communautés qui n’en veulent pas et le fait que les grandes entreprises transfèrent les coûts écologiques de leurs activités à la collectivité (tout en gardant pour elles les profits générés par ces mêmes activités). Le but principal des militant.es est de freiner la construction de centrales nucléaires tout en faisant advenir un débat public sur l’énergie. Pour les militant.es anti-nucléaire, il est impératif que la question de l’énergie soit débattue publiquement et démocratiquement, « le peuple » devant pouvoir décider lui-même de la forme d’énergie à utiliser.
Les années 1970 sont aussi marquées par la lutte contre le mégaprojet hydro-électrique de la Baie-James, annoncé en 1971 par le gouvernement de Robert Bourrassa. Les peuples autochtones, dont les territoires sont directement visés par ce projet, sont les premiers à s’organiser contre celui-ci. Les Inuits notamment s’organisent contre la construction du complexe de La Grande, alors qu’une partie d’entre eux refusent de négocier la cession de leurs territoires, idée inconcevable pour eux dont la culture dépend justement de l’usage de ceux-ci. Les résistant.es s’organisent au sein de l’Inuit Tungavingat Nunamini, qui coalise les villages refusant de négocier, puis de signer la Convention de la Baie-James, qui entérine la cession territoriale. La lutte contre les centrales hydroélectriques à la Baie-James donnera lieu à des initiatives diverses afin d’y mettre un frein, mais ces efforts n’empêcheront toutefois pas sa construction.
Du côté des Blanc.hes, un Comité de défense de la Baie-James, fondé en 1972, lance une campagne intitulée La Baie-James c’est grave, grave, grave… Une brochure éponyme aborde la question des coûts écologiques de ce mégaprojet et ses impacts potentiels sur les activités de chasse et de pêche des Cris de la région. D’une part, la brochure veut informer la population québécoise des impacts réels de la construction de ce mégaprojet, symbole de la modernité québécoise. Elle démontre, d’autre part, par le biais d’études anthropologiques, que les Cris font usage de leur territoire et de ses ressources de manière rationnelle. La brochure défend l’idée que les populations autochtones de la région devraient avoir leur mot à dire dans le développement de leurs territoires.
En 1978, 180 groupes écologistes se coalisent pour former le Regroupement écologique québécois et adoptent un manifeste écologiste dans lequel ils définissent les structures qui devraient fonder une société écologique. Leur manifeste s’articule autour d’une remise en cause profonde du mode de production capitaliste, cause de la crise environnementale. La société écologique implique un rejet des formes économiques capitalistes, à la source des problèmes de santé des travailleur.euses et de la pollution de l’environnement. La société écologique doit aussi rejeter la démocratie parlementaire au profit d’une démocratie directe ; elle ne peut être une société de classe (caractérisée par un accès différencié à la propriété privée) et ne saurait préserver son caractère impérialiste. La société écologique doit cesser de dévaster écologiquement les pays dominés et ne doit pas imposer son modèle économique et politique à ceux-ci. Le manifeste aborde nominalement le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, mais sans s’y attarder. Le plan d’action exposé dans le manifeste comprend la valorisation et la création d’alternatives locales (par exemple, des noyaux de vie écologiques à la campagne) et la diffusion de celles-ci, ainsi que la mise en place d’une éducation populaire concernant l’environnement. Étrangement, les actions concrètes proposées ne semblent pas à la hauteur du radicalisme de la critique des industries et des gouvernements exposée dans la première partie de la brochure. Les solutions aux problèmes se traduiront dans des demandes au gouvernement, même s’il est lui-même considéré comme partie prenante de la catastrophe écologique.
Ces revendications adressées au gouvernement comprennent des amendements au code du travail pour la santé et la sécurité des travailleur.euses, le revenu minimum garanti pour tous, l’arrêt de l’épandage inutile de pesticides aux bords des routes, le démantèlement des centrales nucléaires Gentilly I et II, le développement d’un vaste réseau de transport en commun gratuit, un appui gouvernemental aux coopératives (sans ingérence dans la gestion de celles-ci), etc. Si la société écologique proposée par le manifeste apparaît comme radicalement en opposition avec la société moderne occidentale, les propositions du plan d’action, quant à elles, semblent verser dans l’étapisme et le réformisme. Néanmoins, le Regroupement écologique québécois, fort de ces conceptions politiques, tentera de se lier aux autres groupes en lutte. Il agira notamment en solidarité avec le mouvement ouvrier et syndical en participant aux festivités du 1er Mai 1978.
Les années 1980 au « Québec » voient une pénétration de plus en plus marquée des idées environnementalistes dans la société en général et un affaiblissement parallèle de l’organisation et de la puissance des groupes écologistes militants. Si les principes écologistes sont enseignés dans les écoles et que les médias donnent de plus en plus de couverture aux questions climatiques, l’institutionnalisation marquée des positions écologistes contribue à diminuer leur potentiel subversif.
D’une part, l’environnementalisme fait son entrée sur la scène politique officielle. En 1983, est fondé Parti Vert du Canada. Ce parti se fait initialement le porte-voix d’une transition vers une société durable qui n’utilise pas l’énergie nucléaire. Si ce parti est généralement considéré comme étant de centre-gauche, il s’est longtemps réclamé de l’apolitisme, mesurant son succès à l’aune de l’adoption, par les autres partis, de politiques « vertes ». En 1985, le Parti Vert du Québec est fondé. La première mouture de ce parti s’effondre en 1994, lorsque son chef, Jean Ouimet, le quitte afin de rejoindre le Parti Québécois. Le parti est refondé en 2001, sur des bases sociales-démocrates et réformistes affirmées. Depuis les années 1980, ces deux partis encouragent la participation citoyenne dans le développement durable et veulent réformer l’économie afin de la rendre plus « verte », sans chercher à modifier les fondements économiques ou politiques du « Canada » ou du « Québec ».
D’autre part, les groupes formés dans la décennie précédente conservent toujours, dans les années 1980, leurs positions éco-socialistes. Pourtant, l’intérêt pour les modes de vie sains et la santé (végétarisme, anti-tabagisme, alimentation biologique, déplacement à vélo…) se fait de plus en plus marqué, en phase avec l’individualisme qui accompagne la défaite de plusieurs mouvements sociaux au cours de cette décennie. La même dynamique de modération s’opère pour des groupes militants tels que Greenpeace, qui passe rapidement d’une petite organisation militante à une puissante ONG réformiste. Cette organisation développe une bureaucratie internationale qui ponctionne la majorité de son budget tout en devenant, au fil des années, de moins en moins combative.
En 1978, le gouvernement crée le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en réaction à l’incidence de la mobilisation écologiste des années 1970. Ce bureau, chargé du processus de consultation scientifique et citoyen autour des projets de développement, donne aux écologistes un outil plus efficace pour faire entendre leur voix. Mais l’adoption de plus en plus marquée de politiques vertes par les gouvernements, si elle peut constituer un gain objectif pour la protection de l’environnement, enferme d’un autre côté les groupes écologistes dans un dialogue avec le gouvernement, en lieu et place de l’instauration d’un rapport de force avec celui-ci. Les groupes écologistes deviennent dès lors des agents réformateurs dont la principale tâche est d’orienter le gouvernement vers des politiques « vertes » plutôt que de réfléchir à un autre type de société (une tendance qui semblait se développer à partir du milieu des années 1970). L’institutionnalisation marquée de l’écologie au tournant des années 1980 favorise aussi l’émergence d’entreprises et d’emplois écologiques (par exemple dans le domaine du recyclage) et contribue au développement d’un « capitalisme vert », une tendance (mondiale) qui gagnera en importance au fil des années. Laure Waridel, ex-porte-parole d’Équiterre, est un exemple paradigmatique de cette tendance. En janvier 2020, Waridel expliquait aux lecteurs du magazine L’Actualité comment « vieillir riche en sauvant la planète »…
Après 1980 : l’écologisme face à la catastrophe
En réponse à l’institutionnalisation de plusieurs groupes de pression écologistes au « Québec » comme ailleurs en Occident, on assiste à partir des années 1980 à une radicalisation de certaines franges du mouvement écologiste. Au niveau théorique, on assiste à un approfondissement des thèses écologistes alors qu’au niveau pratique de nouvelles formes de contestations apparaissent.
Les problématiques environnementales sont de plus en plus réfléchies en regard de leur imbrication avec d’autres problématiques sociales. L’écoféminisme, par exemple, postule que c’est la même idéologie dominante et patriarcale qui permet l’exploitation de la nature et l’oppression des femmes. Une jonction se fait aussi entre le mouvement écologiste et les groupes de solidarité internationale. Ce rapprochement permet de réfléchir la destruction du vivant par-delà les frontières nationales et les problématiques locales.
On tente aussi de repenser les fondements épistémologiques de l’écologie. L’écologie profonde (deep ecology), théorisée par Arne Næss vers 1973, critique les solutions superficielles et anthropocentriques de l’environnementalisme classique tout en défendant une approche biocentrée de l’écologie, c’est-à-dire une écologie dont l’humain n’est pas le centre. L’écologie profonde propose un changement de paradigme dans lequel l’humain n’est plus « maître et possesseur de la nature », mais plutôt partie prenante de celle-ci, quitte à défendre, au nom de la préservation du vivant, des positions néo-malthusiennes. Par ailleurs, on trouve parfois dans l’écologie profonde un spiritualisme éclectique, issu du rejet des conceptions spirituelles occidentales. Malheureusement, cette recherche d’une nouvelle conception du monde verse parfois dans l’appropriation culturelle et religieuse.
Parmi les groupes qui adhèrent à l’écologie profonde, on trouve Earth First ! qui apparait en 1979 dans le sud-ouest des « États-Unis ». Influencé par les idées préservationnistes, Earth First ! pratique le sabotage et le tree-sitting, autrement dit, « l’occupation » d’arbres dans une forêt afin d’y empêcher la coupe commerciale et la destruction des habitats naturels. Le groupe fera beaucoup parler de lui durant la décennie 1980 en raison de ses actions de désobéissance civile et de sabotage. Dans les années 1990, deux organisations émergent de Earth First ! : le Earth Liberation Front et le Animal Liberation Front. Ces deux groupes se rendent célèbres en raison de leurs sabotages écologistes (le fameux « écoterrorisme »).
L’écologie sociale de Bookchin, théorisée notamment dans The Ecology of Freedom (1982), se popularise à partir des années 1980. L’écologie sociale fait écho aux théories de Reclus et de Kropotkine et postule que les problèmes écologiques actuels sont la conséquence d’un système social dysfonctionnel, caractérisé par l’existence de l’état-nation autoritaire, des classes sociales et d’une économie de marché injuste. Elle envisage une société démocratique et organisée en communautés de taille réduite unies dans une fédération. La philosophie de l’écologie sociale influence de nombreuses initiatives militantes et rejoint particulièrement les milieux libertaires. L’écologie profonde et l’écologie sociale seront les deux courants qui influenceront le plus durablement les milieux radicaux alors que ceux-ci intégreront les considérations écologistes à leur projet révolutionnaire. Le groupe de guérilla urbaine Direct Action, issu de la scène anarcho-punk de Vancouver, représente bien cette jonction alors qu’il lance, au début des années 1980, une série d’attaques à la bombe contre un projet de centrale électrique sur l’île de Vancouver et contre une usine de fabrication de missiles à Toronto.
Les années 1990 sont marquées par la montée en puissance du mouvement altermondialiste. La révolte des zapatistes au Chiapas en 1994 puis la fondation de l’Action Mondiale des Peuples en 1998, seront deux inspirations pour le mouvement altermondialiste en Occident. Ce mouvement tente de lutter solidairement avec les peuples autochtones et opprimés dans une perspective anticapitaliste, décoloniale et libertaire. Le mouvement est marqué par les considérations écologistes et a l’intelligence de voir le lien fondamental entre décolonisation et écologisme. Au « Québec », le journal Le cri de la Wawa ! reflète bien cette nouvelle configuration idéologique des milieux radicaux. Cette conscience politique renouvelée donne lieu aux grandes mobilisations contre les traités de libre-échange illustrée lors des contre-sommets de Vancouver (1997), Genève (1998), Seattle (1999) et Québec (2001). On y dénonce le capitalisme ainsi que ses conséquences néfastes pour l’environnement comme pour les peuples autochtones.
Dans les années 2000, les petits collectifs dédiés à l’écologie radicale, toujours minoritaires au « Québec », s’intéressent surtout à l’agriculture biologique, à la réappropriation des moyens de production alimentaire et à la lutte contre l’agro-industrie. Ils pratiquent des activités de récupération et de distribution alimentaire, créent des jardins collectifs et valorisent le Do It Yourself (« fais le toi-même », pour les produits domestiques ou de soins corporels, les médicaments naturels, etc.). Toutes ces pratiques s’inscrivent dans une volonté de développer l’autonomie des groupes par rapport au système capitaliste et aux produits de consommation. Œuvrant au sein de la Coalition des Luttes Anti-Capitalistes (CLAC), le collectif Liberterre porte ces idées et publie une revue, Terre et Liberté. En 2001, le collectif La Mauvaise Herbe est fondé. Depuis, ce collectif publie une revue éponyme qui traite les questions écologiques d’un point de vue anarchiste.
Les grands sommets mondiaux, comme la Conférence de Rio (1992) et le Sommet de Johannesburg (2002) popularisent le concept du développement durable. Le concept est graduellement adopté par les gouvernements, les ONG et les groupes citoyens. Ce concept polysémique est ancré dans la volonté d’harmoniser la croissance économique et la protection accrue de l’environnement. Il rencontre ainsi une certaine sympathie de la part des industriels et des États. Équiterre, une ONG fondée en 1993 sur les principes énoncés par la Conférence de Rio, représente bien ce courant au « Québec ». Cette ONG fonde son action sur le développement d’une économie verte, du commerce équitable et de l’agriculture biologique. Un de ses fondateurs, Steven Guilbeault, est actuellement ministre du Patrimoine canadien depuis la réélection du Parti Libéral du « Canada » en octobre 2019. La position qui valorise le développement « vert » reste une des tendances majeures du mouvement écologiste québécois en bénéficiant d’une visibilité accrue dans le débat public.
En guise de conclusion : de l’écologisme à la décolonisation
Depuis les années 2000, en Amérique du Nord, la défense des territoires est de plus en plus mise en lien avec la nécessité d’une décolonisation. Ce sont à nouveau les communautés autochtones qui sont au premier rang des combats pour la défense de la « nature », alors qu’elles cherchent à protéger à la fois leurs territoires, leurs langues, leurs spiritualités et leurs cultures. C’est le cas par exemple lors des luttes d’Elsipogtog en 2013, de Standing Rock en 2016 et sur les territoires traditionnels Wet’suwet’en aujourd’hui. Pour certains groupes allochtones, la décolonisation est maintenant perçue comme fondamentale dans la lutte pour la continuité des milieux vivants.
Des groupes comme Ni Québec Ni Canada ou les Comités de Défense et de Décolonisation des Territoires (CDDT) en sont de bons exemples. Le CDDT a d’ailleurs été créé en 2017 par des participant.es au Camp de la rivière en Gaspésie, qui luttait contre un projet de forage de la pétrolière Junex. Cette action a été menée en solidarité avec les personnes représentant la souveraineté traditionnelle Mi’kmaq en lutte contre ce projet visant leurs terres ancestrales. Récemment, la pratique de désobéissance civile pacifique préconisée par Greenpeace et Earth First ! est reprise par des groupes comme Extinction Rébellion (XR). La catastrophe actuelle ouvre la porte à une critique radicale et généralisée du modèle de développement capitaliste occidental. De la décolonisation au retour de l’action directe, nous voyons donc une nouvelle configuration qui cherche à lutter à la hauteur de la catastrophe actuelle.
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Cet article est issu d’une conférence présentée au cégep de Maisonneuve et à l’UQAM, respectivement en janvier et en février 2020. Cette présentation est aussi disponible sous forme de brochure. Pour en savoir plus sur l’histoire des mouvements, des idées et des groupes écologistes au « Québec », on pourra consulter Une histoire de l’écologie au Québec d’Yves Hébert (2007), premier ouvrage du genre. An Environental History of Canada de Laurel Sefton MacDowell, (2012) propose dans le même sens une histoire des rapports entre humains et environnement au « Canada ». Sur les luttes écologistes québécoises des décennies 1970 et 1980, on lira avec intérêt les travaux du sociologue Jean-Guy Vaillancourt, ainsi que l’ouvrage 30 ans au RQGE, par Philippe Saint-Hilaire-Gravel. Sur les collectifs écologistes radicaux, on consultera le mémoire de Bruno Massé. L’ouvrage collectif Faire partie du monde, publié aux éditions Remue-Ménage constitue un bon outil pour s’introduire aux conceptions écoféministes.
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