À Lille, les facteurs s’organisent depuis quelques jours pour faire valoir leur droit de retrait. Souvent, en vain. Caroline* travaille à La Poste de Lille depuis cinq ans. Elle se souvient du jeudi 12 mars et de la première allocution du président de la République concernant la propagation du coronavirus : « En l’écoutant, on était inquiets parce qu’on sait qu’on est au contact de beaucoup de personnes et qu’on n’avait pas le matériel nécessaire. Pas de masque, pas de gel, rien. »
Après les annonces du premier ministre, le samedi 14 mars, les restaurants, les cafés et tous les lieux publics « non indispensables » ferment. « Et nous, on ne nous dit toujours rien », souffle Caroline.
Alors lundi matin, comme de nombreux salariés [1], les facteurs du Nord se rendent au travail, inquiets. Rapidement, le manque de protection empêche les salariés de partir en tournée. « Dans l’unité de distribution de Fives [quartier de Lille – ndlr], il y avait un paquet de lingettes et un petit pot de gel pour une bonne vingtaine de salariés. Ils n’étaient pas protégés, ils ont essayé de faire valoir leur droit de retrait. Sauf que la direction les a menacés. Ils leur ont dit qu’ils n’en avaient pas le droit. Ils ont pris la décision de mettre les postiers confinés dans des bureaux, à moins d’un mètre de distance, puis leur ont demandé de faire des travaux intérieurs », raconte, excédée, Caroline.
À Lille, le scénario du matin s’est répété avec les équipes de l’après-midi. Un matériel de protection insuffisant et face aux inquiétudes des facteurs, une seule proposition : une petite bouteille d’eau savonneuse. « Notre priorité est le bon déploiement des mesures de protection des collaborateurs partout sur le territoire. Nous avons des plans de prévention qui combinent mesures barrières, équipement de protection, respect des distances de courtoisie et organisation adaptée », assure, de son côté, la direction de La Poste.
Comme Caroline, David raconte une tension permanente : « Il y a une appréhension à venir travailler, pour nous-mêmes ou pour les usagers. On se dit qu’on est peut-être contaminés et quand le ministre de la santé dit qu’il faut limiter les contacts à 5 personnes, pour nous ce n’est pas possible. Rien que dans notre bureau, on est une cinquantaine. »
Olivier Besancenot
@olbesancenot
L’enterrement d’un proche c’est non, mais chercher un recommandé à la poste c’est possible ??? Le matériel de protection (masques, gants et gel) doit aller en priorité à la santé et au commerce d’alimentation ! Nos vies valent plus que leurs profits !
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19:40 - 19 mars 2020
© olbesancenot
David est facteur à côté d’Orléans depuis une vingtaine d’années et secrétaire départemental de Sud PPT. Il a fait valoir son droit de retrait. Selon lui, les mesures de protection contre le virus n’étaient pas suffisantes. « La direction m’a autorisé à partir mais m’a mis en absence irrégulière en contestant mon droit de retrait. On s’est renseignés auprès de nos avocats et le droit de retrait, c’est pas si simple que ça », raconte-t-il. En effet, la direction peut estimer que le droit de retrait n’est pas justifié et ne pas l’accepter. Alors, les salariés devront contester cette décision devant la justice. « Et on n’est pas sûrs que la justice aille dans notre sens, c’est risqué », s’inquiète le postier.
Comme seule protection, David et ses collègues ont les gestes barrières : se tenir à un mètre des autres quand c’est possible, tousser dans son coude, se laver les mains. Cependant, il estime que ce n’est pas suffisant : « Il y a des bureaux où les agents sont les uns sur les autres. Les positions de travail ne sont pas nettoyés, tout le matériel postal, les caisses de courriers, les chariots… Rien n’est désinfecté ! Le virus reste sur le matériel et tout le monde touche tout. »
Beaucoup d’agents craignent de contaminer leurs proches et les usagers.
À Orléans, comme à Lille, la tension monte entre les postiers et leur direction. Caroline raconte les menaces du chef de service et les mensonges de la direction locale : « Ils nous ont dit qu’on était réquisitionnés alors que la préfecture n’a réquisitionné personne. Ils ne voulaient pas qu’on rentre chez nous, alors on est restés sur le parking à un mètre de distance chacun. » Au téléphone, la direction nationale de La Poste le confirme, il n’a jamais été question de réquisition.
Face à la résistance des postiers du Nord, les directeurs locaux décident de se tourner vers les facteurs les plus précaires, ceux en CDD, pour les convaincre d’aller travailler malgré tout. Avec la peur de perdre leur emploi, certains cèdent.
Alors que le conflit s’enlise, des postiers réclament à la direction des masques et des gels. Certains en obtiennent. Les postiers en CDD, eux, sont partis faire la tournée sans matériel de protection.
Le soir, Emmanuel Macron s’adresse pour la deuxième fois aux Français. « Là, on pensait que comme d’autres salariés, on allait rester chez nous, mais non… », rapporte Caroline avant de conclure : « Les hôpitaux sont en manque de masques et de gel et nous, on le gaspille pour que l’argent puisse fructifier. Pour continuer à livrer des colis, des cartes postales, des courriers qui ne sont pas urgents et des pubs. » Depuis jeudi 19 mars, les tracts publicitaires ne sont finalement plus distribués, assure La Poste, dans un communiqué de presse où il est précisé : « La Poste a décidé, en plus de l’ensemble des mesures de prévention déjà prises, d’adapter son organisation du travail, ses processus et de prioriser ses flux. »
À Lille, depuis les premières annonces gouvernementales, les jours se suivent et se ressemblent, la tension monte et le matériel de protection le plus basique continue d’être arraché à la direction avec force tracas.
Finalement, plusieurs postiers de Lille ont fait valoir leur droit de retrait qui, pour l’instant, n’a pas été accepté. Depuis, quatre cas de coronavirus ont été annoncés à la plateforme industrielle de courrier (PIC) de Lesquin. Un autre postier a été testé positif au Covid-19, au bureau de Marcq-en-Barœul, qui restera fermé jusqu’à samedi. Dans les autres bureaux de la région de Lille, les rumeurs se multiplient et les facteurs continuent d’aller au travail, la boule au ventre. « Ils mettent la productivité avant la sécurité », conclut, de son côté, Caroline.
Sur les PIC, l’inquiétude se fait vive. « C’est eux qui reçoivent le courrier, le trient et le ré-envoient dans les bureaux pour la distribution », explique David, avant de préciser : « De nombreux CHSCT [comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] demandent que les centres de tri soient fermés. »
Khedidja Zerouali
* Ces prénoms ont été modifiés, à la demande des personnes interrogées qui disent, d’une même voix, craindre des répercussions à la suite de leurs témoignages sur leur travail.