L’Allemagne, qui s’est indéniablement mieux débrouillée que la France, l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni dans sa gestion de l’épidémie, prévoit de lever la quasi-totalité des restrictions à la fin du mois. En attendant, la Bundesliga a été samedi le premier grand championnat de football à reprendre en Europe, avec des rencontres organisées à huis clos. Et ce lundi – le symbole est important –, les incontournables Biergärten bavarois ont rouvert leurs portes.
Pourtant, selon une frange de l’opinion, ce déconfinement ne va pas assez vite, pas assez loin, et, d’ailleurs, les restrictions décidées par le gouvernement fédéral et les Länder dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 n’auraient jamais eu lieu d’être. Comme chaque semaine depuis mi-avril, plusieurs milliers de manifestants se sont rassemblés samedi, dans une vingtaine de villes, pour dénoncer ce qu’ils appellent la « Corona-Diktatur ».
À Stuttgart, l’un des principaux foyers de la contestation, 5 000 participants, soit le nombre maximal autorisé par les autorités, ont répondu à l’appel de deux organisations nouvellement créées, « Querdenken » (« Anticonformiste ») et « Widerstand 2020 » (« Résistance 2020 »). Ceux-ci étaient encore 1 500 à Francfort, plusieurs centaines à Berlin et à Hambourg.
« Il n’y a aucune preuve que le port du masque aide en quoi que ce soit », a affirmé à l’AFP Markus Windebrandt, 43 ans, venu défiler à Munich. Les restrictions de mouvement qui subsistent dans le pays « servent à remplir un dessein qui n’a rien à voir avec la santé », a estimé un autre, Gerion. « Sous couvert de lutte contre la pandémie, qui a vraiment baissé en Allemagne, des lois d’exception contournent la Constitution », a accusé Sabine, 50 ans, à Dortmund.
Trois déclarations, parmi d’autres, qui témoignent de la nature hétéroclite des revendications des protestataires, assemblage inédit de militants extrémistes, de théoriciens du complot, d’ésotériques, d’opposants aux vaccins…, voire de personnes sincèrement inquiètes des menaces qui pèsent sur les libertés publiques.
Ces rassemblements anti-restrictions ne sont pas sans réveiller le souvenir du mouvement anti-islam Pegida, initié en 2014 à partir de manifestations spontanées et hebdomadaires à Dresde (Saxe), qui avait joué un grand rôle dans la montée dans les urnes d’Alternative pour l’Allemagne (AfD), devenue depuis la première force d’opposition au Bundestag.
Le parti d’extrême droite espère de nouveau surfer sur la mobilisation actuelle, à un moment où il se trouve fragilisé par une guerre des courants en interne, entre partisans de la « dédiabolisation » et proches de la mouvance néonazie, et par le regain de popularité de sa bête noire, Angela Merkel, saluée sur la scène internationale pour sa gestion de l’épidémie.
« Tout au long de cette crise, l’extrême droite a été cantonnée à un simple rôle de spectatrice. Voilà pourquoi ils veulent absolument un retour urgent à la normale », analyse la politologue Natascha Strobl.
Selon un sondage réalisé les 12 et 13 mai par l’hebdomadaire Der Spiegel, près d’un Allemand sur cinq juge les mesures prises pour endiguer l’épidémie « exagérées », sentiment partagé par 56 % des partisans de l’AfD, mais par seulement 8 % des soutiens des conservateurs de la CDU ou des Verts. Chaque parti doit néanmoins composer avec des voix dissidentes en son sein.
Le maire écologiste de Tübingen, Boris Palmer, a en particulier suscité l’ire de sa direction en déclarant qu’avec le confinement, « on protège des gens qui seraient de toute façon morts dans six mois ». Chez les libéraux du FDP, Thomas Kemmerich, qui avait déclenché l’un des plus grands scandales politiques d’après-guerre outre-Rhin en étant élu ministre-président de la région de Thuringe avec les voix de l’AfD, a pris la parole lors d’un rassemblement réunissant militants d’extrême droite et complotistes dans la ville de Gera. Il y a été accueilli comme « le seul ministre-président légitime » et n’a jamais contredit ce propos devant l’auditoire.
L’entourage de la chancelière n’a par ailleurs pas caché son inquiétude face au « niveau élevé d’agressivité » dans ces manifestations, selon les termes du porte-parole du gouvernement, Steffen Seibert.
Vendredi, des protestataires ont déposé une imitation de pierre tombale devant la permanence d’une députée CDU, le parti de Merkel, à Stralsund, dans le Nord. Accrochés dessus, un masque de protection et un slogan comparant la mobilisation actuelle avec les manifestations populaires ayant précédé l’effondrement de la dictature communiste est-allemande en 1989.
Outre des violences commises contre des policiers ou des journalistes, deux aspects inquiètent particulièrement les autorités fédérales. Dès les premières manifestations à Berlin, des messages antisémites ont été aperçus, accusant par exemple Rockefeller et Rothschild d’avoir « inventé le coronavirus » ou comparant le port du masque avec celui de l’étoile jaune.
Pour Felix Klein, commissaire du gouvernement pour la lutte contre l’antisémitisme, « il n’est pas surprenant que les théories antisémites fleurissent à nouveau dans la crise actuelle ». « On reprochait aux Juifs les épidémies de peste, on les accusait d’empoisonner les puits », rappelle-t-il dans le quotidien Süddeutsche Zeitung.
L’autre composante est le succès des théories complotistes, avec une fréquentation en nette augmentation, à la faveur du confinement, de contenus conspirationnistes sur la plateforme de vidéos YouTube ou l’application de messagerie instantanée Telegram.
« Malheureusement, nous assistons à une radicalisation souvent rapide de ces personnes, qui ne croient plus aucune information provenant de sources officielles et se plongent rapidement dans les communautés en ligne, perdant le contact avec la réalité », explique Miro Dittrich, spécialiste de cette thématique au sein de la Fondation antiraciste Amadeu-Antonio.
L’hebdomadaire Der Spiegel a consacré une longue enquête à trois célébrités « qui atteignent des millions de personnes avec leurs folles théories sur la pandémie de coronavirus » : le cuisinier végane Attila Hildmann, qui assène que la chancelière est coupable de « haute trahison » et que le milliardaire américain Bill Gates, qui a annoncé vouloir investir dans la recherche pour un vaccin contre le Covid-19, est un « sataniste » ; le chanteur Xavier Naidoo, qui voit le monde menacé par de puissants méchants qui consomment le sang des enfants pour assurer leur domination ; l’ancien présentateur de la radio publique RBB Ken Jebsen, pour qui la République fédérale n’est qu’un « simulacre de démocratie » et qui a récemment créé son propre parti visant à rassembler les « sceptiques du coronavirus ».
« Le problème est que ces célébrités atteignent des groupes cibles que l’extrême droite établie n’atteindrait jamais », indique Julia Ebner, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue, à Londres. Ce faisant, « ils donnent une légitimité aux théories du complot ».
La rédaction de Mediapart