« Whatever it takes. » En quelques jours, le « quoi qu’il en coûte » lâché par Mario Draghi, alors président de la BCE, en pleine crise de l’euro en juillet 2012 [1], est devenu le mot d’ordre de tous les responsables politiques, de toutes les banques centrales. La Réserve fédérale (FED) en premier. Alors que l’épidémie de coronavirus s’étend dans le monde occidental à une vitesse exponentielle, la banque centrale américaine met toute sa puissance de feu pour tenter de maintenir l’économie américaine hors de l’eau et préserver la stabilité du système financier mondial.
Pour la quatrième fois en une semaine, la FED est intervenue. Et cette fois, elle a sorti l’arme ultime : un QE (quantitative easing, rachats de titres) illimité. La Réserve fédérale qui s’était déjà portée au secours du marché monétaire, du marché obligataire d’État, des banques, en leur assurant un accès illimité à la liquidité, est désormais prête à tout acheter, à tout garantir : les bons du trésor, les prêts hypothécaires, les obligations d’entreprise, les obligations municipales, les emprunts à court terme (commercial paper), les crédits à la consommation. Hormis les actions – mais ce ne saurait tarder, prédisent un certain nombre d’analystes tant la pression est forte notamment du côté des fonds d’investissements –, la Réserve fédérale achète tout.
« Alors que de grandes incertitudes demeurent, il devient évident que notre économie va faire face à de sévères ruptures. Des décisions fortes doivent être prises dans les secteurs public et privé pour limiter la perte d’emplois et de revenus, et pour promouvoir un redressement une fois que les ruptures diminueront », a expliqué le président de la FED, Jerome Powell, dans un communiqué, pour justifier cette nouvelle intervention.
Cette ultime action s’inscrit dans une tension générale. La semaine dernière, la Banque centrale européenne (BCE), la banque du Japon, la banque d’Angleterre, la banque australienne et nombre d’autres se sont toutes alignées pour faire front devant le chaos provoqué par l’épidémie de Covid-19. Toutes ont annoncé un arsenal de moyens monétaires hors norme : abaissement des taux directeurs, assurance d’accès illimité à la liquidité pour les banques, rachats de titres sur les marchés. Tous les instruments à leur disposition sont sollicités. Chacune d’entre elles se dit disposée à aligner des centaines de milliards pour tenter de faire face.
Du côté des gouvernements, des milliers de milliards sont aussi annoncés. Donald Trump, après avoir plaisanté sur le Covid-19 pendant des semaines, se dit désormais décidé à tout mettre en œuvre pour le combattre : le gouvernement américain est en plein débat avec le Congrès pour faire adopter un plan de soutien de 2 000 milliards de dollars, pour les entreprises et les ménages.
Son plan toutefois a été une deuxième fois retoqué par le Congrès qui l’estime à la fois ni suffisant pour les particuliers ni suffisamment contraignant pour les entreprises auxquelles il n’est demandé aucune contrepartie. Dans un de ces tête-à-queue dont il est familier, Donald Trump se dit désormais favorable à l’« Obamacare pour tous », lui qui soutenait auparavant que la généralisation du système de sécurité sociale à l’ensemble de la population américaine ne pouvait conduire qu’à la ruine de l’économie américaine.
Il n’y a pas que le gouvernement américain qui change brusquement de pied. Jusque-là inflexible, le gouvernement allemand a annoncé son intention de revenir sur sa règle d’or constitutionnelle, le schwarze Null, qui lui interdit de faire zéro déficit budgétaire. L’Allemagne pourrait lancer un programme de 500 milliards d’euros pour soutenir ses entreprises.
Symbole encore plus significatif, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, a annoncé le 20 mars la suspension des règles de discipline budgétaire de l’Union afin de permettre aux États membres de dépenser autant que nécessaire pour lutter contre les conséquences économiques du coronavirus. « Aujourd’hui, et c’est nouveau et n’a jamais été fait auparavant, nous déclenchons la clause dérogatoire générale », a-t-elle expliqué. Renoncer aux règles d’équilibre budgétaire telles qu’elles sont définies depuis l’adoption de l’arsenal (two-pack, six-pack) depuis 2012 et même au 3 % de déficit du traité de Maastricht ! Jamais, même aux pires moments de la crise de l’euro, la Commission européenne n’avait envisagé de tels aménagements.
Il est vrai que les gouvernements ne l’ont pas attendue. Dès les premiers jours d’arrêt provoqués par l’épidémie de coronavirus, l’Italie a lancé un plan de 18 milliards d’euros pour venir tout de suite en aide aux entreprises. Le gouvernement italien a prévenu qu’il était prêt à aligner d’autres moyens budgétaires, si nécessaires, indépendamment de toutes les considérations et règles européennes. Le gouvernement français a lui aussi assuré que « quoi qu’il en coûte », il se tiendrait aux côtés des entreprises françaises, sans s’en tenir aux règles européennes. Il a déjà annoncé une enveloppe de quelque 300 milliards pour venir en garantie de l’économie.
Boris Johnson, le premier ministre britannique, a lui aussi promis un plan d’aide de 300 milliards de livres pour soutenir l’économie britannique. Il en va de même pour l’Australie, le Canada… : les gouvernements multipliant un peu partout dans le monde les mêmes annonces.
Pourtant, cela ne suffit pas. Alors que des pays entiers sont déjà à l’arrêt pour tenter d’endiguer la propagation du Covid-19, que certains États américains (Californie, New York, Illinois, New Jersey) ont à leur tour décidé de se confiner, les marchés boursiers sont saisis d’effroi. « Le krach des marchés américains est désormais pire que celui de 1929 », constatait une étude de Bank of America à la fin de la semaine dernière.
En dépit des dernières annonces de la FED lundi, la chute ne paraît pas devoir s’arrêter sur les marchés boursiers. En un mois, le Dow Jones, indice fétiche de Donald Trump, a perdu plus de 37 % de sa valeur. Les principales places boursières dans le monde connaissent des déroutes comparables. Toutes les banques, tous les fonds jouent The big short, c’est-à-dire les options à la baisse tandis que d’autres, parfois les mêmes, pris dans des positions à la hausse, et qui doivent répondre à des appels de marge de plus en plus importants au fur et à mesure que les actifs chutent, s’empressent de liquider leurs positions. La baisse s’auto-entretient.
Le système financier dans son ensemble semble s’être mis en mode liquidation. Rien ne semble résister à cette vague vendeuse. Tous les actifs financiers, même ceux considérés comme des valeurs refuges (bons du trésor américains, or, obligations d’État), sont à la vente. Tout est en baisse. La liquidité s’est évanouie sur tous les marchés, tandis que la volatilité, signe de tensions, est à son plus haut.
« La particularité de cette crise est qu’elle a été provoquée par un facteur exogène inconcevable. Personne n’avait imaginé qu’un virus, le Covid-19, pourrait entraîner la paralysie de l’économie mondiale. Il n’y a plus de repères », constate Éric Dor, directeur des études économiques et professeur à l’IESEG School of Management de Paris et Lille.
« Tout le monde est dans l’incertitude absolue. Comme on ne sait rien, les gens se mettent en mode survie. Ils cherchent du cash, par tous les moyens », poursuit Thierry Philipponnat, directeur de recherche de Finance Watch et membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).
« Le monde n’a jamais vu une telle interruption synchronisée de l’économie »
Des crises, des récessions, des bouleversements, des guerres, le monde en a connu plus que de raison. Mais il n’y a aucun précédent historique comparable à l’épidémie de coronavirus d’aujourd’hui. Du jour au lendemain, tout s’arrête, l’activité économique tombe à zéro, sauf pour les secteurs essentiels. Et cela ne se passe pas que dans un pays mais touche désormais la quasi-totalité de l’économie occidentale et peut-être demain la quasi-totalité des continents. Tout est à l’arrêt pour un temps indéterminé. En tout cas, bien au-delà de quinze jours comme annoncé au départ. Dans une économie mondialisée, interconnectée comme l’est la nôtre aujourd’hui, les conséquences s’annoncent vertigineuses.
Certains observateurs s’essaient à mettre des chiffres sur cet effondrement qui vient. Ils n’en sont même plus à parler de récession. Le secrétaire américain du Trésor, Steven Mnuchin, dit redouter une hausse du chômage pouvant aller jusqu’à 20 % dans les mois qui viennent. JP Morgan prédit une baisse de 14 % de l’économie américaine entre avril et juin, tandis que Goldman Sachs table sur une chute de 24 %. Alors que le gouvernement français a présenté la prévision irréaliste de 1 % de baisse au premier semestre dans le cadre de sa révision de loi de finances, des économistes allemands redoutent déjà une baisse de 5 % du PIB. D’autres économistes britanniques craignent une baisse de 10 % pour l’économie anglaise.
« Le monde n’a jamais vu une telle interruption synchronisée de l’économie depuis des décennies », relève l’ancien chef économiste du FMI, Maury Obstfeld [2]. La comparaison qui lui vient par rapport au moment actuel : la Grande Dépression. C’est aussi à cela que pense le chef économiste du groupe mondial d’assurance Allianz, Mohamad El-Erian. « Quand l’économie et le monde financier se désendettent à l’unisson, la chute peut être sans fin et les conséquences affreuses », prévient-il.
Les inquiétudes des uns et des autres sont d’autant plus grandes que les ravages causés par l’épidémie de coronavirus, déjà sans précédent, interviennent dans un environnement où l’économie réelle ne s’est jamais réellement remise de la crise de 2008, mais aussi où la sphère financière, grâce à l’argent gratuit des banques centrales, s’est livrée à une débauche de crédits, de montages à effet de levier, de spéculations en tout genre.
Depuis plusieurs années, le FMI et la banque des règlements internationaux tirent l’alarme sur ces montagnes de dettes susceptibles de mettre à bas l’économie mondiale et la stabilité du système financier international. Selon l’institut de la finance internationale, le montant total de dettes dans le monde atteignait 253 000 milliards de dollars à la fin 2019, soit l’équivalent de 322 % du PIB mondial. Un record absolu.
Et c’est dans ce contexte d’extrême vulnérabilité financière que frappe l’épidémie de coronavirus, provoquant l’arrêt instantané de pans entiers de l’économie mondiale, poussant tous les acteurs à obtenir de l’argent liquide au plus vite, coûte que coûte. Tandis qu’ils liquident tout ce qu’ils peuvent sur les marchés, les grands groupes et les banques rapatrient aussi tous leurs avoirs de l’étranger. Ces trois dernières semaines, le mouvement des capitaux a pris des proportions considérables.
Au cours des huit dernières semaines, la fuite des capitaux hors des pays émergents s’est élevée à 55 milliards de dollars, soit le double des montants qui s’étaient rapatriés aux États-Unis pendant la crise de 2008, comme le note l’universitaire Adam Tooze [3]. Si cette fuite se prolonge, elle peut conduire à la déstabilisation de nombreux pays émergents, dont certains (Nigeria, Algérie, Mexique) sont déjà très affectés par la chute du pétrole, tombé à 22 dollars le baril. Ce qui s’est passé en 2018 [4] donne un avant-goût des risques possibles. D’autant que ces pays risquent d’avoir eux aussi la malchance de devoir affronter le Covid-19, sans disposer des équipements hospitaliers et sanitaires nécessaires.
L’assèchement mondial en dollars, monnaie de tous les échanges internationaux, est tel que la FED a dû mettre en urgence des lignes de swaps (échanges de titres) avec les principales banques centrales occidentales, qu’elle a étendues par la suite à dix-sept autres banques centrales (Australie, Corée du Sud), à l’exception de la Chine, afin d’assurer le financement en dollars de l’économie mondiale. Malgré cette réassurance donnée par la FED qu’elle restait la garante en dernier ressort du système financier international, la demande reste inassouvie : le dollar est au plus haut face à toutes les autres monnaies.
Mais pour de nombreux observateurs, ce déplacement de capitaux n’est que la première partie de ce qui nous menace : une bulle énorme de dette privée plane depuis longtemps sur l’économie mondiale. Alors que l’économie mondiale se paralyse sous l’effet du Covid-19, elle risque à tout moment d’éclater, selon eux.
En octobre dernier, le FMI avait donné l’alerte sur la dette des entreprises privées. Selon ses calculs, celle-ci représentait quelque 19 000 milliards de dollars dans le monde. Quelque 40 % de ces dettes d’entreprises accumulées dans les huit principales économies du monde deviendront irrécouvrables en cas de retournement de la conjoncture, même si celui-ci est moitié moins important que la crise de 2008, avait prévenu le FMI.
La situation s’annonce bien plus grave. « On savait tous que tout le monde est surendetté, plein de risques. On attendait ce qui allait provoquer la crise. Malheureusement, cela prend la forme d’une crise sanitaire », dit Lindsay David, consultant indépendant.
Prévoyant des lendemains catastrophiques, tous les groupes qui ont pu le faire, ont commencé à tirer toutes les lignes de crédit à leur disposition pour faire rentrer de l’argent dans leurs caisses. Quelques rares groupes, comme Coca-Cola, se sont même essayés à lancer des émissions obligataires en acceptant des taux de plus de 4 %, quand deux semaines auparavant ils étaient à moins de 2 %.
Mais le marché du crédit est en train de se geler. Les agences de notation reviennent sur le devant de la scène et dégradent les groupes à tour de bras. Celles-ci annoncent des risques de faillites « inévitables ». Les CDS (Credit default swaps, assurance crédit en cas de faillite) sont à nouveau suivis à la loupe. Le coronavirus est en train de mettre à nu toutes les déviances financières de cette dernière décennie : les effets de levier gigantesques, l’endettement pour racheter ses propres actions, les titrisations à outrance, tout ce monde aussi du private equity qui a détourné les entreprises de leur vocation première, la production, pour en faire des objets à acheter, à vendre, à endetter, à s’enrichir personnellement.
« Tout allait bien pour les entreprises qui s’endettaient, roulaient leurs dettes à l’infini quand les coûts d’emprunt étaient bas. Mais maintenant, le marché n’achète plus rien. Il y a plus de 2 000 milliards de dollars de dettes d’entreprises qui doivent être renégociés cette année. Et tout est gelé. Cela va être un désastre », explique le financier Angus Coote au Guardian [5].
Des listes de secteurs à risque circulent déjà : les compagnies aériennes, les entreprises de gaz de schiste, des constructeurs automobiles, l’immobilier, les sociétés de crédit. Mais à bien considérer, tout est aujourd’hui à risque. Des faillites peuvent provoquer des effets en chaîne, entraînant dans leur chute des sous-traitants, des fournisseurs, des clients.
En se portant au secours de tout, la FED et les autres banques centrales essaient d’éviter cette avalanche. Mais sera-ce suffisant ? « Les banques centrales se sont parfaitement coordonnées dans leur action, mais pas du tout les gouvernements. Tous y vont en ordre dispersé. C’est un côté inquiétant de ce moment. Il faut une coordination internationale pour répondre à cette crise sanitaire », commente Thierry Philipponnat. Lundi, les ministres des finances du G-20 se sont appelés pour étudier « une réponse concertée » à la crise du coronavirus. Ils se sont promis d’avancer rapidement. Mais pour l’instant, rien n’est arrêté. Même pas une coopération médicale internationale pour lutter ensemble contre le Covid-19.
Martine Orange
• MEDIAPART. 24 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/240320/covid-19-le-spectre-de-la-grande-depression-hante-l-economie-mondiale?onglet=full
Le marché pétrolier affronte une crise centenaire
Le prix du baril dégringole depuis début mars. C’est que la pandémie de coronavirus met l’économie mondiale à l’arrêt. Et qu’une guerre des prix fait rage entre l’Arabie saoudite, la Russie et les États-Unis. Dans ce chaos, la chute pourrait se poursuivre.
Une pandémie de Covid-19 qui met à l’arrêt l’économie mondiale ; une guerre des prix entre les trois principaux producteurs mondiaux – Arabie saoudite, Russie et États-Unis : un seul de ces deux éléments aurait suffi à provoquer une chute du marché pétrolier. Mais depuis le 7 mars, les deux s’additionnent. Le pétrole est à la fois sous la pression d’une crise de l’offre en surproduction et d’une demande effondrée.
Alors que l’épidémie de coronavirus s’étendait déjà dans toute l’Europe, l’Arabie saoudite a choisi le 7 mars, après le refus de la Russie de diminuer sa production, d’abandonner son rôle de garant du marché pétrolier mondial, d’achever l’Opep et d’augmenter sa production. Résultat ? Un marché qui croule sous la production pétrolière alors que la demande ne cesse de diminuer, des stocks qui débordent de partout et des prix qui s’effondrent.
Pour la première fois depuis 1998, le baril de pétrole sur le marché du WTI (West Texas Intermediate qui sert de référence sur le marché américain) a franchi à la baisse la barre des 20 dollars, le 30 mars. Le brent (référence pétrolière pour le marché européen) est à peine plus haut à 22,93 dollars. En un mois à peine, les cours du pétrole ont perdu près de 60 % de leur valeur.
Cours du Brent en dollar au cours des trois derniers mois © boursorama
La chute pourrait se poursuivre. Les grandes compagnies pétrolières se préparent à évoluer dans un marché où le baril pourrait descendre jusqu’à 10 dollars [6]. Déjà, certains pays producteurs, comme le Nigeria, qui ont des besoins impérieux de recettes pétrolières, bradent leur pétrole pour à peine 3 dollars le baril [7], dans l’espoir de trouver des clients. Des producteurs canadiens qui produisent des pétroles très lourds, utilisés notamment pour les bitumes, tentent d’écouler leur production à moins de 4 dollars le baril. Sans trouver preneur.
Car la demande s’évanouit au fur et à mesure que la pandémie progresse dans le monde. En février, la consommation de pétrole de la Chine, premier consommateur et importateur du monde, avait déjà chuté d’un tiers. Bien que le gouvernement chinois assure que l’activité repart, les achats chinois de pétrole n’augmentent que très faiblement.
Dans le même temps, plus de la moitié de la population mondiale est désormais confinée. L’activité en Europe, et désormais aux États-Unis, est quasiment pétrifiée. Le transport aérien, très gros consommateur de produits pétroliers, est quasiment tombé de 80 %. Certaines compagnies comme Easyjet ont même décidé de suspendre toute activité. Les usines tournent au ralenti quand elles ne sont pas purement et simplement fermées. Les déplacements routiers sont en chute libre, en raison des mesures de confinement adoptées dans de nombreux pays. « Toute l’Europe, l’Afrique, une partie du Moyen-Orient et des États-Unis ont arrêté de conduire », constate un analyste cité par le Financial Times [8].
Pour l’Agence internationale de l’énergie, la situation est grave, mais provisoire [9]. Selon ses prévisions, la demande de produits pétroliers devrait diminuer de 2,5 millions de barils par jour (la consommation mondiale est de 100 millions de barils par jour environ) au premier trimestre. « Mais nous pensons que la demande retrouvera son niveau quasi normal au deuxième semestre », assure l’organisation internationale.
Les acteurs pétroliers sont beaucoup plus pessimistes. « La consommation pétrolière va diminuer de 26 millions de barils par jour, soit 25 % cette semaine, alors que les mesures de distance sociale pour contenir la propagation du virus touchent désormais 92 % du PIB mondial », prévient une analyse de Goldman Sachs [10]. Plus pessimiste encore, le groupe Trafigura, spécialisé dans le commerce de pétrole, redoute que la consommation mondiale ne soit qu’au quart de son niveau normal en avril.
« L’industrie pétrolière affronte sa plus grave crise depuis cent ans », s’inquiète un éditorialiste du Financial Times [11]. Le ton est d’autant plus alarmiste que le monde pétrolier est sens dessus dessous. Plus aucune règle ne semble en vigueur. Dans ce marché où comme tout le monde des matières premières, le moindre décalage de 1 % ou 2 % de l’offre ou de la demande a des répercussions immédiates et parfois spectaculaires sur les prix, voir les pays producteurs pomper tant et plus alors que la demande s’effondre en pétrifie plus d’un.
Chacun tente de se renvoyer la responsabilité du chaos ambiant. Pour les uns, c’est la faute de la Russie qui a décidé de rompre l’accord passé avec l’Opep depuis 2015. Alors que le gouvernement russe avait plus ou moins suivi toutes les recommandations de réduction de production pétrolière ces dernières années, il a refusé début mars de se joindre au nouveau projet présenté par l’Arabie saoudite et de diminuer à nouveau sa production de 500 000 barils par jour, comme le lui demandait Riyad. Pour Moscou, la situation alors était encore trop incertaine pour établir de nouveaux quotas.
Pour d’autres, la faute revient à l’Arabie saoudite. Furieux du refus russe, le gouvernement saoudien, sous l’impulsion du prince héritier Mohammed ben Salmane, a décidé de changer radicalement de stratégie. Alors que Riyad, au nom de son rôle traditionnel de garant de l’équilibre du marché pétrolier mondial, proposait jusqu’alors de diminuer la production pour maintenir les prix, il a totalement changé de pied et s’est lancé dans une guerre des prix, comme en 2014. Au lendemain du refus russe, l’Arabie saoudite a annoncé son intention à la fois de baisser de 20 % les prix de ses exportations pétrolières – du jamais vu depuis trente ans – et d’augmenter sa production de quelque 2 millions de barils par jour. Cette dernière décision doit être mise en œuvre à partir du 1er avril.
Dans cette guerre des prix, Russes et Saoudiens ont un ennemi commun : les producteurs américains de gaz et d’huile de schiste. Soutenus massivement par la finance américaine, ceux-ci se sont développés tous azimuts depuis 2005. Aujourd’hui, les États-Unis sont devenus le premier producteur pétrolier du monde avec quelque 13 millions de barils par jour. Ils sont même désormais exportateurs net de pétrole.
Mais ces producteurs ne se sentent tenus par aucune obligation d’équilibre du marché. Au contraire, ils ont profité ces dernières années de tous les efforts des pays producteurs traditionnels, qui ont accepté de réduire leur production pour tenter de maintenir les cours du baril, pour augmenter encore la leur. Car leur logique est ailleurs, elle est d’abord dictée par des considérations financières. Le développement hors norme des exploitations d’huile et de gaz de schiste, qui a porté en partie le rebond de l’économie américaine après la crise de 2008, s’est construit sur une bulle de crédit gigantesque.
Pour faire face à leurs échéances, ceux-ci sont contraints de pomper toujours plus, sans autre considération ni environnementale ni de marché. C’est cette fuite en avant en dehors de toute logique que les pays producteurs aimeraient casser. Sans compter le facteur géopolitique : tant l’Arabie saoudite que la Russie voient d’un très mauvais œil d’avoir perdu leur suprématie pétrolière et que les États-Unis soient totalement indépendants de leur choix.
Mort de l’Opep, chaos dans le monde pétrolier
Le signal envoyé par l’Arabie saoudite a créé le chaos sur le marché pétrolier. Pour tous, l’Opep est morte et la coordination qu’elle imposait aux pays producteurs avec. Le temps est celui de chacun pour soi. Dans la foulée de Riyad, les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils allaient aussi augmenter leur production de 1,5 million de barils par jour. Le Nigeria l’a accélérée aussi, tout comme l’Algérie, Oman, l’Irak.
Alors que la demande mondiale s’est effondrée, au moins provisoirement, les marchés croulent sous les cargaisons de pétrole. Selon les calculs de Goldman Sachs, il faudrait l’effacement de plus de 20 millions de barils par jour, soit le total des productions de l’Arabie saoudite et de la Russie, pour retrouver un semblant d’équilibre.
En attendant, les stocks débordent de partout. Les raffineries américaines ne savent plus où entreposer leur production. Les exploitants de pipelines entre le Canada et les États-Unis ont indiqué qu’ils n’acceptaient plus de faire transiter de nouvelles productions, faute de savoir qu’en faire. Les armateurs se voient proposer de louer leurs bateaux jusqu’à un an pour pouvoir y stocker du pétrole.
Alarmé par l’effondrement du marché pétrolier américain, Donald Trump a aussi tenté une médiation avec l’Arabie saoudite. La semaine dernière, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a rencontré le prince Mohammed ben Salmane, en vue d’étudier ensemble les moyens « pour contenir l’épidémie de Coronavirus et stabiliser le marché de l’énergie ». Mais cette « collaboration », censée s’intégrer dans le cadre du G20, présidé cette année par l’Arabie saoudite, est pour l’instant au point mort : Washington demandait à Riyad de porter tous les efforts de réduction de production pour tenter de stabiliser le marché.
De son côté, la Russie a tendu aussi la main à Riyad. Vendredi, l’un des négociateurs russes, Kirill Dmitriev, s’est déclaré prêt à envisager un nouvel accord entre l’Opep et ses alliés, et auquel d’autres pays pourraient se joindre « afin d’amortir les retombées économiques du coronavirus ». Interviewé par Reuters, il a assuré être en contact avec l’Arabie saoudite et « d’autres pays ». « Sur la base de ces contacts, nous pensons que si le nombre des membres de l’Opep augmente, il sera possible de trouver un accord commun pour rééquilibrer le marché du pétrole. » L’Algérie appuie la demande et réclame une réunion d’urgence des pays producteurs.
Mais pour l’instant, rien ne bouge. Bénéficiant des coûts d’extraction les plus bas du monde, autour de 2,80 dollars le baril contre plus de 20 pour les compagnies pétrolières russes et autour de 50 pour les producteurs américains de gaz et d’huile de schiste, l’Arabie saoudite pense pouvoir tenir. Plutôt que de « protéger la totalité des marges de profit de l’industrie en réduisant la demande », « étant le producteur de pétrole au prix le plus bas, l’Arabie saoudite a opté pour la stratégie qui protégerait le plus grand nombre de ses parts de marché, quel que soit le prix du baril nécessaire pour atteindre ce but », explique l’ancien président de Aramco, Sadad al-Huissein [12].
L’assurance de Riyad, toutefois, pourrait rapidement être ébranlée au fur et à mesure que le marché pétrolier se disloque. Surtout si les Saoudiens sont à leur tour touchés par le coronavirus. Car l’Arabie saoudite reste lourdement dépendante de ses revenus pétroliers. Pour financer ses besoins, sa guerre au Yémen, sa conversion vers l’après-pétrole, Riyad a besoin d’un cours du pétrole autour de 83 dollars le baril. Et même si Riyad dispose encore d’importantes réserves financières, placées en grande partie sur le marché américain, il n’a plus les marges de manœuvre d’autrefois pour mener une guerre des prix dans un marché effondré.
La Russie n’est guère en meilleure posture. Officiellement elle se satisfait d’un cours autour de 40 dollars le baril pour équilibrer son budget. Mais dans un environnement où le pétrole est bradé, alors que l’épidémie de coronavirus commence aussi à sévir dans le pays, le gouvernement russe risque vite de se retrouver en difficulté.
Les producteurs indépendants américains, eux, se retrouvent pris à la gorge. Avant que les cours ne s’écroulent complètement, ces compagnies avaient déjà les plus grandes difficultés à couvrir leurs coûts d’exploitation et leurs charges de remboursement. Au troisième trimestre 2019 – les cours du WTI oscillaient alors entre 53 et 62 dollars le baril –, 32 sociétés pétrolières dont certaines très importantes s’étaient déclarées en faillite et s’étaient placées sous la protection du chapitre 11 destiné aux entreprises en difficulté. À 30 dollars le baril sur une période assez longue, seule une trentaine d’entre elles réussiraient à surnager, selon des calculs d’analystes financiers.
Pour les aider, Donald Trump a promis de faire racheter massivement une partie de leur production en utilisant les stocks stratégiques. Il a aussi demandé avec insistance que la Réserve fédérale se porte au secours des producteurs indépendants et les renfloue autant que nécessaire. De son côté, le gouverneur canadien s’est dit prêt aussi à prêter assistance aux producteurs d’huile de schiste et de sables bitumineux, installés dans le Grand Ouest canadien. À la grande fureur d’organisations écologistes. Pour elles, l’État n’a pas à venir en aide à des entreprises polluantes et destructrices. Ce serait plutôt le moment d’en profiter pour penser l’après-pétrole.
« L’ampleur ultime des fermetures, qui est encore inconnue, modifiera probablement de façon permanente l’industrie de l’énergie et sa géopolitique », préviennent des analystes de Goldman Sachs. Mais l’onde de choc est encore à venir. Avant l’Arabie saoudite, la Russie ou les États-Unis, elle risque d’abord d’atteindre en priorité les pays producteurs qui dépendent des revenus pétroliers. Le Nigeria, le Mexique, l’Algérie, l’Irak figurent en tête de liste.
Mais pour la première fois, des monarchies pétrolières, jusqu’alors épargnées, pourraient se retrouver aussi en difficulté, prises dans l’étau de la pandémie du coronavirus et de l’effondrement des prix du brut. Ainsi, bien que sous forte dépendance américaine, Oman en est à envisager à abandonner la parité fixe (PEG) qui lie sa monnaie au dollar [13]. S’il allait jusqu’au bout de ce projet, cela constituerait le premier coup de canif au pacte non écrit, mais bien réel, institué depuis la fin de Bretton Woods, qui lie le pétrole et le dollar, donnant à celui-ci le statut de seule monnaie de réserve internationale. Un changement de monde.
Martine Orange
• MEDIAPART. 30 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/240320/covid-19-le-spectre-de-la-grande-depression-hante-l-economie-mondiale?onglet=full